Ferment bulgare
1.
Laisse-moi te raconter, cher lecteur, l’aventure fabuleuse dont je fus le témoin et l’acteur, lorsque, jeune et pimpant alpiniste, j’affrontais sans complexe les parois hautaines du grand Oisans sauvage. Maintenant que les craquements de l’âge et les fatigues d’une longue vie passée essentiellement à courir la montagne au lieu de me crever la paillasse à engraisser un patron et des actionnaires ont fait de moi un vieillard valétudinaire, il ne me reste que la plume pour te raconter, du fond de mon lit, alors que les braises d’une âme bientôt moribonde rougeoient encore (ah ! pour combien de temps ?) d’un semblant d’énergie, les histoires extraordinaires de l’ancien temps.
Donc, lecteur, pose tes outils, installe-toi dans ton meilleur fauteuil, éteins ton appareil à images et prépare-toi pour le voyage.
(Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je trouve cette introduction particulièrement bien troussée.)
Depuis plus d’une semaine, le jour et la nuit se diluaient dans une humidité grisâtre, froide et pesante, une marmite de sorcière où tournoyaient les nuages en une sarabande satanique, hachée ça et là d’averses de neige mouillée et collante qui suçaient nos énergies.
Nedde et Khonseye, nos camarades, avaient déclaré forfait et avaient pris avec délectation le chemin d’un sud ensoleillé.
Ca et là, des ombres, des fantômes d’ombres, erraient parmi les brumes, apparaissant mystérieusement, puis disparaissant soudain digérés par le brouillard.
La Bérarde hibernait dans un été semi-hivernal.
[Note de l’auteur : s’il est semi-hivernal, il est aussi par la force des choses, semi-estival. Mais le caractère estival si était discret, si discret qu’on ne le remarquait pas…]
Par manque de clients, les CRS du poste de secours tapaient le carton dans leur petite cuisine, sur la table recouverte d’une toile cirée vichy, à la lueur d’un jour mourant encore atténué par des rideaux en cretonne… en cretonne.
Le camping avait des airs déserts et, comme des îles sur l’océan, de rares tentes émergeaient ça et là des brumes. Des tentes où quelques grimpeurs poisseux, enfouis à longueur de journée au fond des duvets humides, poussaient leurs lamentos mouillés.
Autour du baromètre du poste de secours, très sollicité, une petite cour tournicotait, une petite cours formée d’une communauté clairsemée de grimpeurs, optimisme chevillé au corps, et qui croyaient encore, les malheureux, à l’existence du soleil et à son prochain avènement. Ce baromètre était le centre du monde.
Mais je vous entretiens de la pluie et du beau temps, me semble-t-il !
Pour le vulgus qui marine dans la pollution des villes enfumées, parler de la pluie et du beau temps revient à dire qu’on est incapable de parler d’autre chose. C’est l’indice d’une inculture crasse, d’une ignardise abyssale, d’un désintérêt total, absolu, pour tous autres sujets (exception faite, toutefois, du foutebaule, de Rolangarôsse et du Tourdeufrance).
Mais pour nous, montagnards altiers, hommes de sacs et de cordes, parler de la pluie et du beau temps est, au contraire, le signe d’une vaste érudition.
La pluie et le beau temps sont le pont aux ânes de l’alpiniste, le b-a ba de la montagne, le ferment bulgare d’une journée réussie.
Je ferme cette parenthèse destinée à d’aucuns, tentés de m’accuser de futilité, alors qu’en montagne, la pluie et le beau temps ne sont rien moins que futiles.
J’en reviens donc au baromètre.
Trois petits tours, on regarde le baromètre, et puis on s’en va ; trois petits tours, on regarde le baromètre, et puis on revient… et re-trois petits tours…
C’est ainsi que passait le temps.
Et comme ce temps-là n’était pas le temps de l’électronique nano-machin réglementaire… on lève le poignet et on lit la tendance sur la montre-altimètre-baromètre-boussole-gps, modèle premier prix n’incluant pas la cafetière électrique… eh non ! c’était le temps pas si lointain, ma foi, quoique ça dépend de votre année de naissance, de l’altimètre mécanique Thomen précision suisse que j’ai toujours, d’ailleurs…
Eh oui, c’était ce temps-là…
Le temps ousque j’étais jeune,
Le temps ousque vous n’étiez pas nés,
Le temps où qu’on prenait pas les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages et les vessies pour des lanternes.
Le temps où on forçait la virginité des sauvages parois uissanes plutôt que celle des… hem… euh…bon.
En ce temps-là, donc, le baromètre était un baromètre particulier, modèle dit « à tapotement ».
Qu’est-ce à dire ?
Je vous explique en deux mots, ou à peine plus (parce que deux mots, si je veux remplir mon taf de pages, ça n’ira pas. Faut que je délaie un minimum. « Deux mots », c’est une expression toute faite, quoi, histoire de causer, en fait, ça ne veut rien dire. Essayez d’expliquer un truc en deux mots, vous m’en direz des nouvelles…)
Hein ?…
« Dis donc, Kalban, si ça ne t’intéresse pas, n’embête pas tes petits camarades »
(Y’en a un qui s’appelle Kalban, là au fond, qui fout toujours la pagaille… Kalban… c’est un breton, celui-là… avec un prénom pareil… il aurait du y rester, au fond de sa Bretagne, à picrocholer du café dans son calva du matin, au lieu de me mener la vie…)
« Quoi encore, Kalban ? »
(Ce qu’il est pompant, celui-là…)
« Si tu peux dormir ?… Oui, tu peux »
(Ouf !)
« Tu te fiches de moi, Kalban ?… Allez, va faire pipi… et prends ton temps »
(Il va l’avoir, sa tarte… en fait, l’avenir a montré que Kalban a eu des tartes au-delà de toutes espérances.)
Où en étais-je ?
Ah oui, le baromètre… Donc, que je vous explique…
L’appareil est constitué d’un cadran avec une aiguille qui bouge en fonction du temps qu’il fait dehors (le temps qu’on voit par la fenêtre, quoi. C’est pour cela que l’on parle de fenêtre-météo) et d’une autre aiguille, le repère, qu’on peut faire tourner entre le pouce et l’index à l’aide d’un petit machin. Tout ça brille parce que c’est fabriqué avec un métal rutilant, coruscant, du cuivre, ou bien un autre métal qui jette des feux, je ne sais pas, moi… en tout cas, ça brille, certes, mais faut astiquer avec un chiffon doux…
Cette mécanique est en général suspendue en bonne place, dans le salon, entre la fausse grotte de Lourdes et le tableau de l’oncle Louis représentant le ressac qui se brise sur la grève de Plage-les-Trous (c’est drôlement bien représenté). Le tableau a pour titre « Ressac se brisant sur la grève », on s’en serait douté ; « sur la grève », sous-entendu : « de Plage-les-Trous », où l’oncle Louis est allé en vacances pendant trente ans en compagnie de son chevalet, de ses tubes de couleurs et de la tante Augustine. Concernant la vie de l’oncle Louis, au demeurant fort instructive, je crois que je vais m’en tenir là. Je ne suis pas sûr qu’elle vous intéresse.
Quant au cadran, il est gradué de « dépression » à « anticyclone » en passant par un peu compromettant « variable ».
Dans le poste de secours, il n’y avait pas de tableau d’oncle Louis, ni de fausse grotte de Lourdes. Le baromètre était suspendu dans la salle « opérations », d’une austérité toute militaire, au-dessus d’une pile d’imprimés intitulés sèchement : « rapports vierges ».
Le poste de secours est réduit à sa plus simple expression, l’UCPA vient de fermer, le centre du CAF a été transformé en hôtellerie de luxe pour grimpeurs friqués sans qu’on nous demande notre avis, et il y a dans les cartons des projets dont il convient de se méfier, mais certainement propres à diriger les populations grimpantes et autres… (autres, de plus en plus… nous l’espérons, car ce n’est pas avec ces traîne-savates d’alpinistes que nous allons faire notre beurre…) vers les caisses de la commune.
On m’arrache ma jeunesse.
Signe des temps, les sanisettes ont fait leur apparition sur le parking. La civilisation, croit-on, est enfin arrivée à la Bérarde. On ouvre la porte et on se dit que, finalement, la civilisation serait plutôt d’aller ch… dans la nature.
