Je connais...

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Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Modération Article

Depuis longtemps déjà, le brouillard avait effacé tout relief, digéré les points de repère, absorbé les quelques rochers encore visibles, avalé la montagne, le ciel, la mer, tout. L'univers cotonneux se limitait à quelques mètres d'une humidité froide et blanche. Les voix s'étouffaient dans cet édredon blanc et la trace derrière nous se perdait, vite effacée par le vent. Sûr de mon coup, comme d'habitude, je n'avais sorti ni boussole, ni carte. Impossible de se perdre dans ce vallon que je connaissais si bien. Mes deux camarades suivaient aveuglément, en quelque sorte. Dans une heure, nous serions au sommet et de là, nous passerions la crête et hop ! tranquille Emile, on se laisserait glisser jusqu'au refuge.

Le vent se faisait plus violent, sans pour autant balayer le brouillard, avait raboté la neige et laissait apparaître de vieilles traces sculptées dans la surface gelée et luisante. La densité des traces indiquait de façon certaine la proximité du sommet et tout à coup, émergeant d'on ne savait où, la petite chapelle se matérialisa là, sous notre nez, en quelque sorte tour de passe-passe, entourloupe de magicien. L'instant d'avant, il n'y avait rien et maintenant, la chapelle !

J'étais assez satisfait de moi. Pas de carte, pas de boussole et j'arrivais au sommet avec une précision quasi mathématique. Du pif et de l'expérience et ça suffisait bien. Donc tous ces instruments inutiles resteraient bien au chaud au fond du sac et ne viendraient pas troubler ma sérénité par un débat contradictoire. Qui de plus, m'obligerait non seulement à réfléchir, mais encore à sortir les mains de la douillette chaleur des moufles, à plier et déplier une carte récalcitrante, à consulter une boussole qui ne dirait pas la même chose que moi, à convaincre Pierre, Paul, Jacques et Jean qu'on est bien sur la bonne route etc…

Cette petite chapelle nous fut un havre de paix, retrouvant sa vocation première de protection des pèlerins, où il nous parut sympathique de faire une pause bien méritée afin de déboucher (pop !) la demi bouteille de Moulin à Vent montée (c'était une règle de notre communauté) par Patrick. Quelles furent les conséquences de cette action sur la suite des évènements ? je ne sais…

Puis, fantômes parmi les brumes, nous reprîmes notre chemin.

Étant au sommet, il suffisait de descendre.
Ce que nous fîmes.

- Par où ?
- Par là. Je connais.

Pendant dix minutes.

- Et maintenant ?
- Vas-y, vas-y, c'est bon !

Pendant dix autres minutes.

On ne savait trop si on montait ou si on descendait, si on progressait ou si au contraire on était arrêté. De temps en temps, l'un de nous prenait le tournis, perdait l'équilibre et se retrouvait par terre. Pas de points de repère, rien de rien, on était dans un autre monde.

La troupe commençait à regimber et il flottait dans l'air, me sembla-t-il, comme un vague parfum de mutinerie. Afin de couper la neige sous les pieds des mutins, et bien que je susse parfaitement où nous étions, je décidai tout de même de sortir la carte car, fort de la caution indiscutable de l'IGN, je ne craindrais pas la contradiction.

Déballer la carte.

D'abord, poser le sac. Va me faire froid partout dans le dos. Pareil quand je vais le remettre, tu parles. Et ces deux gourdes qui me regardent d'un air d'avoir deux airs…tirer la tirette…tu parles, avec les moufles…vais devoir les ôter, malgré le bout de ficelle que j'ai passé dans le truc du machin, pas moyen de le chopper, avec les moufles. Bon alors, cette carte ? Non, ça c'est la couverture alu… le tube de crème solaire… un bout de machin (c'est quoi, ce truc là ?) les clés de la bagnole… merde ! les clés de la bagnole ! Pffouuu, ça me rendra fou, ces clés de bagnole ! Bon, alors, cette carte ?
(série violette, claire, nette, avec le rendu du rocher et tout. Fini la série violette, maintenant c'est la top 25 avec des surcharges partout, des courbes de niveau partout qu'on ne sait même plus si c'est du rocher ou si c'est pas du, si c'est skiable ou si c'est pas…).

Déplier la carte.

