Col de la Temple
Cette année-là (je ne vous dirai pas laquelle, ça ne présenterait aucun intérêt et ça me ficherait le bourdon. Qu'on sache seulement que c'était l'année où les Trima jetaient leurs derniers feux. Comprenne qui pourra), le Voyage d'Hiver était : tour de l'Oisans.
On était fin mars. En ces temps-là, Pâques se situait vers le tout début du printemps, pour d'obscures raisons de lune et de calendrier que je n'ai jamais très bien élucidées et que j'oubliais dès qu'on me les avait expliquées. Il faut dire que ça m'intéressait modérément. Vers le tout début du printemps donc, ce qui fait que la route était coupée au tunnel de Pelvoux, à 1200 m. L'itinéraire passait par le col de la Temple, puis redescendait sur Temple-Ecrins et la Bérarde. Dans notre enthousiasme juvénile, nous avions prévu la première étape au refuge Temple-Ecrins. Imaginez ! 2200 m de dénivellation le premier jour jusqu'au col de la Temple, avec pas mal de plat, puis une descente certes pas très difficile mais avec un passage assez délicat et qu'il ne fallait pas rater. Sur le dos, dans les sacs, nourriture et gaz pour sept jours car les refuges n'étaient pas gardés, en ces temps reculés. Nous ne doutions de rien !
Longue, oh combien longue ! remontée du glacier Noir. Le soleil, le dur soleil de l'Oisans, déversait des torrents de flammes qui nous cognaient sur la calebasse. Premier et antépénultième épisode "Flapi", soit "Flapi 1".
Inutile de dire qu'à 7 heures du soir, on en était encore à s'échiner dans les couloirs, sous le col. On pissait du goudron, le temps se gâtait et la neige tombait doucement. L'horizon se limitait alors à une barre nuageuse du côté de Coste Rouge. On entrait dans la nuée. Il semblait évident qu'il était hors de question, mais alors absolument hors de question, de rejoindre le refuge de Temple-Ecrins dans la soirée.
La solution s'imposait d'elle-même : Bivouac.
Bivouac sans matériel, à la fin de l'hiver, à 3300 m d'altitude et dans le mauvais temps. Tout le monde n'était pas d'accord :
- Quoi ! Quoi ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? renâclait le Patrick.
Alors j'ai été grandiose. J'ai fait quelque chose que je ne fait jamais. Je me suis conduit comme un vrai chef, un chef comme dans les livres ou les films américains (sauf que j'étais moins bien rasé qu'un chef de film américain). Les mâchoires serrées, le menton en avant, le regard dur et froid fixé sur la ligne bleue des Vosges, l'air impérieux, j'ai dit d'un ton tranchant (très important, le ton tranchant) :
- On bivouaque. On ne bouge pas d'ici. Pas question d'aborder de nuit une descente inconnue.
Et personne n'a pipé. J'en étais tout baba.
Vous pensez bien que j'avais répété mon petit numéro avant - en dedans, naturellement - dès que j'avais vu comment tout ça se terminerait. Nul besoin d'être grand clerc pour prévoir que ça allait tourner en eau de boudin. [Pour mettre en place mon petit scénario, j'ai réfléchi. Surtout, ne pas faire comme je fais d'habitude : "ouais, bof ! on pourrait bivouaquer là. Ca vous va, là ? non ? ben alors on naka se mettre ici… ça vous plaît pas non plus ? vous voulez vous installer où, là ? ouais, bon, si vous voulez ; pourquoi pas ? là ou ailleurs, hein, j'm'en fous ", pas contrariant. Mais ce coup-ci, non, non, c'est sérieux. Il ne faut pas rigoler. Il faut être clair, net et précis. Je regrette de ne pas savoir l'Allemand. Ce serait une langue particulièrement adaptée à la situation. On aboie quelques mots, n'importe lesquels "Raus !", "Schnell !", "Papîîîr !", même si on ne comprend pas l'Allemand, on voit tout de suite de quoi il retourne et on claque automatiquement des talons. C'est un réflexe. Alors que le Français ou l'Anglais se prête trop à palabres et discussions. Ouais, c'est ça, faudrait que je trouve quelque chose de ce genre. Avec l'expression adéquate : regard dur, maxillaires noués, coup de menton… je vais m'entraîner un peu pendant qu'ils ne regardent pas… faut être tranchant, faut que ça claque… maxillaires noués… putain, ça fait mal aux dents… Mais attention, ne pas commettre l'erreur de tomber dans la vocifération. Le but est de donner un ordre et que tous obtempèrent. Donc aboiement, et pas vocifération. D'ailleurs, celle-ci serait inopérante. La vocifération provoque l'ouverture du parapluie en attendant la fin de l'avalanche. Peu efficace ; ce n'est pas le but. Bon, voilà, c'est à peu près au point… allez, un dernier essai de regard dur et j'y vais…].