Aronnax, mon camarade Aronnax, est venu me pêcher au fond de mon duvet où je lisais pour la troisième fois consécutive la vie passionnante d’Haroun Al Raschid, calife abasside de Bagdad, grand ami des arts et des lettres, mais n’hésitant pas, en cas de besoin, à faire décapiter par ci, et à faire empaler par là, quelques centaines ou quelques milliers de malvenus, opposés à sa politique (a-t-on idée…). Et éventuellement, quelques collecteurs d’impôts, comme ça, pour faire plaisir au peuple et lui montrer que son calife s’intéressait à ses problèmes.
Autres temps, autres mœurs…
Quoique… à bien y réfléchir… finalement, dans le massacre de masse, on a fait mieux depuis. En moins artisanal, naturellement, les techniques ayant évolué.
Je n’avais pas très envie de m’extraire de mon duvet où, à défaut d’un confort absolu, je marinais dans une humidité relativement tiède. Mais c’était l’heure du pèlerinage tri-quotidien -matin, midi et soir- au baromètre du poste de secours.
Le cérémonial était toujours le même (qu’on me pardonne ce pléonasme : un rituel est, par essence, identique à lui-même, sinon ce n’est pas un rituel) :
tap, tap, tap…
D’un index timide, caressant, on tapote l’instrument dont le cadran, indifférent aux problèmes des humains, nous fixe d’une aiguille éteinte.
- Il a bougé !
- Ben j’ai rien vu…. T’as bien mis le repère ?
Le repère est vérifié avec une attention réellement surhumaine, on règle, on affine, on pinaille.
- Moi, je le verrais plutôt là.
- Non, non, c’est là. Faut tenir compte de la parallaxe.
Pendant dix minutes, une violente discussion nous occupe concernant la position du repère. Personne n’est vraiment satisfait mais il se dégage un consensus.
tap, tap, tap…
Index amical et flatteur ; il faut le mettre dans de bonnes dispositions, le caresser dans le sens du poil.
Il ne se passe rien.
tap, tap, tap…
L’index amical se fait légèrement impatient, puis légèrement hargneux.
- Ah ! il a bougé !
Effectivement, on a cru détecter un soubresaut.
- Il est monté ?
- Non, il est descendu…
On se déplace jusqu’à la fenêtre, vérifier la corrélation entre la réalité et l’indication barométrique.
La corrélation est parfaite.
Désespérant.
On recale le repère, peut-être qu’on l’avait mal calé ?
tap, tap, tap…
On re-tapote avec rage, on brutalise, on cogne…
- Alors ?
- Alors rien. Pas bougé. Il est plutôt en dessous.
Aronnax serre les poings, les jointures blanchissent, la moutarde lui monte au nez et l’envie le prend d’arracher l’appareil de son support et de balancer le tout par la fenêtre. Mais, outre que ceci ne résoudrait en rien la question du temps, nous risquerions d’avoir de difficiles explications avec la maréchaussée responsable des lieux, explications qui ne tourneraient pas forcément à notre avantage, malgré la force de persuasion de mon camarade et sa capacité à embobiner le monde.
« Mécaniques de m… » lâche-t-il finalement, désabusé.
Fin du cérémonial.
Il y avait aussi, dans la salle « opérations » un baromètre enregistreur. Mais il était sous cloche. Impossible de tapoter. Sa consultation était des plus chagrinante. Amorcée depuis sept jours, la courbe dégringolait vertigineusement vers des enfers de plus en plus probables et semblait ne jamais vouloir s’arrêter.
« Sacrées foutues mécaniques de m… » grommelait Arronax.
2.
Le temps était venu de prendre des mesures radicales.
Le camping sous la pluie est supportable une demi-journée ; à la rigueur une journée pour un être doté d’un caractère particulièrement accommodant. Au-delà de deux jours, l’affaire tourne au cauchemar.
La pratique nous avait enseigné que la mesure radicale, en cas de diarrhée céleste prolongée, consistait à fourrer dans le sac mouillé la corde trempée, les fringues humides, le matériel ruisselant, les vivres dégoulinantes (surtout le pain qui se présentait sous une forme semi-pâteuse avec une forte Teneur en Eau Liquide), et à monter en refuge.
Pourquoi, me direz-vous, mais pourquoi diable monter en refuge s’il fait mauvais ?
Eh bien, tout simplement parce que le refuge possède des murs et un toit en dur, un intérieur sec, des couvertures chaudes et des matelas où on peut s’étendre sans baigner dans l’eau. En outre, on peut y faire sécher le mouillé.
Mais,… me direz-vous encore,… et le gardien ?
En ce temps là, les refuges étaient des « refuges », c'est-à-dire, si j’en crois le Petit Robert, en qui j’ai toute confiance « n. m. 2° (XIV) mod. Lieu où on se retire pour échapper à un danger ou à un désagrément, pour se mettre en sûreté » Petit Robert ; édition 1987, page 1640.
Donc, il n’était pas encore nécessaire de glisser une carte bancaire solidement lestée entre les dents du gardien pour voir s’épanouir un sourire de bienvenue.
De plus, le gardien, qui n’avait vu personne depuis une semaine à cause du mauvais temps, était tout content et nous soignait aux petits oignons.
C’est ainsi que, ayant chargé les sacs, nous partîmes sous la pluie pour le Promontoire.
La petite chapelle St Stupéfiat bornait l’entrée du chemin. Sous la pluie, nous nous engageâmes sur le sentier au fond duquel courrait un ruisseau de taille respectable qui entourait nos chaussures d’une eau boueuse.
Ha-ha! mes petits amis, savez-vous ce que c’est, que de monter en refuge sous la pluie ?
L’eau qui s’infiltre sournoisement entre le dos et le sac ?
Sous la pluie… les pieds qui font floc, floc dans les chaussures ?
les cheveux qui gouttent dans les yeux ?
Sous la pluie… le pantalon qui colle aux genoux, aux jambes, aux fesses ?
la chemise qui pendouille ?
Sous la pluie… le sac qui pèse une tonne ?
Sous la pluie, la pluie qui tombe… qui tombe… qui tombe…
Et les pensées… les pensées de bonheurs impossibles, illusoires, inaccessibles : des chaussettes sèches d’arsidusèche, un pull chaud, un thé brûlant, un bon feu de bois qui crépite, une Juste Sèche de Justin Bridou…
Ah !…
Le bonheur est modeste, comme dit Giono. Un toit, un bon lit, une assiette de soupe et du bois pour se chauffer.
Aronnax marmottait dans mon dos.
« …c’qu’on fiche ici… tiens, j’aurais dû faire de la plongée sous-marine… observer les petits poissons… au moins, je saurais pourquoi je suis mouillé… »
Aronnax, qui avait juste terminé ses études de sciences naturelles, aimait bien la mer. Il venait d’être nommé professeur au collège de Bouzonville, parmi les frimas glacés et les brouillards lugubres de l’est lointain. Vous connaissez Bouzonville ?… jolie petite ville, avec de la campagne autour. C‘est assez loin de la mer. De la montagne aussi, d’ailleurs…
Le Chatelleret émergea des nuages et de la pluie.
- On s’arrête cinq minutes ?
(Si on s’arrête, c’est fichu, on ne repartira pas)
- Non, on ne s’arrête pas.
- Allez, quoi… cinq petites minutes ? le temps de prendre un thé chaud ?
Mais rien à faire. Je ne cédai pas au chant de la sirène et je restai de marbre. Extérieurement. Parce que intérieurement, tout ce cirque me cassait drôlement les pieds et j’avais bien envie de tout planter là et de rejoindre Nedde et Khonseye dans le sud ensoleillé et sec etc…
C’était le père Paquet qui gardait le Chatelleret, à ce moment-là. Le vieux Pierre Paquet, qui avait la tremblote, pas le fils, qui a pris la suite. En fait, le fils Paquet doit maintenant avoir le même âge que le père à ce moment là… bon, si vous ne comprenez pas, ce n’est pas grave. D’ailleurs virgule à ce sujet virgule ça me remémore quelque part une tranche de vécu qui m’interpelle tout à coup et dont à laquelle je pourrait consacrer quelques lignes pourquoi pas virgule mais pas maintenant à cause qu’on va m’accuser de disgression point
On a contourné le gros rocher qui est tombé juste à côté du refuge et on a continué.
La pluie, de plus en plus froide, se refroidit encore sur le petit bout de glacier. Il y avait aussi un itinéraire par les rochers, avec un vieux bout de câble rouillé, vieux comme Mathusalem, mais allez savoir pourquoi, on n’empruntait jamais ce chemin.