Le sommet, voyons, voyons…où est-il ? où est le sommet ?… sur le pli, bien sûr (quelle question stupide !) et la crête de descente ? sur le pli aussi (quelle question stupide !).
Je plie, déplie, tortille de façon adéquate. Ma belle carte neuve bien plate, repassée, amidonnée et soigneusement pliée, ressemble maintenant à un sandwich SNCF. Le froid me pique les doigts, pour remettre les moufles je pose la carte sur le sac, le vent l'embarque illico, normal…je plonge pour la récupérer…les deux crétins rigolent…finalement, je fourre tout ça dans la pochette plastoc faut absolument que je songe à me fendre d'un porte-carte, d'un vrai avec une ficelle qu'on passe autour du cou, et que tu prends dans la tronche au moindre souffle d'air…

- Bon. Donc par rapport à oùsqu'on est…
- Mais justement, on est où ? demanda le fantôme nommé Patrick.

Ma main fortement mouflée s'abattit énergiquement sur une bonne moitié de la carte, en couvrant un secteur de quelques kilomètres carrés.

- On est là.

Patrick me regarda drôlement. Des glaçons lui pendaient au bout du nez.

- De toute façon, le nord est là.

Je tranchai le brouillard d'un bras définitif en direction du nord. Patrick bougonna je ne sais quoi dans sa capuche.

- Quoi ?
- Je disais : tu devrais sortir la boussole.
- La boussole, la boussole…j'ai déjà sorti la carte, ça ne te suffit pas ? ici, je connais.
(Je pousse un soupir à fendre l'âme du criminel le plus endurci)
- Enfin, si ça peut te rassurer…

Déballer la boussole.

Je farfouille à nouveau dans la poche supérieure du sac. Ah ! voilà le petit cordon rouge de la boussole, yaka tirer… j'extrais la boussole ainsi que la moitié du contenu de la poche qui gicle sur la neige, couverture alu, crème solaire, clés de la bagnole… merde ! les clés de la bagnole ! je remballe le tout en vrac dans la poche, sauf les clés de la bagnole qui rendent fou. Je les fourre dans la poche intérieure de ma veste (faudra que je m'en souvienne, sinon je vais encore faire un infractus au retour).

Coup d'œil à la boussole.

Que dit-elle, la boussole ?
La boussole, elle dit… elle dit… oui, bon…
Joli temps, n'est-ce pas ? mais le fond de l'air est frais !

J'avais tranché le brouillard par là, en direction du nord. Ben la boussole, elle dit le contraire du bras tranchant… elle indique par ci… direction diamétralement opposée.

Bon.

C'est dans l'ordre des choses. D'ailleurs, j'en étais à peu près sûr. Je n'aurais jamais du la sortir, cette p… de boussole. Comment faire confiance à un machin aussi rustique, inventé par les chinois il y a plus de deux mille ans. Deux mille ans ! je vous demande un peu ! D'ailleurs, les chinois, qu'est-ce qu'ils y connaissaient au massif des Cerces ?

Alors c'est pas tout ça, mais qu'est-ce que je fais, moi ?
Soit je mens éhontément et je dis péremptoirement qu'on est tout bon.
Soit je dis bon ben euh… ya un petit problème.
Soit je ne dis rien du tout, je remballe le tout et je dis allons-y.
Mais mon vieux camarade Patrick, avec qui je me suis perdu tant et tant de fois, ne va pas l'entendre de cette oreille. Comme d'habitude, il va vouloir fourrer son grand nez dans cette histoire, regarder la carte, consulter la boussole, enfin mettre son grain de sel. Tel que je le connais, c'est inévitable et on va s'engueuler. Lui affirmant que ya pas à chier, c'est par là, t'as vu la boussole. Moi assurant que t'es pas fou, c'est par ici, je connais.

- Mais regarde la boussole, merde ! Le nord est derrière ! T'es con ou quoi ?
- Ouais, boah ! Tu sais, la boussole, la boussole… y m'semble me souvenir qu'il y avait des mines de fer, dans les Cerces. Doit sûrement y avoir une masse métallique dans le coin…
- Masse métallique ? C'est toi, la masse métallique, ouais.
- Ben regarde la carte ! On doit avoir la crête à gauche en descendant… bon, ben on a bien la crête à gauche en descendant, non ?
- D'accord, on a la crête à gauche si on descend dans bon sens du bon côté, mais on a aussi la crête à gauche si on descend dans le mauvais sens du mauvais côté. Est-ce qu'on descend du bon côté ?