Nous nous sommes donc installés pour la nuit, c'est à dire que nous nous sommes étendus sur place, serrés les uns contre les autres et les pieds dans le sac. La préparation du repas nous a occupés deux bonnes heures, à la suite desquelles après des efforts désespérés et un combat héroïque contre un vent hargneux, qui avait manifestement des griefs personnels contre nous, et des éléments inamicaux, nous avons obtenu un litre d'eau vaguement tiédasse. Notre salle à manger était vaste, certes, bien aérée, de plain pied avec une vue superbe, mais cependant haute de plafond et difficile à chauffer. Au demeurant, exposée à l'est ce qui, dans la conjoncture, ne nous était d'aucun secours. C'est ici que se situe le pénultième épisode "Flapi". Pour des raisons trop longues et trop difficiles à expliciter et dont les tenants et les aboutissants sortiraient d'ailleurs du cadre de ce texte, nous appellerons ce deuxième épisode "Flapi 2".
Puis la nuit a commencé, rythmée par des dialogues hautement intellectuels et éminemment originaux. J'ai commencé par expliquer pourquoi les piles se vidaient quand il faisait froid ; je me suis un peu emberlificoté dans mes explications et j'ai dû lâcher quelques âneries bien profondes sur la question. Comme je persistais, mon interlocuteur, Gérard donc, m'a cloué le bec sèchement par un :
- Hé, ho ! tu permets ? c'est mon sujet de thèse, les piles, je sais de quoi je parle !
L'auditoire s'est pris à ricaner stupidement. Bon, j'avais l'air d'un con, alors j'ai fermé mon clapet. Ne discutez jamais avec un spécialiste, jamais, vous aurez l'air d'un con (aussi, quel besoin avais-je d'aller me fourrer dans des histoires de piles).
Puis la conversation a atteint des sommets d'érudition :
- Quelle heure est-il ?
- Dix heures.
………………………………………………
- Quelle heure est-il ?
- Onze heures moins le quart.
………………………………………………
- Quelle heure est-il ?
- Minuit. Vous m'emmerdez. Je dois de sortir mon bras à chaque fois !
- Ca passe pas vite, hein !
- Ah ben non, ça passe pas vite… qui c'est qui ronfle ? ma parole, y'en a un qui dort ! ! !
………………………………………………
- Quelle heure est-il, maintenant ?
- Cinq heures dix.
- Ah, ça se tire les gars ! Dans une heure, on se lève.
Net mouvement d'optimisme dans le dortoir.
Après un silence gêné, Alexandre Blouine, le préposé à l'heure ajouta, piteux :
- Vous allez rire, les gars ! Je me suis trompé. C'est pas cinq heures dix, c'est deux heures vingt cinq… ben oui, quoi, on voit pas clair… j'ai confondu la grande et la petite aiguille… j'voudrais bien vous y voir, moi… après tout, j'suis déjà bien bon… et si vouzêtes pas content, vouzavéca regarder l'heure vous-même, zut alors !
Ah ça ! pour rire, on a ri. La vache ! le salaud ! On l'aurait bouffé.
Le matin - il est finalement arrivé; tout vient à point à qui sait attendre - nous nous sommes félicités d'avoir bivouaqué. Ici se situera donc le troisième et dernier épisode "Flapi". J'ai longuement cherché un nom pour cet épisode, un nom qui soit cohérent avec les précédents, et finalement j'ai retenu "Flapi 3". Ah ben ça alors… vous avez deviné ! ? comment vous avez fait ! ? De nuit, nous n'aurions jamais trouvé le passage. Et nous serions arrivés en bas avant d'avoir eu le temps de dire "ouf". Et peut-être y serions nous encore (en bas).