Thierry, le gardien, nous accueillit à bras ouverts.
- Alors, on est venu se mettre au sec ? dit-il, souriant moqueusement.
Nous lui répondîmes que « ben oui » mais pas en souriant. Nous n’avions pas envie de sourire.
- Ben il y a de la place ; vous pourrez vous étendre. J’ai vu personne depuis une semaine. Les derniers, c’est Nemmaux et un de ses copains.
« Ce con de Nemmaux… »
Nemmaux, c’est un copain. Mais c’est un con. Ca n’empêche pas. Un vrai con, ce Nemmaux.
- Eh ! Pierre, t’entends ? Nemmaux est passé !
« Quel con, ce Nemmaux… » dit Pierre en soupirant (mon copain Aronnax se prénommait Pierre).
Thierry, le gardien, guide de haute montagne…
Quelques mots sur Thierry Lempereur, gardien du Promontoire, cheveux bleus, yeux blonds, visage publicitaire, sourire bronzé.
Bref, gravure de mode.
A 18 ans, Thierry dit à son papa, général en retraite :
« Papa, je veux être guide de haute montagne »
Papa ne leva même pas les yeux de son journal et répondit :
« Tu veux une claque ? Tu feras Saint-Cyr, comme ton père et ton grand père. »
Et comme, à l’époque, on ne badinait pas avec l’autorité, surtout avec un papa général, Thierry fila doux et dit oui papa.
- Oui, papa.
Et l’affaire fut réglée en trente secondes. Ca rigolait pas.
Survint Mai 68 et la déliquescence des mœurs.
Thierry ne fut pas épargné et chercha ce qu’il pourrait entreprendre pour faire ch… son père. Il y avait diverses possibilités envisageables, parmi lesquelles cultiver le mouton en Ardèche. Certains étaient partis fumer du hasch à Katmandou, en quatrelle pourrave, djînes à fleurs et cheveux crasseux, les yeux perdus dans le vague, sous le regard de Krishna aux multiples bras. Puis, après un certain temps passé à contempler l’indicible au pied des Himalayas, ils étaient rentrés au pays, cheveux encore plus crasseux et djînes effilochés, faire carrière dans le commerce ou dans la banque… enfin, dans des trucs qui paient.
Thierry, lui, choisit le mouton.
Le général devint tout rouge, fit une attaque et faillit crever. Puis il lui coupa les vivres.
Fiston réapparut un an plus tard, penaud et la queue basse. Il en avait soupé du Larzac et de ses moutons. Finalement, le mouton n’était pas ce qu’il croyait.
Mais son idée de faire le guide était bien ancrée dans sa caboche et, malgré les vitupérations paternelles, il persista.
Ca s’est terminé que papa, bien que militaire, avait réfléchi et était parvenu à la conclusion que guide était un métier reconnu prestigieux, qui ne déshonorerait pas la famille.
Le général pouvait retourner à la messe la tête haute. Et tenir tête aux dames de la paroisse, autrement plus coriaces et plus redoutables que les bandes ennemies armées jusqu’aux dents qu’il avait combattues dans son jeune temps.
Scrogneugneu !
- Bon, on va faire sécher les affaires… passe la corde.
- Ouais…
Pierre farfouilla dans son sac, en sortit un truc gluant et immonde (c’était le pain), divers autres choses ruisselantes qui firent platch ! quand il les laissa tomber, et quand le sac fut vide, Pierre annonça :
« La corde, c’est toi qui l’a »
Naturellement, comme vous êtes des petits malins, vous voyez tout de suite où je veux en venir.
La corde était restée à la Bérarde… (ce qui est une façon élégante de dire que nous avions oublié la corde.)
Engueulade… puis finalement, on s’est avisé que, vu le temps, l’affaire n’était pas très grave.
Le dortoir, à notre disposition exclusive, fut décoré d’oripeaux diversement colorés et prit des allures de souk marocain.
Un fumet d’échalotes frites s’infiltrat sournoisement par-dessous la porte, rampa le long des paillasses, contourna les poteaux de bois supportant les couchettes supérieures et envahit victorieusement les lieux. Pierre rougit, pâlit et faillit en faire un cactus du myocarde (c’est drôlement dangereux). Après une semaine de régime sec, si on peut dire, constitué de pain visqueux, de sucre mouillé, et de nouilles froides prises en masse dans le fond de la gamelle, cette odeur nous fit baver de concupiscence.
Nous fit baver de concupiscence…
Nous fit baver de concupiscence…
Pfffou !
Onze heures !… chais plus quoi mettre… j’ai sommeil…
Déjà, faut que j’arrête de baver…
Bon, ben ça m’a donné soif. La concupiscence assoiffe. Si vous permettez, je vais boire un coup…
- Y s’embête pas, le Thierry, fit aigrement remarquer Pierre, le mauvais temps ne lui a pas coupé l’appétit…
Deux semaines auparavant, on lui avait monté, au Thierry, dix bouteilles de rouge pour ses clients, comme ça, pour rendre service, quoi… On espérait vaguement un retour d’ascenseur. Les retours d’ascenseur, c’est vachement important, dans ces hauts lieux.
« Il aurait pu nous payer le coup, quoi »
Pierre médita sur l’ingratitude de l’humanité en général et des gardiens de refuges en particulier et se laissa aller à des brusqueries : - Les gardiens, on croit qu’ils sont sympa, mais en fait, c’est des rats… tous des Thénardier.
Cette référence à Victor Hugo ne supprima pas l’odeur d’échalotes frites qui persista, s’installa et contre cette odeur, la méditation ne nous fut d’aucun secours. Et cette odeur amplifia une sensation qui ne laissait pas d’être déplaisante :
La faim.
Oh, pas cette faim dont on avait lu qu’elle tord les entrailles et tenaille les boyaux, mais simplement cette idée que, si on avait un morceau de pain avec du chocolat, ou encore un saucisson Cochonou, par exemple, on ne la sentirait plus.
Etendus sur les matelas, on ruminait sur la débâcle des sentiments lorsque Thierry vint nous secouer :
- A la soupe, les gars, c’est moi qui régale !
A nouveau, Pierre faillit en faire un cactus du myocarde… ou un embolidre pulmonaire (je ne suis pas médecin, je ne sais pas faire la différence…). Ce creux de l’estomac lui avait fait les nerfs sensibles.
La soupe se présenta sous la forme d’une omelette aux échalotes, lardons et fines herbes, cuite à point et baveuse à souhait. Nous nous remîmes à baver et à concupiscer, mais dans un autre état d’esprit.
- Quand même, dit Pierre entre deux bouchées, ces gardiens de refuges, ils sont drôlement sympa…
L’affaire fut bâclée en dix minutes et comme cette omelette se sentait un peu seule, Thierry se remit presto au piano afin de lui confectionner une petite sœur. C’est curieux, cette fixation sur l’omelette aux échalotes qu’on remarque chez certain…
3.
Pendant ce temps, Radio-Vatican distillait des nouvelles des cieux.
Normal, me direz-vous…
(Comme à trois mille, on est plus proche de Dieu, Radio-Vatican était la seule radio qu’on pouvait capter.)
Nouvelles selon lesquelles les colères du firmament dureraient encore une journée, au moins, mais peut-être une hypothétique amélioration éventuelle le surlendemain.
- Bon, dit Pierre avec un large sourire, il fait mauvais partout, même dans le sud. Il y en a pour tous les points cardinals.
- Cardinaux, Pierrre, cardinaux…
Nous eûmes une pensée affectueuse pour Nedde et Khonseye, dans le sud. Leur espoir de nous éblouir et de nous faire crever de rage au récit de leurs exploits, cet espoir s’envolait. Et puis, plus question pour eux de faire les jolis cœurs et de se donner des airs devant des grimpeuses en costume succinct et en vertu approximative.
Quelques verres de rouge firent passer la déception. Le rouge que nous avions monté deux semaines auparavant à la sueur de notre front. Je me pris à méditer sur l’itinéraire passé et à venir de ce vin…
Quelques verres de rouge qui firent oublier toute retenue à Thierry, et lui délièrent la langue. Il se mit à casser du sucre avec enthousiasme sur le dos de ses collègues.
Ayant confisqué la bouteille, Pierre l’entourait d’un bras tendre et protecteur. Ces agapes nous avaient rendus somnolents, proches de la béatitude et bienveillants à l’égard des faiblesses de l’humanité.