On s'est engueulé un moment… bref, jetons un voile pudique sur ces turpitudes…
Finalement, j'ai dit regarde plus bas il y a un col il s'appelle le col de Névache c'est le premier col sur la gauche alors on descend et on prend le premier col sur la gauche c'est pas compliqué… On discutaille et on s'engueule depuis un quart d'heure, moi j'ai froid, je descends.

Bon, ils ont suivi dans le brouillard qui s'était encore épaissit. Le troisième larron, Alphonse Vieugodet dit Al, je n'en ai pas beaucoup parlé, mais lui n'est pas du genre contrariant, il s'en fout et nous laisse faire, du moment qu'on dort le soir au refuge… Patrick qui n'est pas totalement convaincu par mon raisonnement, c'est le moins qu'on puisse dire, Patrick, sous sa capuche, mijote quelque bienfaisante pensée à mon endroit.

La descente se fait lentement, lentement, moitié chasse-neige, moitié dérapage, impossible d'aller vite dans ces conditions, c'est qu'il ne s'agit pas de faire le grand saut… on devrait approcher du col… consulter l'alti ? Mon vieux Thomen, fidèle compagnon de mes campagnes alpines, reste bien au chaud sous ma veste. Mon vieux Thomen que je ne regarde quasiment jamais, tellement j'ai peur de l'abîmer, sauf le soir, au refuge, pour m'assurer qu'il fonctionne toujours. Et puis un col, même dans le brouillard, si ça ne se voit pas, ça se devine. Et puis à moi, on ne me la fait pas. Et puis ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace. Donc le col pas de problème, le moment venu, je tomberai dessus, inévitablement.

D'ailleurs, ce coin, depuis le temps, je connais.

- Il y a des rochers, là, à gauche !

Al est sorti de son mutisme. Comme beaucoup de jeunes gens actuels, Al a vécu longtemps sans trouver sa vraie voie, mais déjà tout petit, dans sa natale bourgade, le microbe de la montagne fouillait ses méninges. A vingt ans, il a fait dans l'ésotérisme, l'astrologie, la chiromancie, puis son père lui a botté le cul et il s'est rabattu sur des productions d'un ordre moins hermétique, mais plus lucratif, et il est entré en cuisine. Merci, papa.
Al n'avait pas pipé mot depuis le départ et apparemment, le mauvais temps glissait sur lui comme de la sauce au cury sur du poulet à l'indienne…

La vitesse du vent augmente, je suis sûr que c'est le venturi du col… voilà… et voilà le col ! Youpi ! Super ! En plein dans le mille ! Qu'est-ce que je vous disais ? (Qu'es-ce que je suis bon !)
Je mets entre parenthèse là, par ce que je ne l'ai pas dit tout haut, mais je l'ai pensé très fort… in petto, comme on dit.
Et maintenant, hop ! à l'aise Blaise, cool Raoul, jusqu'au refuge. Le gardien des Drayères est bon cuistot…
Framboise sur la tartelette, le brouillard est moins violent et on devine la suite.

Patrick se détend.

Albert s'en fout.

Tout à coup, j'en ai marre de ce crapahut. Depuis trois jours on navigue entre brouillard, ciel bas et plombé, averses de neige… et jusqu'à présent, chaque soir, les dieux tutélaires de la montagne nous dorlotent et nous dépose gratuitement, avant la nuit noire, devant le bon refuge. Hier soir encore, en route pour le refuge du Thabor, on s'est emmêlé dans carte et boussole, la nuit tombait, le brouillard brouillardait, la neige neigeait en floconnant à gros flocons et là, à vingt mètres, un rectangle de lumière perça la ténébreuse obscurité : le gardien ouvrait sa porte. On aurait pu passer sans rien y voir, on ne cherchait pas le refuge dans ce coin là. En gros, on a atteint le refuge par hasard… la protection des dieux tutélaires…

Pour se débarrasser de la neige, on a tapé nos chaussures contre le plancher en bois, on a ôté les moufles, on a ouvert la veste et la douce chaleur du refuge nous a pénétré jusqu'aux os. Assis sur le banc de bois, on a bu le thé, les coudes sur la table, les mains en coupe autour du bol chaud. Puis, anesthésiés par la fatigue et la chaleur, on s'est endormis d'une pièce.

