La dame de Haute Savoie
Récit d'un confiné qui revient sur ses parcours sur les sommets.
Cette nouvelle fait suite à retour sur Ailefroide.
LA DAME DE HAUTE SAVOIE
La Savoie est un pays magnifique. Je suis toujours sous le charme de ses sommets. J’en ai parcouru des centaines pour assouvir ma soif d’aventure. Un mystère reste entier. Des apparitions que n’ai jamais élucidées. Croyant être une nouvelle Sainte Bernadette, j’en ai parlé au curé de la paroisse. Mes hallucinations, selon lui, relevait plutôt de la psychiatrie. Une consultation chez un professeur réputé m’a conduit à suivre une longue analyse. Ayant laissé dans cette thérapie mes économies et beaucoup de salive, je prends aujourd’hui la plume. J’aurais dû commencer par cet exercice dans lequel je partage mes doutes. L’écriture est un excellent révélateur. À défaut de dire la vérité, le papier sublime la parole.
Il y a deux ans, un beau matin de juin, je monte, avec ma femme, au sommet de la dent de Crolles. Le temps est radieux. Les brumes iséroises n’atteignent pas, ce matin, cette fière proéminence de calcaire. Le sentier est, au début, bucolique. Il chemine dans les champs alpestres. Bien trop vite, la pente s’accentue, les lacets se resserrent. Dans un dédalle de rochers une vague sente serpente vers le sommet. La brume qui se tenait sagement dans la vallée monte sur le flanc de notre montagne. Malheureusement aujourd’hui, la vue de nos pieds est la limite de notre regard. Nous entamons un déjeuner qui à défaut de nous rendre le panorama, calmera notre faim.
Alors que je mors hardiment dans une tranche de pain frais pour accompagner les diots poêlées au vin blanc, le brouillard se déchire.
Elle m’apparaît pour la première fois.
Une dame vêtue d’une grande robe rouge. Si elle était bleu, ce serai la Vierge de l’église Saint-Bernard. Les draperies de sa robe sont soyeuses. La brise agite l’étoffe. Je me lève, Eva voit mon trouble, elle se retourne et me demande :
― Qu’est-ce qu’il y a ?
― Là, juste là, il y avait une dame en rouge.
― Je ne vois rien !
― Le brouillard est revenu.
― Assis-toi. Tu vas avoir tout sur l’estomac.
Sagement, je reprends la pause, mes deux fesses sur la pierre. Eva me regarde avec étonnement. Elle a vu mon émoi. Je me rends compte que je peux paraître habité par les fées. Dire que je vois la Sainte Vierge ne peut que lui ajouter un doute sur ma santé mentale. Je reste muet. Un verre d’Abymes m’aide à avaler le pain de seigle. Je sers le café. Je louche sur le quart fumant et je ne sais pourquoi, relève les yeux. Elle est là. La Vierge Rouge. À vingt mètres. Le temps que je pose mon café, elle a disparu. Je cours en direction de ce mirage. Plus aucun nuage ne me barre la vue. J’arrive à l’emplacement de cette apparition. Personne ! Rien. Le grand vide au-dessus de la vallée et la douce crête verdoyante au sud. Eva me regarde avec étonnement. Elle me nargue :
― Tu as vu un dahu !
― Non. Le brouillard s’est levé. La vue est belle. On voit même Grenoble.
Eva me rejoint. Elle jette un coup d’œil circulaire. La vue est vraiment exceptionnelle. Comme cette apparition.
Depuis ce jour, toutes mes excusions en montagne sont orientées pour retrouver la Dame en rouge. La première fois qu’elle m’est apparue, elle avait un beau foulard bleu noué sur la tête. Ce détail, j’en parlais au début. Maintenant que tous me prennent pour un fou, je garde en moi tous mes fantasmes. Eva n’ose même plus me taquiner sur ce qu’elle appelle « la Dame de Haute Savoie. » Le sujet est devenu tabou.