- Paf !
Je sursautâmes. Pierre aussi ; la bouteille vacilla dangereusement et fut rattrapée in extremis.
« …parfaitement ! tu te rends compte ? un guide suisse !… il voulait pas descendre, alors il a donné un soufflet à son client ! paf !… c’est pas très déontologique, ça… »
- Quoi ? tu veux dire qu’il l’a souffleté ? hoqueta Pierre.
- Comme dans « le Cid » ? quand le Comte donne un soufflet à l’autre, là ?…
On en était soufflé.
« Il lui a filé une claque, comme qui dirait » précisa Thierry pour plus de compréhension.
Thierry réfléchit quelques secondes en fixant intensément la queue d’une casserole, puis il
déclara :
« J’ai dit une claque… finalement, c’était p’têtre un coup de pied au cul… plutôt…»
Puis il ajouta, à l’attention de Pierre qui détenait la bouteille :
- Tiens, verse encore un petit coup ; ça m’a donné soif, ces histoires… une larme, hein ? un soupçon… un fond…
Pierre s’exécuta. Le vin se déversa en cataracte par-dessus le bord du verre et se répandit sur la table.
- Ca suffira, merci.
Ce modeste repas avait requinqué notre optimisme et nous étions prêt à aimer le monde entier, même les guides suisses qui torturent leurs clients.
On dira ce qu’on voudra, la cuisine… la cuisine, c’est social d’abord. Invitez votre meilleur ennemi à votre table, et à la fin du repas, il vous tapera sur le ventre en vous appelant « mon cher ami » ou « mon vieux Bernard ».
« Bon, les gars, on a assez bu. Allons nous coucher… »
Nous allâmes.
Au sec.
Le lendemain, il pleuvait à pierre fendre.
La pluie tambourinait sur le toit. Nous restâmes sous les couvertures un temps considérable mais compatible avec la bienséance puis nous nous levâmes vers onze heures, midi, quelque chose comme ça.
Thierry était descendu à la Bérarde chercher une bouteille de gaz.
Ben ? par ce temps ?
Bah ! il est guide, c’est son boulot. Les guides se jouent des éléments déchaînés, c’est bien connu, et ramènent leur client à bon port contre vents et marées. Tout le monde le sait ; il suffit de lire les récits terribles publiés dans Paris-Match où le guide rapporte son mari (le mari de l’épouse, pas le mari du guide) à l’épouse folle d’inquiétude qui se souvient que c’est lui (le mari, pas le guide) qui a les clefs de la voiture, à l’épouse folle d’inquiétude, dis-je, et il (le guide) ne lui demande (au mari, pas à l’épouse) même pas plus que le prix syndical de la course « je n’ai fait que mon boulot » déclare modestement le guide au journaleux Matcho-Parisien qui le félicite pour son abnégation en évaluant l’augmentation des tirages.
L’abnégation et l’héroïsme chassant l’adversité, c’est bon pour les ventes, coco. On poivre - et - sale avec un peu de décor alpin, du vide vertigineux, un chouïa soigneusement dosé de crevasse sournoise, bleutée et sans fond, une louche de rimaye carnivore pour compléter la mesure d’un bon assaisonnement, on mélange et les gourmets en redemandent. La recette est éprouvée.
A la suite de quoi l’épouse ex-éplorée tomba follement amoureuse du guide héroïque et bronzé, ils se marièrent dans l’intimité sans fleurs ni couronnes et eurent beaucoup de petits guides.
Et le mari, dans cette histoire ?
Je pourrais vous en parler, mais on va encore m’accuser de m’éloigner du sujet. Mais peut-être que si on me demande gentiment…
Bon…
Ben le mari, définitivement vacciné contre la montagne, a reporté ses appétits d’altitude sur d’autres reliefs, moins alpins, moins élevés, moins rugueux, mais plus confortables. Il a donc fichu le camp avec sa secrétaire dont le côté pile équilibrait harmonieusement le côté face et dont les jambes aspiraient les regards ; ils se marièrent discrètement dans la mairie d’un petit village de Lozère et eurent beaucoup de petits reliefs.
Au final, tout le monde fut satisfait de ce happy end hollywoodien.
Puis la question habituelle s’est posée : que faire ?
En refuge, quand il fait mauvais, les distractions sont rares.
Le livre du refuge ?
Nous le lûmes et le relûmes… à l’endroit, en commençant par le commencement, à l’envers, en commençant par la fin. Nous constatâmes qu’il n’y avait pas de récits de guides héroïques et bronzés.
Le livre de refuge, ça se perd. Dommage… c’était un bon reflet de la société alpinistique où tout un chacun pouvait faire profiter la communauté de considérations philosophico-esthétisantes remarquables ou exprimer des dons artistiques originaux.
Nous étudiâmes scrupuleusement des vieux numéros du Figaro, y compris les pub, la rubrique nécrologique, les annonces légales (« la ville de Lagny-Torigny-Pomponne lance un appel d’offre pour la réalisation de bordures de trottoirs… »). Puis, après avoir fait l’inventaire des sabots dépareillés - quasiment tous ; je pourrais vous en élucubrer, des pages, sur les sabots dépareillés, mais ça prendrait beaucoup trop de temps - nous étudiâmes à nouveau les vieux numéros du Figaro, des fois que des détails nous eussent échappés, par exemple le nom du rédacteur en chef ou le téléphone du responsable de la publicité.
Nous regardîmes par la fenêtre : il pleuvait toujours à chaudes pisses comme vache qui larme.
Nous fîmes le tour de toutes les fenêtres.
Pareil…
Chaudes larmes, citoyens !…
Quelque soit le point cardinaux.
Ah ! oui, en refuge, quand il fait mauvais, elles sont rares, les distractions…
On s’y enquiquine, d’accord, mais on s’y enquiquine au sec. Ca fait une sacrée différence.
Puis Thierry est arrivé, sans se presser, avec sa bouteille de gaz et son grand chapeau.
« J’ai des nouvelles » dit-il… en posant sa bouteille de gaz de treize kilo et son grand chapeau (treize kilo de gaz ; avec l’emballage, ça doit bien chercher dans les trente cinq kilo)
Toute nouvelle, même mauvaise, est bonne à prendre pour meubler la désespérance des heures qui, goutte à goutte, gouttaient.
« Ils annoncent le retour du beau temps pour demain à la mi-journée, après dissipation des brumes zet brouillards matinaux »
Thierry fit quelques mouvements d’étirement, parce que bon, trente cinq kilo… on a beau être jeune, en bonne santé et guide, on peut tourner le truc dans tous les sens, trente cinq kilo, ben ça fait quand même trente cinq kilo. La balance est formelle.
« Comme autre nouvelle, les hirondelles sont de retour. Je les ai rencontrées. »
4.
Les hirondelles…
Raoul d’Andrésy, vieille noblesse normande, propriétés du côté d’Etretat, et Jim Barnett. On les appelait « les hirondelles » parce qu’ils avaient le chic pour se pointer avec le beau temps. Quand les hirondelles arrivaient, on pouvait être sûr que le beau temps n’était pas loin, de vrais baromètres, d’une fiabilité à toute épreuve. Je ne sais pas comment ils se débrouillaient, mais ça ne ratait jamais. Un sixième sens ou je ne sais quoi… c’était un grand mystère.
A part ça, toujours à l’affût d’un mauvais coup.
Tenez, par exemple…
Dans les dalles de l’Encoula, il y avait la voie Landau-Lifschitz-Kittel et juste à gauche, il y avait la voie Jakon-Delaphobe qui aboutissait à la grande cuvette blanche dans le haut de la paroi. Soit dit en passant, évitez cet itinéraire par temps douteux car la cuvette blanche récupère toute la flotte des alentours et on grimpe dans une véritable cataracte. Cette voie montait le long d’un vague éperon et méritait d’être redressée en empruntant le dièdre plus raide mais beaucoup plus direct, à gauche. Plus qu’une importante variante, ne chicanons pas,
c’était une véritable première.