Oui, j'en ai assez de ce raid, assez du brouillard, de la neige, de l'incertitude, du froid, assez de cette humidité persistante, assez de ne rien voir, assez de me geler les doigts pour la moindre manip, assez de me geler les c… pour pisser, assez de me geler le c… pour ch…, assez de manger trois biscuits debout le dos au vent. Je rêve… je rêve de soleil, de blanche neige poudreuse, je rêve d'une trace bien nette et bien marquée qu'on suit sans se poser de question, en admirant la montagne, je rêve de la pose sur un rocher chaud, face au massif où dans la brume légère du lointain, la Barre brille de mille éclats. Je rêve de ch… au chaud, à l'abri, confortablement assis sur une cuvette en faïence, je rêve de prendre mon temps pour ça, un San Antonio entre les mains et le dos calé contre le réservoir à deux vitesse…

Bref, Maman ! J'veux rentrer à la maison ! Viens me chercher !

Pour lors, il n'en est pas question. Il faut d'abord descendre au refuge, par des pentes et des vallons découverts par le brouillard qui se déchire lentement. Ce n'est pas le beau temps, loin s'en faut, mais enfin, on voit où on va. Gros progrès.
Patrick fait remarquer qu'il est l'heure de manger, qu'il a faim (Patrick a toujours faim), qu'il faut s'arrêter pour. Patrick est comme les locomotives à charbon : si on ne charge pas la machine, ça ne marche plus, c'est très simple. Moi, je préfèrerais descendre pendant l'éclaircie.

Bon, on s'engueule puis arrêt buffet.

Pendant que Patrick alimente la chaudière, je regarde autour de moi.
Bien sûr, je connais, mais pas dans les détails naturellement, je connais en gros. Je ne suis même jamais descendu du col de Névache sur les Drayères… alors c'est marrant mais ce coin là, ça ressemble à…

- Alors ! On y va ?

La machine, bourrée jusqu'à la gueule, est sous pression et la vapeur lui sort des naseaux. Quand le Pat est rempli, rien ne peut l'arrêter.

- On y va, on y va…

La visibilité n'était pas absolument extraordinaire, jour blanc, la neige n'était pas merveilleusement fantastique, les traces de " godilles " n'étaient pas exactement celles que nous eussions souhaitées et, en tout cas, n'étaient certainement pas dignes de figurer sur les photos d'anthologie des revues alpines, papier glacé, lisse et soyeux, ciel bleu neige blanche, tellement glacé, lisse et soyeux, tellement bleu et blanc que pour un peu, on s'y croirait… enfin, c'était mieux que la purée de pois intégrale d'oùsqu'on sortait. Il y avait même quelques vieilles traces…
Le Patrick s'arrêta net. Je piquai du nez dans son sac.

- Dis donc… t'es sûr qu'on descend sur les Drayères ?
- Mais oui, mais oui, t'en fais pas, je connais… pourquoi tu me demandes ça ?

En fait, je n'en étais plus si sûr. Le cancer du doute commençait à me ronger les sangs. Les lieux avaient un petit air de déjà vu…

- En tout cas, dit le Pat, si c'est pas par là qu'on est descendu avant-hier, ça y ressemble furieusement !

C'était aussi mon avis et je le dis tout net à Patrick :

- Mais non, mais non, qu'est-ce que tu racontes… rien à voir…

Mais la méthode Coué résiste difficilement à l'obstination des faits. Je dus bien reconnaître que ces traces étaient bien nos traces d'avant-hier, que cette congère était bien celle qu'Albert n'avait pas vue, celle où il avait senti la terre s'ouvrir sous ses pieds, où il avait soudainement disparu comme happé par la statue du gouverneur et s'était retrouvé trois mètres plus bas, mais toujours debout sur ses skis, sans avoir eu le temps de dire ouf ! Bref, je dus reconnaître qu'on s'était (je collectivise la responsabilité, c'est un bon truc pour éviter de prendre la pâtée tout seul) bel et bien perdu et qu'on redescendait tout bonnement sur le refuge de la Vallée Etroite, quitté deux jours plus tôt dans le brouillard et sous la neige.

