Petite escapade du côté des topos

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Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Modération Article

La littérature des topos n'est pas claire. Elle semble claire mais elle ne l'est pas. Elle s'apparente au discours politique, à la langue de bois. Elle demande donc une interprétation (une exégèse ? une herméneutique ?). Il faut apprendre à lire entre les lignes. Les mots n'ont pas leurs sens habituels.

Je me suis attelé à la traduction, en français de tout le monde, de ces textes fondateurs. Dans ce but, j'ai fait un petit répertoire des expressions récurrentes de cette littérature sacrée qui constituera, je l'espère, un signal fort en direction des jeunes. En effet, il faut être très clair afin que ça les interpelle quelque part dans la tête au niveau, entre guillemets, du vécu du quotidien.
Donc, allons-y.

Franchir la rimaye, parfois malcommode

Ici, "parfois" signifie "toujours", en tout cas chaque fois qu'on y passe. Quant à "malcommode", on appelle ça un euphémisme. Ca veut dire "merdique".

Traduction : franchir la rimaye, toujours merdique.

Passage délicat, couloir délicat

Il faut comprendre que, vu de loin, ça n'a l'air de rien mais que, vu de près, le passage présente une résistance insoupçonnée dont l'origine reste mystérieuse. La bonne fissure n'est pas si bonne que ça, ou il y a de la glace dans le fond. Les prise sont rondouillardes, ou fuyantes, ou imbriquées (j'aime beaucoup ces adjectifs, ils parlent à l'imagination) ou les trois à la fois, ou encore la sortie se fait sur une vire sournoisement déversée et gravillonneuse. On regarde d'un air inquiet l'arabesque élégante de la corde qui pendouille jusqu'à un piton décoratif et improbable, tout en évaluant automatiquement les hauteurs et les distances. Bref, le doute s'insinue. Qu'est-ce que je fais dans cette galère ? Non mais quel c… ! Quand je pense à ceux qui se dorent la pilule au soleil… On m'y reprendra, tiens ! (Note : c'est la version édulcorée; dans la réalité, le vocabulaire est plus vigoureux).

Traduction : fais toi léger.

Equipement très limité

C'est aussi un euphémisme. Vous remarquerez le "très". Il y a la limite et il y a la très limite. C'est pire. C'est même très pire.

Traduction : vous trouverez peut-être un anneau pourri abandonné dans le fond d'une fissure par les premiers ascensionnistes et, si vous avez de la chance, un spit rouillé avec, en dessert, un piton branquignollant qui attend impatiemment votre visite pour aller voir ailleurs.

Rocher en général excellent

Traduire par : rocher en particulier détestable.

Le rocher est inégal

Le rocher est détestable.

Le rocher demande des précautions

Ceci indique qu'il n'est pas conseillé de bousculer l'ordre établi ou de modifier un tantinet la structure rencontrée sans risquer de prendre la montagne sur la tête. On progressera donc avec la méfiance du guerrier Sioux. Une bonne solution consiste à se mettre à l'abri et à envoyer son copain devant en lui disant que, de toute façon, c'est toi le meilleur (ce qui n'est pas vrai, naturellement).

Pitons extra-plats conseillés

"Pitons extra-plats" se traduit par : rocher compact, fissures bouchées, relais problématiques.
Ensuite "conseillés". Remarquez bien : pas "nécessaires", seulement "conseillés". Si on vous dit "nécessaires", ça signifie qu'il en faut absolument donc vous pourrez les caser. Alors que "conseillés" veux dire que oui, prenez en toujours, sait-on jamais, vous pourrez peut-être en mettre un ici ou là, avec de la chance.
En bref, extra-plats conseillés = escalade (très) exposée ou même franchement casse-gueule.

Monter en oblique à droite, tirer à droite

Traduction : démerdez-vous.
Cependant, l'expérience montre qu'on a souvent intérêt à aller voir à gauche.

Suivre le fil de l'arête, facile, et gagner le sommet

Traduction : démerdez-vous.

S'élever par une vire peu marquée

Traduction : démerdez-vous.
Ne vous cassez pas la tête à chercher la vire, il se peut tout aussi bien que ce soit une dalle ou un surplomb ou même rien du tout.

Progresser au mieux, continuer au mieux

Démerdez-vous.

Bon rocher dans les passages difficiles

Rocher en général détestable.

Le bon itinéraire n'est pas facile à trouver

Ca signifie que vous allez vous perdre à tous les coups. Inutile de chercher le chemin, allez-y au pif, vous finirez bien par arriver au sommet un jour ou l'autre (plutôt l'autre).