Parfaitement, une première, ne chicanons pas…
Parce que certains mauvais coucheurs pourraient chicaner, faire des remarques aigres, désobligeantes, dire que « hummmouiii, une premièèère, ça se discuuute… faut vouaaar… plutôt une variante…etc. »
Bref, des jaloux…
Nous avions l’affaire dans le collimateur et un beau jour, au cours d’un conciliabule autour du feu avec les hirondelles et quelques autres, nous lâchâmes quelques mots sur la question, laissant entendre que le lendemain matin, nous irions en découdre. Tout était prêt le soir : les sacs bouclés, le réchaud en batterie, l’eau dans la gamelle, l’allumette sortie… Tandis que le thé chauffait, on n’avait qu’à sauter dans les godasses et en avant !
Et que croyez-vous qu’il arrivât ?
Il arriva que les hirondelles s’étaient levées deux heures avant nous et s’étaient carapatées en douce. Arrivés au pied des dalles, nous les vîmes trois longueurs plus haut, en train de batailler dans le dièdre. La silhouette de Raoul se découpait nettement sur le fond du ciel, d’un bleu ultramarin.
Ca ch… des bulles à cause qu’on était encore loin de l’époque du marteau piqueur, et quand il n’y avait plus de fissures pour matraquer des pitons, on utilisait des ruses de sioux ou des bricolages fumeux qui eussent fait hurler à la mort et fuir ventre à terre, et jambes au cou, nos actuels théoriciens de la sécurité et du relais béton avec spit de 12, chaîne et maillon rapide estampillé 2200 daN…
ha- ha ! 2200 daN… laissez-moi rire… estampillé rien du tout, ouais… estampillé « fais pas l’idiot, mon gars, pasque si tu y vas, on y va tous les deux… », ouais…
Faut dire aussi qu’on était jeune.
Bon.
Alors qu’est-ce qu’on a fait ?
En d’autres termes : « Que fîmes-nous alors ? »
On leur a crié après avec des mots grossiers, vulgaires, et principalement scatologiques ; on les a agonisés avec des noms d’oiseaux -tous ceux qu’on connaissait- et même on en a inventé des nouveaux.
Le résultat fut de nous essouffler considérablement et de nous assoiffer. Les autres, là haut, faisaient la sourde oreille. Lorsque nous eûmes épuisé le répertoire, nous redescendîmes noyer notre déception dans un plat de nouilles à la sauce tomate.
« Fallait vous lever plus tôt » qu’ils nous ont dit, en rentrant le soir.
Voleurs, va…
En plus, ils ont appelé leur voie…
- Quoi ? ça ? une voie ?
Ha-ha ! je ris… parfaitement, je ris ! et même, je ricane…
Une voie… une voie… faut le dire vite… finalement, tout bien considéré, ce n’était qu’une simple variante. Ca ne se discute même pas.
Donc ils ont baptisé cette modeste variante le temple de la subtile clairvoyance. Tu parles ! comme nom prétentieux… non mais, pour qui se prennent-ils?… subtile clairvoyou, oui…
Mais la mode du temps était de faire dans l’orientalisme chatoyant (voir plus haut Katmandou, djînes à fleurs, peace and love etc.)…
Remarquez, Raoul voulait l’appeler, allez savoir pourquoi, le lopin d’Arsène ; peut-être à cause de la petite terrasse herbeuse…
Tout ça pour dire qu’il fallait se méfier de ces deux là. D’ailleurs, pendant un temps, on ne leur a plus causé.
Cette voie est tombée dans les oubliettes. Je suis sûr que vous n’en avez onc entendu parler. Ah évidemment, si cette voie fut été ouverte par un grand nom de la montagne… je ne sais pas, moi… tiens, au hasard… par Marcel D., par exemple… on eût dit « voie magnifique, destinée à devenir une grande classique etc. etc. » et on en eût causé dans les siècles des siècles.
Selon que vous serez puissant ou misérable…
Autre exemple (je suis en verve d’exemples !) :
Je m’appelle Marcel D. (D. pour Duchamp, qu’est-ce que vous allez chercher !), je m’appelle Marcel Duchamp, je prends une cuvette de chiotte, je la pose sur un socle, je mets une étiquette en dessous « Cuvette de chiotte. Par Marcel Duchamp », je dis « c’est une œuvre d’art », les directeurs de galeries se bousculent, tapis rouge et tout le toutim, le public fait oh ! et ah ! et bée là-devant pendant une demi-heure au moins, les critiques en glosent à gorges sèches tellement qu’ils en éclusent tout le Champagne du vernissage, et je gagne des tas de sous.
Maintenant, je m’appelle Francois Untel, je prends un canard, je le plume, je lui colle une écumoire dans le croupion, je mets sur l’étiquette « Canard à l’écumoire » et je dis « c’est une œuvre d’art ». Je présente l’œuvre d’art au directeur de la galerie qui me fait : « Qu’est-ce que c’est que cette horreur? virez-moi ça tout de suite ! ». Non seulement je ne gagne pas des tas de sous, mais j’en suis de ma poche pour un canard et une écumoire (après voir hésité entre « un » écumoire et « une » écumoire, j’ai consulté le Petit Robert : on dit bien « une » écumoire ; j’ai vérifié).
Vous saisissez la différence ?
Allez, encore un exemple, le dernier, promis, et qu’on ne m’accuse pas de digression ; ce sont des exemples, des comparaisons, des analogies pour éclairer un problème.
Je m’appelle Marcel D., j’écris des bouquins qui ont un certain succès, je vais voir Michel Guérin et je lui dis « j’ai commis un nouveau livre, est-ce que vous pouvez m’éditer ? ». « Mais comment donc, Monsieur D., par ici, je vous prie… » tapis rouge et tout le toutim… « mais vous prendrez bien quelque chose, Monsieur D. ? »
Et Monsieur D. par ci… et Monsieur D. par là… et patati et patata …
« mais je vous en prie… mais après vous, Monsieur D…. tenez, installez-vous là… vous avez besoin d’autre chose ? »
Et salamalecs, et salamalecs…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Francois ! (Francois, c’est le grouillot ; un paysan mal dégrossi, un peu simplet que le grand éditeur a embauché par générosité et qu’il exploite sans scrupule) Francois, monte une bouteille de Champagne pour Monsieur D. ! »
D’un autre côté, je m’appelle Francois Untel, j’écris quelques bricoles sans prétention parce que ça m’amuse, je vais voir Michel Guérin et je lui dis « voilà… », il me répond « ça vaut pas tripette, vot’ truc… on vendra rien ».
- Mais vous ne pourriez pas faire un petit effort pour un jeune auteur qui…
- …’coutez mon petit vieux, pas que ça à faire, j’ai du boulot, moi. Tiens, essayez donc Gallimard, p’têt que. Allez, a r’vi.
Bon, quant à Champagne et compagnie, je peux me brosser.
(Finalement, ce n’est peut-être pas plus mal. Si j’étais édité, il faudrait que je gère des choses, que je fasse du publik rilacheune, tous des trucs qui m’insupportent. A moins que ça me rapporte beaucoup de sous, auquel cas je pourrais embaucher quelqu’un pour les corvées, un collaborateur dévoué, fidèle, pétrifié d’admiration, que je paierais au lance-pierre et qui n’hésiterait pas à sacrifier ses ouiquendes pour chanter mes louanges devant les caméras …).
- Ré.
- Quoi, ré ?
- Une caméra, des caméré ; c’est de l’italien…
Vous avez compris ? c’était des exemples pour éclairer comment que ça se fait que certaines voies tombent dans l’oubli. J’ajoute que Marcel D., c’est un nom complètement fantaisiste, choisi absolument au hasard. N’allez pas faire de rapprochements. Tout personnage fortuit avec cette existence serait purement ressemblant etc. etc.
5.
Pour en revenir à mon Promontoire, et comme le temps semblait virer de bord, nous décidâmes unilatéralement de faire la Meije. Je dis « unilatéralement » parce que mon camarade Pierre voulait redescendre prendre une douche.
« Mais on en prend depuis une semaine, des douches ! Ca ne te suffit pas ? »
Il me répondit que oui, mais chaude.
« Ben on rentre en passant par le sommet ; si tout va bien, demain soir, on est à la douche »
- Mais on n’a pas de corde ! on l’a oubliée en bas…
Ah…
J’admets.
Voilà un vrai argument.
D’accord.
Pierre se frotta les mains et chanta victoire, mais un peu tôt.
« Des cordes, si vous voulez, j’en ai »
Thierry volait à mon secours.
« Y’a toujours des gars qui oublient du matos. Qu’est-ce qu’on trouve, là ? » dit-il en farfouillant dans une caisse « …tiens, une quarante en 11, ça vous va ? ».