Le Pat s'est mis à fulminer, à rouscailler que ouais si t'avais sorti la carte et la boussole plus tôt, que etc… que c'était bien la peine d'être cadre CAF si t'es même pas foutu de trouver la bonne route et autres gentillesses de la même farine. Bon, la moutarde m'a monté au nez, on s'est engueulé encore une fois, je lui ai crié dessus, je lui ai rafraîchi la mémoire en lui rappelant avec perfidie qu'après tout, toi aussi t'es cadre CAF alors tu peux la fermer, t'aurais pu t'apercevoir qu'on était perdu, que etc…

- Et d'ailleurs - ai-je ajouté avec une parfaite mauvaise foi - on n'est pas perdu puisqu'on sait où on est, je ne vois pas de quoi tu te plains. Où est le problème ?
- Je croyais que tu connaissais le coin ?

Alors là, je lui ai cloué le bec, je lui ai répondu que ben ouais bon quoi et alors ? Ca lui a cloué le bec tout net, comme ça, clac !

Et ensuite, me direz-vous ?

Ensuite ? Eh bien ensuite, on a arrêté de s'engueuler et on a tout simplement continué la descente, par le petit bois de mélèzes, sur le refuge de la vallée Etroite.
Le gardien était sur le pas de la porte.

- Tiens, vous revoilà ! vous vous êtes perdu ?

Le Patrick ouvrait déjà sa grande gueule pour dire une connerie. Je pris les devants de justesse.

- Non, non, mais vu le temps, il nous a semblé préférable de revenir par ici. C'est plus prudent. (J'avais remarqué depuis longtemps que les gardiens de refuge aimaient bien quand on parlait de prudence).

Le gardien eut l'air étonné mais ne fit pas de commentaires.

Le problème c'est que nous attendait, comme hier soir au refuge du Thabor, et avant-hier soir ici même, une délicieuse polenta. Délicieuse, c'était la moindre des choses : ça faisait vingt ans qu'il en fabriquait, le gardien, de la polenta. Délicieuse, délicieuse, d'accord, mais quand même, trois soirs de suite… elle reste un peu en travers du gosier. Cependant, Albert nous fit judicieusement remarquer que c'était infiniment préférable (c'est comme ça qu'il a dit : infiniment) à un demi paquet de Figolu dans un trou à neige, comme l'an dernier. Nous lui en fûmes reconnaissant et ceci nous décoinça le gosier, aidé en cette tâche par le petit Lacrima Christi du patron qui nous rendit définitivement notre optimisme.

(Au fait, lui, le gardien, qu'est-ce qu'il se fait comme tambouille ? Il ne bouffe tout de même pas de la polenta à longueur d'année. Voici un mystère à éclaircir…)

Le réveil fut, le lendemain matin, laborieux, voire pénible… ceci demande quelques explications.

Le coup de pied au cul paternel lui ayant propulsé du plomb dans la cervelle, Albert avait donc abandonné ses ésotériques mais peu rémunératrices occupations pour des activités plus consistantes. Outre son métier de cuisinier, il avait aussi une formation de sommelier dont, pour Dieu sait quelles obscures raisons, il faisait rarement état. Mais Albert, ce n'était pas le genre long en bouche et arrière-goût de fruits rouges, c'était même toute une histoire pour lui tirer trois mots de commentaire sur une bonne bouteille. Le truc, c'était de le regarder boire. Il examinait son verre. Il buvait une gorgée, puis il reposait son verre, puis le regard vague, il fixait un point vers le plafond mais au-delà, dans un espace indéterminé. Et alors, s'il tendait la main vers la bouteille en disant " fais voir ", on pouvait y aller en tout confiance. Par contre, s'il nous sortait un " c'est quoi ce truc là ! " en rigolant, on pouvait utiliser le breuvage pour la sauce à salade, et encore. Pour être tout à fait complet sur le personnage, disons qu'il a travaillé quelque temps aux Etats-Unis puis il est rentré au pays ventre à terre, en hurlant au viol, quand il a vu comment les restaurateurs américains traitaient le vin.