On peut affiner l'analyse :
Le "bon" itinéraire... Il y a donc plusieurs itinéraires (ce qui est tout de même encourageant) et, parmi ces plusieurs, il y en a un qui est le bon. Mais ce bon "n'est pas facile à trouver". Cette forme d'euphémisme s'appelle une litote. Il faut donc le chercher (car si on ne le cherche pas, on ne le trouvera pas) et c'est difficile, évidemment parce que pour savoir si c'est le bon, il faut tous les essayer, sinon comment le savoir ? Tout ça prend du temps, surtout qu'on ne sait pas combien il y en a. D'autre part, on dit seulement que le bon itinéraire n'est pas facile à trouver, mais peut-être que les autres (les pas bons) ne sont pas plus faciles à trouver ?
Vous voyez que cette petite phrase d'apparence anodine admet des développements inattendus. Pas facile, tout ça. Il y aurait encore beaucoup à dire...

L'itinéraire n'est pas facile à déterminer

Cette locution présente l'intérêt d'être parfaitement claire, au contraire de la précédente qui, il faut bien l'admettre, est un peu ambiguë. Tout d'abord, il n'y a qu'un itinéraire. Ensuite, il n'est pas facile non "à trouver" mais "à déterminer". Voilà qui change tout. "Trouver" implique une connotation de hasard, de chance, d'essais manqués, de recherche à droite à gauche, de pif. Alors que "déterminer" a un petit côté structuré, cartésien qui indique que si on réfléchit correctement, comme nos professeurs nous l'ont appris durant nos études, en suivant bien les règles - lesquelles, je ne sais pas - mais en suivant les règles, on tombe avec une précision d'obus sur la bonne solution bien nette et bien carrée et on arrive au sommet avant les ploucs.

Terrain type "face Nord d'Oisans"

Expression quelque peu absconse pour le béotien qui ne connaît pas l'Oisans. Ce terrain peut être qualifié de délicat, avec toutes les caractéristiques qu'on a accordées précédemment à cet adjectif. On y trouvera donc, en vrac, une ambiance austère et parfois même franchement lugubre, des pyramides croulantes, des plaques de verglas sur du rocher fuyant et compact, des empilements branlants, des traînées d'humidité froide, une lumière crépusculaire, des emplacements de bivouac qui s'éloignent à mesure qu'on approche, des éboulements gigantesques, du rocher qui demande des précautions, du IV+ pourri trente mètres au-dessus d'un relais douteux, des tours, des donjons et des mâchicoulis qui délivrent des rations cyclopéennes de projectiles de tous calibres, etc. Bref, on fait dans le pharaonique.

On aura compris que le terrain type "face Nord d'Oisans" n'est pas exactement le genre de terrain à la mode actuellement et nos farineux magnésistes se sentiront gênés aux entournures. On aura compris également que pif et moral d'acier seront des outils autrement plus puissants et efficaces que les derniers gadgets à la mode.

Comme application pratique, voici un exemple.

Attaquer à gauche de la cascade du milieu (raide mais facile) puis traverser la cascade et gagner une vire ascendante à droite (dalles déversées).

Exercice :
Analyser cette phrase en fonction des indications données ci-dessus.

Corrigé :
On est à l'attaque d'une voie, ce qui signifie : lumière crépusculaire, froidure matinale, ombre. On attaque "à gauche de la cascade du milieu". Il y a donc au moins trois cascades, donc ambiance visqueuse ou même franchement mouillée ce qui, conjugué avec la froidure matinale et l'ombre, donne déjà un départ tout à fait sympathique. On est dans la note. Il est possible aussi que tout ceci soit gelé - n'oublions pas qu'on est en altitude - auquel cas, au lieu de grimper mouillé, on grimpera glissant. Est-ce préférable ? A vous de voir. Mais ça peut aussi simplifier les choses en ce sens que si le verglas oppose un "niet" catégorique à toute velléité de progression, on ira tranquillement se recoucher, la conscience en paix. Continuons.

"Raide mais facile" : quand c'est raide, c'est jamais facile, surtout quand c'est visqueux, sombre et froid.

"Puis traverser la cascade" : sans commentaire. Je vous laisse imaginer.

"Et gagner une vire ascendante à droite (dalles déversées)" : on présente ça comme allant de soi, mais pour celui qui sait, le petit mot "gagner" est source de bien des inquiétudes. Ce qu'il y a entre la cascade qu'on vient de traverser et le début de la vire n'est pas précisé. L'auteur ne sait pas par quel bout prendre la description et s'en tire par une pirouette. En général, c'est mauvais signe. Quant à la vire ascendante aux dalles déversées, on appelle ça "une rampe", et une rampe, en haute montagne, c'est l'horreur absolue, y'a pas pire. C'est tordu, c'est vicieux, c'est lisse, c'est fuyant, ça repousse vers le vide, y'a des gravillons qui roulent… au lieu d'une prise sympathique où on peut fermer la main, on tombe sur une espèce de truc rondouillard, l'horreur, je vous dis !

Vous avez reconnu, bien sûr, l'attaque de la directe Pierre Alain à la face S de la Meije.


Auteur : Francois Gremillard
Texte publié sur le forum alpinisme en septembre 2002