Pierre, qui se voyait déjà sous la douche chaude, prit une douche froide. Mais c’est lui qui détenait la clé de la situation. S’il voulait descendre pour sa douche chaude, je n’avais aucun moyen de l’en empêcher. Je me résolus à lâcher du lest (en montagne comme ailleurs, il faut savoir composer… et en montagne, lâcher du lest, c’est plutôt bien vu ; à condition de ne pas être en dessous, naturellement) :
- On fera en aller et retour ; on laissera tomber la traversée des arêtes.
Cette concession ne me coûtait rien. Vu le temps de ces derniers jours, la traversée des arêtes ne serait pas praticable avant la Saint Glinglin, alors…
On présente comme une grâce suprême une concession qui, de toute façon, est inévitable. Ca s’appelle « faire prendre des vessies pour des lanternes ». Ma tante bonne sœur qui fait de la reliure en Alsace (du côté de Mulhouse) est spécialiste de la question. A chaque discussion, elle m’entortille dans une dialectique verrouillée dont la seule issue est la capitulation sans condition ou la recherche du salut dans la fuite (bon bin c’est pas tout ça, mais c’est que j’ai de la route à faire, moi).
Thierry rangeait sa cambuse.
« Je vous passerai le réveil, les gars. Comme vous êtes tous seuls, je ne veux pas me lever aux aurores exprès pour vous. Mettez-le sur 3 heures… pour le petit déj’ vous avez la cuisine à dispo… »
Il ajouta avec sollicitude :
« Vous êtes des grands garçons, mais quand même… une semaine de mauvais… à partir du glacier Carré, vous aurez sans doute de la neige ou du verglas. Faites demi-tour au premier verglas… »
- Mais oui, papa -que je lui répondis- t’en fais pas, faut pas rigoler. J’ai pas l’intention de me tuer en montagne… d’ailleurs, si je me tuais en montagne, je le regretterais toute ma vie.
- Ben quoi -renchérit Pierre- on n’est pas tombé de la dernière pluie (ha-ha, sacré Pierre, toujours le mot pour rire !)… le mouillé, ça nous connaît… on est dedans depuis une semaine.
Comme il n’entrait pas dans nos projets de goûter prématurément aux joies et félicités éternelles, je mis dans le sac, outre le marteau, trois pitons, conformément au règlement en vigueur alors : un Charlet universel, une cornière, un extra-plat. La dernière fois que j’avais fait la Meije, je m’étais muni, sous prétexte d’allègement, de zéro piton et de zéro marteau. Peu conforme au droit Canon, je le reconnais. D’ailleurs, je m’étais senti un peu coupable aux entournures, ce jour-là.
Arrivé à cet endroit du récit, je pourrais faire un développement -une digression, diraient certains- sur le matériel qu’on emporte actuellement pour la Meije. Je m’abstiendrai parce que ça risquerait de m’énerver.
Nous mîmes Marceau (la montagne s’appelle bien « la Meije », pourquoi le réveil ne s’appellerait pas « Marceau » ?), nous mîmes Marceau sur trois heures et nous allâmes nous coucher sous trois couvertures.
A trois heures, Marceau sonna.
Je lui foutis un coup de patte.
Marceau se tut (ha-ha… encore une bien bonne !… vous comprenez pourquoi ?… non ?… je vous expliquerai un jour…)
A six heures moins quelque chose, nous nous levâmes.
Thierry prenait son petit déjeuner. C’était l’odeur du café qui nous avait réveillé.
- Quoi ! vous êtes encore là ?
- Ben ouais… y’a du kaoua ?
Dehors, brumes zet brouillards matinaux, mais on sentait que le soleil n’était pas loin.
- Vous y allez quand même ?
- Ben ouais… même si on compte dix heures aller et retour, ça nous fait revenir à cinq heures de l’aprèm’… on a même le temps de redescendre.
Ces départs dès poltron-minet sont complètement crétins, surtout pour du rocher. On a froid, on ripe des galoches et on se perd dans le noir…
Quel important besoin nous ferait devancer l’aurore de si loin ? A peine un faible jour nous éclaire et nous guide. Ses yeux seuls et les miens sont ouverts sur le vide. Avons-nous dans les airs entendu quelque bruit ? Le temps nous aurait-il exaucé cette nuit ?
Mais tout dort, et le roc, et le temps, et les glaces.
- A mon avis, vous trouverez le soleil à la brèche du glacier Carré.
Pierre me demanda si on s’encordait tout de suite « on ne va pas se faire ch… avec une corde dès maintenant » dit-il. J’étais bien d’accord ; on pouvait s’encorder plus loin sans inconvénient.
Restait un point en suspens : qui allait porter la corde ?
Finalement, on s’est encordé tout de suite.
Je ne vais pas vous raconter l’ascension de la Meije, ça traîne dans tous les topos. Vous n’avez qu’à lire les topos… vous avez, malgré les efforts de vos professeurs, réussi à lire un texte simple dès la terminale ? bon, alors… même pas besoin de comprendre. Les topos, c’est comme l’armée, suffit de suivre.
Le rocher était bien un peu gluant, un peu visqueux, un peu froid, mais comme l’escalade n’était pas très difficile… les passages classiques s’enchaînaient : le crapaud, le couloir Duhamel, le bond du tigre ou quelque chose comme ça, je ne me souviens plus très bien… enfin, il était question d’un félin…
A mesure que nous montions, le brouillard devenait transparent et le soleil apparaissait maintenant comme un disque blafard à travers les nuages. On devinait l’azur du ciel.
(Parfaitement : l’azur. J’aurais pu écrire « le bleu », comme tout le monde… ben non, c’est l’azur. Plus poétique, vous ne trouvez pas ?… enfin, bon, ce que vous pensez, je n’en ai rien à f…)
Thierry avait raison, nous aurions le soleil à la brèche du glacier Carré.
Le glacier Carré…
Nous abordâmes le glacier Carré, la roture entre neige et rocher.
Une lumière dorée flottait. La nuée se résolvait en vapeurs impalpables, légères, arachnéennes, qui disparaissaient soudainement dans l’azur.
La brèche…
6.
D’un coup, nous émergeâmes des profondeurs inclémentes. Le pic du Glacier Carré, phare abandonné aux confins des terres, battu par le ressac silencieux des brumes, contemplait l’océan infini. Aussi loin que le regard pouvait porter, et jusqu’à l’horizon, s’étendait une immensité floconneuse… Nous avions sous les yeux le grand vide. L’abîme qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime, était là, morne, immense ; et rien n’y remuait. Nous nous sentions perdus dans l’infini muet. Au fond, sous le nuage, impénétrable voile, on distinguait Gaïa comme une sombre étoile. Je m’écriai : - Mon âme, ô mon âme ! il faudrait, pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît, et pour qu’en cet instant jusqu’au sommet tu marches, bâtir un pont géant sur des millions d’arches.
Qui le pourra jamais ?
Le Grand Pic…
Pétrifié, statufié, les yeux exorbités, Pierre ouvrit deux ou trois fois la bouche comme un poisson hors de l’eau et parvint à murmurer « le Grand Pic… le Grand Pic… » puis retomba en catalepsie.
- Pierre !… ho ! Pierre !… ça va ?
Pierre ne bougeait pas et fixait l’espace derrière moi. Je me retournai…
Les feux du ciel m’eussent foudroyé de leurs éclairs que je n’eusse pas été plus abasourdi, hébété, stupéfié, sidéré… Terrassée par l’invraisemblable évènement, la raison vacillait, l’esprit s’égarait, la pensée tourbillonnait, désespérée, à la recherche d’une réalité solide où s’accrocher…
Mes jambes se dérobèrent et je dus m’asseoir. La tête entre les mains, je fermai les yeux… Hallucination ? Cauchemar ? Rêve ?
Du temps s’écoula. Quelques secondes ? quelques minutes ? quelques heures ?… le temps n’avait plus d’importance.
Devant nous, le Grand Pic…
Le Grand Pic avait disparu.
Disparu…
Au-dessus du glacier Carré, il n’y avait plus rien. Plus rien qu’une plate-forme, un radeau parfaitement horizontal qui flottait sur la mer de nuages.
Nous étions médusés.
Vêtus d’un gilet jaune fluo et d’une casquette verte, deux agents municipaux nettoyaient la place d’un balai nonchalant. Le petit gros cessa son ouvrage, alluma une Gitane maïs et s’appuya sur son outil en nous regardant. Le manche plia dangereusement mais, tel le roseau de M. de la Fontaine, ne rompit point.