Bref, tout ça pour dire qu'en professionnel consciencieux Albert a tenu à " se rendre compte ", nous a-t-il dit, de la qualité du Lacrima Christi. Laquelle devait être satisfaisante, et même plus que ça, puisque après trois " fais voir " le niveau avait dangereusement baissé. Ceci nous incita à en commander une seconde, de bouteille, pour faire descendre la polenta. Puis le gardien, dûment informé par nos soins de l'appréciation flatteuse du spécialiste, se crut obligé de nous en offrir une troisième, de bouteille. Remarquez qu'on n'avait rien demandé, mais un refus nous eût semblé un manque de tact inadmissible, et en tout cas assez peu en rapport avec notre réputation de personnes bien élevées. Quant à la suite de la soirée, mes souvenirs sont assez vagues…

Grâce au gardien, qui connaissait bien les lieux et qui nous a aimablement servi de pilote, au lieu de dormir dans le local à skis, où nous nous étions fourvoyés je me demande bien pourquoi, nous avons passé la nuit dans un dortoir confortable.

J'avais réglé ma montre sur six heures, crus-je (en fait, c'était sur trois heures, mais ce détail n'avait qu'une importance secondaire vu que, pour être sûr de bien entendre la sonnerie, j'avais enterré la montre sous un bon paquet d'oreillers) et c'est à huit heures du matin que le gardien nous a tiré du lit.

- Eh ben, les gars, vous savez l'heure qu'il est ?

On s'en foutait royalement, de l'heure qu'il est. Patrick ronflait comme un sonneur et d'Albert, on ne voyait qu'un tas sous une demi-douzaine de couvertures.

- Il a neigé une partie de la nuit… 25 cm de poudre. Et c'est le grand beau ! continua le gardien.

En d'autres circonstances, cette importante nouvelle nous eût fait sauter dans nos chaussures toutes affaires cessantes et expédié dehors à la vitesse grand vé, après s'être étouffés précipitamment avec tartines et café. Mais là, bon, franchement, pffffou… on avait envie de dormir et l'intrusion du gardien dans mon sommeil confortable me fit l'effet d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Venus des tréfonds de l'inconscient, une vague curiosité, un reste d'enthousiasme alpin, me firent cependant sortir la tête des couvertures et regarder par la fenêtre légèrement entr'ouverte (mais sans me lever, hein, attention, faut pas exagérer !). Et que vis-je, par la fenêtre légèrement entr'ouverte, hein ? que vis-je ? je vije un coin de ciel bleu.

- Les gars, il y a un coin de ciel bleu - dis-je mais pas trop fort pour ne pas les réveiller, aux deux empotés qui dormaient comme des loirs.

Patrick fit groummfff ! quoi ?… fous-moi la paix, tu vois bien que je dors…

Albert fit rien du tout.

Impossible de remuer ces deux lourdaux. Bon, je me recouchis. D'ailleurs, j'avais mal à la tête suite à cause qu'on avait passé la soirée à soutenir notre réputation de personnes bien élevées. C'est difficile, de soutenir, c'est fatiguant et tout et tout.
Voilà, alors à neuf heures, je me suis dit quand même. Mais faudrait pas croire que cet intermède, ce laps quoi, on dit un laps, fut été inutile. Pendant ce laps, j'eus des pensées profondes, des réflexions intellectuelles intenses. Mes réflexions profondes, ça ne vous intéresse peut-être pas, mais moi si. Wahh ! c'est trop génial, ce film. Les trois naïades à moitié à poil qui sont entrain d'embobiner les mecs…et la musique Country…géniale, la musique peut-être un peu de Gospel aussi…euh…oui, bon, revenons à nos moutons. Donc mes pensées profondes, vous vous dites qu'est-ce qu'il nous gonfle avec ça, nous on veut des histoires de montagne, de ski tout ça quoi avec des trucs et des évènements qui se passent, des machins techniques des pentes à frissonner dans le dos, du suspensse qu'on se dit oulala oulala oulala putain… c'est trop bien cette musique, je continuerai tout à l'heure…Par exemple, si j'avais racontis que driiiing…six heures, nous nous levâmes alors et tous en même temps, nous prîmes petit déj' café tartines et hop ! nous collîmes peaux, chaussîme skis, partîmes, marchîmes, jusqu'au sommet, décollâmes peaux et descendâmes jusqu'au refuge pas celui-là mais l'autre le suivant et pareil le lendemain et pareil la veille et pareil le surlendemain, vous vous seriez dit c'est un peu monotone ses histoire de montagne un peu chiant, pour parler imagé, et vous eussiez eu bien raison et c'est pour cette raison que je mets des pensées profondes, elles aussi font partie de la vie en montagne, pendant les temps morts, les laps où on ne regarde pas la carte et la boussole, où on a le nez sur les spatule tout ça et où on fait la grasse au lieu d'aller s'ébattre dans la poudreuse, ce qui est très mal, comme chacun sait, j'en conviens. Ouais là ça fait un peu long ce paragraphe, je vais aérer.