Flapi 1
Ce sacré Flapi n'arrêtait pas de nous parler de sa Louise, qui en réalité s'appelait Brigitte (elle s'appelle toujours Brigitte et elle va bien, merci). Louise par ci, Brigitte par là…et patati, et patata…Ce raid était sa première grande expérience alpine et il était un peu inquiet. Il avait besoin d'être materné par sa Brigitte, même à distance. La remontée des couloirs du col lui avait causé quelque inquiétude et qu'est-ce qu'il se passe si je glisse et tu crois que ca tient cette prise et houlala je vais tomber tiens bien moi le pied. Bon finalement, il y est arrivé et j'en ai plus bavé que lui à le rassurer, à lui tenir les pieds etc…
Sa gourde faisait balang ! balang ! Ce sacré Flapi avait suspendu sa gourde, une gourde en alu toute cabossée comme on avait alors, à la ceinture de son sac et le poids naturel de l'objet ainsi que la topographie des lieux faisaient que l'engin en question se positionnait entre ses jambes et lui tapait sur les roubignolles à chaque pas. Il n'avait pas l'air de s'en apercevoir et continuait imperturbablement comme si de rien n'était. C'était pour nous un perpétuel sujet d'étonnement et nous ne pouvions nous empêcher d'imaginer avec épouvante l'état des organes après huit jours de raid. Des images de poires blettes nous passaient par la tête. Plus question de se rouler dans le stupre et la fornication. Pauvre Brigitte, qui risquait d'être privée de dessert pendant un moment… Peut-être serait-il opportun d'intervenir mais la question était délicate et nécessitait de la réflexion et du tact. Le groupe était tout neuf et on ne se connaissait pas encore très bien. Il eût été un peu cavalier de lui demander brutalement si cette gourde qui te tape sur les couilles ne te fait pas mal. Il fallait donc trouver des périphrases et des circonlocutions pour emballer tout ça.
Mais le Patrick, dont la diplomatie n'est pas le point fort, et qui dit ce qu'il a à dire sans trop se préoccuper de formes ni d'emballages, nous a tiré d'affaire en lui demandant brutalement, à ce sacré Flapi, si cette gourde qui te tape sur les couilles ne te fait pas mal ? tu te rends compte ! à chaque pas, un kilo qui te masse les couilles ! comment tu fais ?
Le Flapi a eu l'air étonné, hein ! quoi ! ben non, pourquoi ? elle est bien, là, ma gourde, c'est pratique, je peux boire quand je veux… pas obligé de poser mon sac… Et le Patrick, dont la diplomatie n'est pas le point fort, lui a répondu que peut-être tu ne sens rien parce qu'elles sont déjà en compote.
Mais, après trois-quatre jours de raid, comme il n'y eut pas de symptômes alarmants, nous fûmes totalement rassurés quant à la solidité des génitoires de ce sacré Flapi et quant à l'agrément des nuits de Brigitte.
Flapi 2
Donc le vent nous cherchait noise et la flamme bleue du bleuet flageolait dans les rafales. Le litre d'eau vaguement tiédasse fit alors l'objet d'un débat démocratique quant à son utilisation, car enfin que faire ? de la soupe ? du thé ? de la purée mousseline dont nous avions ample provision ? La majorité penchait pour le thé, plus facile et plus rapide à faire, dans ces conditions, que la mousseline. De plus, la température de l'eau n'était pas vraiment optimale pour la mousseline et nous irions au devant de graves déboires. La notice précisait en effet qu'il fallait laisser un peu refroidir de l'eau " bouillante ". Or l'eau n'était pas et ne serait jamais "bouillante". De plus l'ouverture et le renversement dans la gamelle d'un paquet de purée mousseline, opération simplissime dans une cuisine bien chauffée, demandait ici la mise en œuvre d'une industrie compliquée avec le risque non négligeable de voir les flocons de purée s'envoler joyeusement au gré du vent vers le glacier lointain ou des cieux plus cléments. La fabrication du thé nous promettait déjà quelques complications : aller pêcher le thé au fond du sac, lequel sac était pour lors occupé par nos jambes, ouvrir le petit sachet en plastique contenant les infusettes et, pour cela, ôter les gants, mettre les infusettes dans la gamelles sans la renverser, attention de ne pas faire infuser les étiquettes (pas terrible pour le goût, la décoction d'encre d'étiquettes) et surveiller le bazar pour boire avant que ça ne soit complètement froid. Surveiller le bazar consiste à plonger le petit doigt dans la gamelle pour juger de la température et donc, encore une fois, ôter les gants.