Je suis retourné maintes fois sur la dent de Crolles. Par beau temps, des fois en plein brouillard. Un jour avec les mêmes conditions atmosphériques. Rien n’y a fait. Aucune apparition.
Alors que je désespérais revoir la Dame. Elle est revenue. C’était au milieu de l’été. Sur un sommet qui n’a pas de prestige, je la retrouvais. Le Colet d’Alevard me donnait la plus belle récompense du mois d’août. Elle était là. Je ne l’ai vu que quelques secondes, mais je l’ai vu. J’allais atteinte le point culminant, elle s’est engouffrée dans l’épaisse forêt de feuillus du versant nord. Elle a disparu. J’étais heureux. De retour à la maison, je sautillais comme un jeune homme. Je n’ai pas osé en parler à Eva. Notre couple subissait l’érosion du temps et la lassitude de la routine. Ce n’était pas le moment de susciter une quelconque jalousie. D’autant que la distance avec la Dame ne pouvait générer que des fantasmes. J’avais conscience que je ne mettais pas de coup de canif dans le contact. J’emportais juste un opinel dans mon sac à dos.
Ce soir-là, un sang chaud coulait dans mes veines. Eva m’a entraîné dans un échange érotique des grands jours. C’était mieux que nos débuts timides. Une nouvelle relation de deux amants qui savent se réjouir. J’avais soudain une crainte. Cette soirée pouvait-elle se renouveler sans la Dame. Fallait-il que je cours sur tous les sommets pour retrouver la passion. Par faiblesse ou par crainte, ma quête de la Dame n’a pas cessée.
J’ai écumé tous les sommets aux alentours. Et je l’ai retrouvée maintes fois. Pour m’assurer une apparition, je faisais une pause avant d’arriver au sommet. Cela lui laissait le temps de se faire surprendre. J’avais le cœur qui battait fort. S’était rituel et toujours plus prenant. Je n’en parlais plus à mon psy. Il me donnait des pilules qui me rendaient les jambes molles.
Je filais le parfaite amour avec Eva. Je ne me posais plus de questions. Ma relation avec la Dame était platonique, elle n’entravait pas notre couple. Tout était parfait. Jusqu’à hier !
Je me suis foulée la cheville. Une de ces vilaines entorses qui vous immobilise pour au moins trois semaine.
J’avais prévu de retourner voir la Dame. Un promontoire rocheux au-dessus d’une forêt de hêtres devait être le lieu le plus romantique.
Eva voit tout. Ma cheville, ma tête déconfite. Ma bouche en lune à l’envers. Ce soir c’est notre anniversaire de mariage. Je vais être un pitre amant.
Elle sort une bouteille de champagne. Me demande de remplir nos verres. Elle me laisse pour se changer. Je proteste, je suis en survêtement comme un pépé.
Je ne laisse que la lumière des bougies. Une ambiance cosy ne sera pas de trop. Autant mettre les chances de notre côté. Trente ans de mariage, ça se fête.
Elle revient vêtue d’une robe longue. Une belle soie drapée et satinée. L’étoffe brille sous la lumière du chandelier. Elle s’arrête devant le canapé, déplie un foulard bleu qu’elle noue sur sa tête. Sa robe est rouge, j’ai devant moi la Dame. Va-t-elle m’échapper ? Encore une fois je ne pourrai pas la suivre. Non, elle prend les coupes, m’en tend une et me dit :
― À nos amours…
― …
Je n’ai pas le temps de répondre. Elle s’assoit et me donne un baiser de cinéma.
Les fruits de mer passent de lèvres en lèvres. Il reste du champagne dans la bouteille. J’ai hâte de faire l’amour.
De temps à autre, Eva met la chanson de Francis Cabrel. Peut-être pour me rappeler que je dors chez la Dame de Haute Savoie.
VINCENT CHARPENTIE . ALIAS ESCALIBRE
ROMANS ESCALIBRE