Ah mais… ah mais… au fait, damned, j'oubliais… hier soir, avant que les vapeurs ne nous brouillassent l'entendement, je fus sommé de m'expliquer sur l'agora au sujet de cette histoire de boussole. On a poussé donc les bouteilles et les restes de polenta et on a étalé la carte sur la table pour essayer de comprendre.

- C'est dégueu, cette table… je vais tacher ma carte.
- Mais non, tiens, mets-toi là…

Le Pat balaie d'un coup de patte une place sur la table. C'est pire qu'avant. Il étale les taches de vin, écrabouille des grains de polenta et mélange les deux. L'aspect des lieux est parfaitement repoussant.

- Bon, alors, cette carte ?
- Tu ne t'imagines tout de même pas que je vais poser ma carte là-dessus ? Elle a déjà pris un coup aujourd'hui, pas la peine d'en rajouter…
- En voilà des histoires pour une carte !
- Ben t'as qu'à prendre la tienne !
- Peux pas, elle est là-haut, dans mon sac…

Sentant venir l'orage, Albert nous fait remarquer qu'on pourrait peut-être s'installer sur la table derrière, qu'elle est propre et qu'on verra plus clair vu qu'elle est sous la lampe. Personne n'y avait pensé ; il est génial, cet Albert.

Ces problèmes techniques étant réglés, j'en viens au fait.

- Regardez, les gars, on a pris trop vite à gauche.

Je montre avec le doigt, par là et par là et par là à gauche au lieu de là vers le bas puis à gauche et remonter…

- On a pris le col de Valmeinier au lieu du col de Névache. On aurait du descendre beaucoup plus bas. C'est pour ça qu'on s'est perdu.
- Comment ça "on" - me fit aigrement remarquer le Patrick - "tu" t'es perdu, si tu permets. Nous, on n'y est pour rien, dans cette histoire.
- Oui, bon, enfin, on va quand même passer la nuit dans un refuge. Si tu te souviens bien, l'an dernier, dans le Queyras, on a fini dans un trou.

L'an dernier, dans le Queyras, on devait remonter la vallée de l'Ubaye jusqu'au col du Longet, puis au col Blanchet et redescendre sur St Véran. C'est un vallon long, long, long comme un jour sans pain et justement, on n'avait plus rien à bouffer vu qu'on devait se ravitailler à St Véran. Plus qu'un demi paquet de Figolu. Naturellement, brouillard anglais dès le matin.

- Dis donc, Patrick, il me semble bien que c'était toi qui menais la course, ce jour-là…
- Oui, bon, bon, on ne va pas remonter au déluge…

Ce jour-là, le Patrick avait dit le brouillard ? pas gênant, il suffit de suivre le fond du vallon, c'est pas compliqué. Le brouillard était tellement peu gênant, on avait tellement bien suivi le fond du vallon, et c'était tellement peu compliqué, qu'à la nuit tombante on s'était retrouvé à pelleter comme des forcenés sur les pentes du col de Rubren.

Finalement, mes souvenirs de la soirée n'étaient pas si vagues que ça et le gardien nous offrit un dernier petit coup de gnole, en fait du genépi, d'où il se dégagea un large consensus selon lequel malgré ceci et cela, la montagne c'est vachement bien, surtout quand ça ramone dehors et qu'on est bien au chaud au refuge. Amen.


Auteur : François Gremillard.
Texte publié sur le forum en janvier 2005 : partie 1 - partie 2 - partie 3 - partie 4 - partie 5.