Devant notre air complètement abruti, l’agent petit gros s’inquiéta :
- Ca ne va pas, monsieur ? vous ne vous sentez pas bien ?
Perdu dans son rêve, mon imagination bouleversée fixait stupidement l’agent municipal.
Le rêve…
En effet, je parle de rêves, ces enfants d’un cerveau en délire, que peut seul engendrer l’hallucination, aussi insubstantielle que l’air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord, et qui, tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, va se tourner vers un midi encore humide de rosée !
Plus étrange que vrai. Je ne pourrai jamais croire à cette fable, à ce conte de fée ! Les amoureux et les fous ont des cerveaux bouillants, et l’imagination si fertile qu’ils perçoivent ce que la froide raison ne pourra jamais comprendre. Le fou, l’amoureux, le poète sont tous faits d’imagination. L’un voit plus de démons que le vaste enfer n’en peut contenir, c’est le fou ; l’amoureux, tout aussi frénétique, voit la beauté d’Hélène sur un front égyptien ; le regard du poète, animé d’un beau délire, se porte du ciel à la terre et de la terre au ciel; et, comme son imagination donne un corps aux choses inconnues, la plume du poète leur prête une forme et assigne à ces bulles d’air un lieu dans l’espace et un nom.
Tels sont les caprices d’une imagination forte. La nuit, avec l’imagination de la peur, comme on prend aisément un buisson pour un ours ! un rocher solitaire pour une paroi hautaine balayée par les vents cruels venus du nord !
Oui, mais tout le récit que je vous fais de cette journée, de la transfiguration simultanée de cette montagne, ce n’est pas une simple vision, c’est quelque chose qui prend de la consistance, tout étrange et tout merveilleux qu’il est…
Un rêve ?… mais non, la situation s’imposait dans son épaisseur et sa tangible réalité.
Avec une paternelle sollicitude, le mégot triste solidement vissé au coin des lèvres, l’agent municipal se pencha sur moi.
- Monsieur ?… ça ne va pas ?… comment que c’est vot’ nom ?…
- …
- Moi, je m’appelle Rosenstèrne.
A quelques mètres, appuyé sur un balai muni d’un manche de qualité, l’autre agent municipal regardait d’un air bovin, lequel n’était sans doute pas étranger à la demi-douzaine de bouteilles calée contre son sac.
Le petit gros héla son camarade aviné, qui était grand et maigre.
- Guilden, amène-toi, le meussieu ne se sent pas bien.
Il m’expliqua que Guilden, c’est son collègue.
- Meeeuhhh !? fit Guilden.
- En fait, il s’appelle Guildenkranz. Il est issu d’un croisement entre une alsacienne et un danois. On lui dit Guilden, c’est plus court et plus facile.
Guilden s’amena en traînant son balai. Tout était traînant, chez lui : les pieds, l’accent, le balai… à le voir, on eût cru qu’il portait toute la misère du monde sur ses épaules.
- Donne un coup à boire au meussieu…
Pour se remettre de son effort, et aussi par solidarité alpine, Guilden se vida un bon tiers du litron puis me tendit, sans enthousiasme, la bouteille. Le petit gros l’intercepta avec une dextérité et une prestesse qu’on n’eût pas soupçonnées chez un être aussi enrobé. Un deuxième tiers se perdit dans les profondeurs.
Enfin une gorgée de ce vin de pays, particulièrement gratiné, me ramena à la vie.
Malgré cette médication chevaline, je devais me rendre à l’évidence : le sommet avait bel et bien disparu.
Un sommet qui disparaît, comme ça, pfuittt !… ce n’était pas banal, et malgré ma déjà longue carrière alpine, le cas ne s’était pas encore présenté. Mon cerveau cartésien réclamait, exigeait des explications.
- Mais mais mais… c’est incroyable ! c’est invraisemblable ! c’est inconcevable ! c’est prodigieux ! les mots me manquent… c’est… c’est… c’est curieux !
Pierre, toujours hébété, les avant-bras reposant sur les cuisses, les mains pendant entre les genoux. A quelques pas, les deux employés municipaux finissaient de siffler le reste de la bouteille.
- Mais alors… expliquez-moi !
- Expliquer quoi ? dit le petit gros, en se torchant le groin du revers de la main.
Apparemment, c’était lui, le petit gros, l’intellectuel ; c’était lui qui parlait. A première vue, l’autre ne savait que balayer, bailler et siffler des litres mais il avait, semblait-il, une compétence reconnue en ce domaine, attestée par sa démarche oscillante et les nombreuses épaves abandonnées par la tempête.
- Ben tout ça… le sommet… cette plate-forme…
- Le sommet ?
- Ben oui… il y avait des rochers… un sommet… comment dire ?…
- Ah oui, les rochers ?… le maire nous a convoqués, il nous a servi un canon et il nous a dit comme ça : « Bon ben les gars, aujourd’hui, c’est le tour de la Meije. Montez là-haut et nettoyez-moi tout ça, que ça soit bien propre ». Alors on a dit « Bien, monsieur le Maire »… Après tout, c’est le maire, hein ?…
Mon cerveau battait la campagne, ne trouvant rien de familier à quoi s’accrocher. Je ne pouvais que répéter « Mais le sommet ?… le sommet ?… où est le sommet ? ». Le type, perplexe, souleva sa casquette et se gratta la tête.
- Mais… d’ousque vous sortez, vous ? on a fait comme d’habitude, hein, Guilden ?
- Meuuuhhh ! fit Guilden.
- Y’a les deux ingénieurs de la RTM qui se sont amenés, les iroquois…
J’étais de plus en plus éberlué, si c’était possible…
- Les iroquois ? Qu’est-ce que des iroquois viennent faire dans cette histoire ?
- Ben c’est des iroquois, des indiens iroquois du Canada, hein, Guilden
- Meuuuhhh ! fit Guilden.
- Y sont arrivés il y a quelques années, hein, Guilden ?
- Meuuuhhh ! fit Guilden.
- Même qu’on était drôlement surpris, vu qu’ils étaient habillés comme tout le monde ; des indiens !… comme tout le monde !… hein, Guilden ?
- Meuuuhhh ! fit Guilden, l’œil atone.
Rosenstèrne nous servit ses histoires de clocher.
Comment l’ingénieur iroquois (le petit, le plus jeune ; Goodelhuro est son nom) s’est installé au village… comment il a marié la grande Ophélie, la fille du père Poloniasse, l’adjoint. La grande Ophélie, bâtie comme une jument de trait et plutôt portée sur le sentiment, chope tous les hommes qui passent à sa portée, les prend sous le bras et va les consommer dans son petit studio. Les voisins se plaignent à cause du bruit.
Comment on les a surpris, elle et l’iroquois, à faire des cochonneries dans le potager du curé. Le curé leur est tombé dessus à bras raccourcis… comment la grande Ophélie, dont personne ne voulait vu son tempérament, a flairé la bonne affaire : elle a porté son iroquois à bras tendu jusqu’à l’église, où le curé les a mariés en un tournemain, séance tenante.
- Hein ! tu te souviens, Guilden ?
- Certes, mais seuls contre le curé, que voulussiez vous qu’ils fissent?… qu’ils se mariassent ! ou que les anges du ciel alors les secourussent… -fit Guilden, l’œil atone- et puis, le curé est garant de la mortalité de ses ouailles…
(Il voulait dire : « de la moralité » naturellement.)
Les potins de patelin… on s’écarte, on s’éloigne, on digresse…
« Ousque que j’en était ? » fit Rosen, toujours étayé par son balai dont le manche dessinait une jolie courbe dans l’air frais de l’après-midi, face à un soleil qui m’était inconnu.
- Mais le sommet ? que je bégayais, le sommet ?
- Ah oui… donc… euh… ben comme d’habitude. Les iroquois sont arrivés, avec leur bouquin de spéfi… spific…cifications…
Il butait sur les syllabes, sans doute à cause du litre précédent et des nombreux autres ayant précédé le précédent. Je pense qu’il voulait parler d’un bouquin de spécifications.