La fabrication fut achevée après quelque temps et quelques catastrophes évitées in extremis et le récipient circula sous l'œil vigilant et critique des consommateurs, afin que personne n'eût plus que sa part de ce breuvage fadasse et parcimonieux qui nous sembla pourtant un nectar des dieux. On aurait bien mangé un petit quelque chose en plus. Trois-quatre gorgées de thé tiède, c'était un peu juste après plus de 2000m de dénivelé.
Depuis quelques minutes, la barbe en bataille, le Flapi fourgonnait dans son sac à la recherche d'on ne savait quoi. Il remuait des trucs et des machins en bougonnant dans sa barbe, sortait des bouts de corde, des fringues, des gants, des sachets, des tubes,… puis fourrait tout ça dans le sac pour recommencer son cinéma cinq minutes après. Comme les distractions étaient rares dans ce coin, nous observions son manège d'un œil perplexe et intéressé : quel était le but de cette manœuvre ? à quoi rimait cette agitation ? où voulait-il en venir ?
Après avoir amusé la galerie quelque temps, ce cher Flapi exhuma des profondeurs mystérieuse de son sac, un sachet… un sachet en plastique… rempli d'on ne savait quoi d'indéfinissable, de couleur imprécise, de forme plutôt vague… Son air satisfait et son sourire nous firent craindre une catastrophe imminente… Il ouvrit précautionneusement le sac plastique et, entre le pouce et l'index, pêcha un de ces objets indécis. Son sourire s'agrandit et il nous exhiba triomphalement… des dattes fourrées ! ! ! Ce bon Flapi, ce cher Flapi, cet excellent camarade ! comment avions nous pu le maudire quelques heures plus tôt, dans les couloirs sous le col ? Ah Flapi, mon ami, que vous êtes joli, que vous me semblez beau !
Tournée générale de dattes fourrées ! l'optimisme revient ! c'est quand même bien, les bivouacs, même dans le mauvais temps… à condition d'avoir un Flapi et des dattes fourrées.
Flapi 3
Flapi sous la neige
Abattu par la neige, le vent s'est calmé. Il neige. La neige tombe, sûrement, régulièrement, sans à-coup, elle n'est pas pressée, elle sait qu'elle a le temps, et une bonne partie de la nuit la neige a recouvert les rochers et les hommes. Puis les étoiles se sont mises à briller, la neige a cesser de tomber, une lueur délicate vers l'est annonçait la naissance du jour, un jour nouveau, un jour magnifique pour les petits hommes, ces petits hommes qui vont s'ébattre dans cette neige brillante de mille cristaux, neige nouvelle elle aussi et cachant la misère des caillasses et des pierriers.
Les sommets frangés de rose émergeaient de la pénombre, touchés par les premiers rayons du soleil. Du bivouac, nous observions la lente, trop lente, progression de la lumière : sommet de l'Ailefroide… sommet du glacier suspendu… milieu du glacier suspendu… base du glacier suspendu… Puis tout d'un coup, par une brèche d'une arête du Pelvoux, la lumière nous a enveloppé. La longue nuit froide, l'ombre, les doutes étaient balayés par cette apothéose et emportés je ne sais où, sans doute par delà les océans, vers les Amériques lointaines…
Le soleil nous touche et la vie bouillonne à nouveau. On s'ébroue, on se secoue comme des chiens au sortir de l'eau, on s'étire et chacun vaque à son occupation préférée : récupérer ses affaires, regarder le paysage pensivement, arroser la neige un peu à l'écart tout de même, ou mettre le réchaud en batterie. Puis :
- Tiens ! et Flapi ?
On se regarde un peu surpris. Tout le monde est bien là… sauf Flapi qui manque à l'appel. Mais…un peu plus loin, il y a une tête, une tête sur la neige, une tête toute seule posée sur la neige, bien découpée autour du cou, l'effet est saisissant. La tête repose tranquillement, les yeux fermés, le visage serein, la barbe noire au ras de la neige. La tête de St Jean Baptiste sur son plat. Sauf que dans le groupe, il n'y avait malheureusement pas de Salomé. Puis les yeux s'ouvrent et un large sourire éclaire le visage.
- Hein ! dit la tête de Flapi, étonnée de voir tout ce monde en rang d'oignon à son chevet.
Et tous d'éclater de rire. Flapi s'éveillait. Il y eu un remous dans la neige et le reste du corps apparu. Ouf !