- … cifications sous le bras, un macrobiotique à divisions, un biboqueloula -c’est des appareils pour faire des mesures- ils faisaient des bonds jusqu’au plafond, que c’était un scandale qu’on laisse dans cet état, que ça s’abîmait, que les fissures s’élargissaient, que la rugosité n’était pas conforme, que fallait réparer, que « regardez-moi ça, le cheval rouge, faut changer tous les fers ! ». Y z’arrêtaient pas de rouscailler.
« Faut me démonter tout ça avant l’hiver » qu’y z’ont dit. Ils ont fait leur rapport au maire. Alors le maire nous a dit « Prenez une clé de 15, un marteau et une bombe de dégrippant et démontez-moi ça en vitesse, sinon j’aurai des ennuis avec la commission », hein, Guilden ?
- Meuuuhhh ! fit Guilden, l’œil atone.
- Mais le sommet? Le sommet?
- …tendez, je continue. Donc on est monté avec les iroquois… l’a fallu tout démonter en quatrième vitesse… « Hounga ! houga ! » qu’il disait, le grand. Et le petit, il disait « Hounga ouar ! hounga ouar ! ». C’est de l’iroquois.
Comme j’étais peu versé dans cette langue, je demandai la signification. « Ah ben chais pas, je parle pas iroquois » qu’il m’a répondu, Rosen.
- Hounga ? ça veut dire « dépêche-toi » -dit Guilden, l’œil atone- et Hounga ouar, ça veut dire « dépêche-toi voir ».
Je nageais en pleine incohérence… le sommet disparu… les agents municipaux… la clé de 15… l’autre aviné qui comprenait l’iroquois, langue fort peu usitée dans nos régions… j’essayais de comprendre mais ma formation scientifique ne m’était d’aucun secours.
Pourtant…
Pourtant ces deux types semblaient parfaitement normaux, comportement normal, élocution normale, balai réglementaire, casquette conforme, litres de 0,75cl avec congé de la Direction Générale des Impôts et des Droits Indirects sur la capsule… ce n’était ni des ectoplasmes, ni des êtres imaginaires issus du cerveau furieux d’un élucubrateur… alors ? deviendrais-je fou ? l’altitude ?
Le petit gros continuait :
- Vu qu’on avait les iroquois aux basques, on a fait fissa mais on a mis du temps… combien de temps on a mis, Guilden ?
De l’œil atone fulgura un éclair d’intérêt.
- Combien de temps ?… on a mis douze bouteilles, fit Guilden.
Guilden était en terrain connu. Avec enthousiasme, il décrivit bouteille par bouteille la séquence des opérations.
- Quand on a eu fini, Voltimand est monté avec la navette de la commune, une japonaise, un vieux Youkaïdi V6 katkat. On a tout chargé et on est descendu.
- Monté ?… descendu ?… mais comment ?
- Ben… par la route, pardi ! vous ne vous imaginez quand même pas qu’on a pris tout ça sur notre dos ?
Au bout de la plate-forme, il désigna l’amorce d’une route qui s’enfonçait dans la mer de nuages, dans la direction des arêtes. On pouvait lire sur une pancarte : « Absence de signalisation horizontale. Accotements dangereux ».
Maintenant, il fouillait dans son sac.
- Ah ben ! j’ai plus rien à croûter. Ben heureusement, c’est bientôt l’heure… mais si vous aviez un petit quelque chose…, demanda-t-il timidement.
On avait seulement quelques croûtons rescapés de la débâcle d’une semaine de pluie. Je lui proposai.
- Ah, des croûtons ?… je préfère les miches fraîches de la boulangère… enfin… remarquez, des vieux croûtons, bien ramollis, ça peut être délicieux… faut voir… et puis des fois, c’est dur à l’extérieur mais c’est moelleux à l’intérieur… faut voir.
J’en revenais à mon leitmotiv :
- Mais le sommet ?… où est le sommet ?
Le petit gros broyait consciencieusement mes croûtons, avec de temps en temps un petit coup de gratiné « pour ramollir ».
- Ben, j’vais vous dire… nous, on voulait le ranger dans le hangar de l’atelier municipal. Mais il y avait déjà les deux sommets du Râteau et celui des Agneaux… plus de place. Alors on l’a débarqué devant la mairie. Qu’ils se débrouillent ! Après, chais pas oùsqu’ils l’ont fourré… faut voir le maire, Monsieur Mamelette, ou bien le vieux Jorique, le secrétaire… un vrai bouffon, celui-là… faut dire que le maire n’arrête pas de lui prendre la tête. Ca le tourneboule.
P’têt qu’ils l’ont mis dans le cimetière… je veux dire le sommet, pas Jorique, le pauvre ! y’a un hangar pour les outils du fossoyeur. En poussant un peu…
Toussant et pétaradant, le Youkaïdi émergea des nuages.
- Bon, ben c’est pas qu’on s’ennuie en votre compagnie, mais c’est l’heure de redescendre. Voilà Voltimand avec la navette. Si vous voulez profiter… bien que ça soille pas très réglementaire…
Le Youkaïdi décrivit un arc de cercle parfait et s’immobilisa devant nous.
Pierre sortit de sa prostration, déplia son mètre quatre vingt onze, s’avança vers moi en titubant et, sans crier gare, m’assomma d’une grande claque dans le dos.
- François !…
- Mmmmm ?
- François ! trois heures… c’est l’heure ! faut se lever… grand beau !
- Mais qu’est-ce que ?…
Pfffouuu ! quelle histoire ! faut que je rassemble mes idées. Ca s’agite dans le dortoir. Mon voisin, cet abruti, me balance sa frontale dans les yeux. Mes chaussettes… ah, non… celle-ci, ce n’est pas à moi. Sûrement au type à côté. Je la jette sur sa paillasse ; il n’a qu’à s’occuper de ses fringues ; j’ai assez à faire avec les miennes.
En bas, Pierre est déjà équipé de pied en cape. Toujours prêt le premier, celui-ci, et sans donner l’impression qu’il se dépêche. Assis devant son bol, il mange religieusement sa tartine avec l’application dont il est coutumier en toutes choses.
- Alors ? bien dormi ? me demande Pierre.
Lui est toujours frais comme une rose. Trois heures du matin ou huit heures du soir, douze heures de course ou une heure de ballade en famille, c’est pareil : on dirait qu’il sort frais et dispo, d’un emballage sous azote.
- Pffff… m’en parle pas ! j’ai fait un de ces rêves ! Thierry a préparé les petits déj’ ?
- Thierry ?
- Ben oui, Thierry, le gardien…
Pierre me regarde, bouche bée. Il devrait fermer la bouche, il va prendre froid.
- Mais qu’est-ce tu racontes ? le gardien s’appelle Muriel.
Un à un, les autres arrivent, s’équipent, farfouillent dans les caisses, dans les sacs, traficotent je ne sais quoi sur leur matériel, s’avachissent sur la table l’air absent devant leur bol de thé. Allons, encore une journée. Il faut vivre.
Assez ! et levons-nous de table. Chacun prend à son tour la route redoutable ; chacun sort en tremblant ; chantons, rions, soyons heureux, soyons célèbres ; chacun de nous sera bientôt dans les ténèbres.
A l’aube d’une longue journée, ayant empoigné le rocher froid dans la grisaille du petit matin, Pierre me demande : « tu as bien pris de l’argent ? ».
- De l’argent ?
- Ben… tu ne t’imagines pas qu’on va redescendre à pied du Grand Pic ? on va faire comme tout le monde, on va prendre la navette.
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Lorsque Jérôme eut terminé sa lecture, le soleil se couchait dans le ciel occidental, derrière la Blanche. Il reposa le manuscrit sur la table basse, devant la cheminée où crépitait le feu. Appuyé sur ma canne, je lui demandai ce qu’il pensait de mon histoire. Il réfléchit quelques secondes, afin de bien formuler sa pensée, puis il dit d’un air pénétré :
- Ca manque de femmes.
Ombre que je suis, si j’ai déplu, figurez-vous seulement (et tout sera réparé) que je vous n’avez fait qu’un somme, pendant que ces visions vous apparaissaient. Ce thème faible et vain, qui ne contient qu’un songe, gentils lecteurs, ne le condamnez pas ; je ferai mieux, si vous pardonnez. Oui, foi d’honnête homme, si j’ai eu la chance imméritée d’échapper aujourd’hui au sifflet du lecteur, je ferai mieux avant longtemps, ou tenez moi pour un menteur. Sur ce, bonsoir, vous tous. Battez des mains, si nous sommes amis, et je réparerai mes torts.
Fin.