La Montagne, objet de culte social
La Montagne, dans l'historique de sa pratique se positionnera comme axe principal de l’Éducation Populaire. Le début du XX° siècle jusqu’à la fin du premier conflit est une période incubatrice en matière de démocratisation de la Montagne. L’implication des pouvoirs publics légitime ce phénomène social et l’accompagne dans sa monté en puissance.
La fondation de l’Alpine Club outre-manche en 1857, inspirera les nations alpines continentales, Autriche 1862, Suisse et Italie 1863, Allemagne 1869, Société Polonaise des Tatras 1873, Espagne 1922, qui vont à leur tour faire l’apologie de la Montagne, en la redéfinissant comme un paradigme entre valeurs morales et culte du corps. Ces institutions imposent un élitisme des classes sociales dominantes, qui en fixent les usages et en étanchéifient leur accès. Ce privilège du gotha aura l’avantage de réformer en profondeur la communauté montagnarde. En effet La reconnaissance sociétale du montagnard devient alors possible du fait de cette cohabitation improbable entre élite et plèbe. En étroite collaboration avec un savoir-faire autochtone incontournable, les dignitaires de la plaine, ont grands besoins des services de guidages locaux.
Les binômes célèbres Guides-Clients : Celestin Passet - Roger de Monts dans les Pyrénées, Pierre Gaspard de la Meije et Emmanuel Boisleau de Castelnau dans les Ecrins, incarnent bien cette modulation où se télescopent des existences que tout oppose. La notion du tutoiement en montagne obéit à une déontologie prenant une racine historique à l’aube de la profession de Guide dès le XIX° siècle. 3000m dans les Alpes, 2000m dans les Pyrénées, étaient les altitudes où l’usage du « Tu » s’appliquait. Ce protocole informel de neutralité d’appartenance sociale, obéissant à l’impitoyable pression environnementale. De fait ce métier fut un « Ascenseur Social » notoire pour ces populations isolées d’un point de vue géographique et éducatif. En 1874 la fondation du Club Alpin Français légitimera la pratique montagnarde et en assurera une reconnaissance institutionnelle.
La pratique de la montagne tend vers un élan patriotique indéniable. Le vocable d’usage imposé, possède ces tonalités martiales et belliqueuses s’inspirant de la philosophie militariste. « Conquête », « assaut », « attaque », « siège », attestent cette perception de l’orographie, comme objet défiant la fibre patriote. En 1904, Franz Schrader, célèbre Pyrénéiste, président du Club Alpin Français, fige dans sa formule « Pour la patrie, par la montagne… », les orientations de l’institution. Son cousin, Elisée Reclus géographe, communard et père fondateur de l’anarchisme français, prend le contre-pied de cette devise nationaliste. Penseur humaniste avant-gardiste, il va définir le socle d’un savoir être montagnard fondée, sur une trilogie chère à la pensée libertaire et aux valeurs de la cordée : solidarité, autonomie et responsabilité. Autrement dit: altérité, empathie et introspection; les fondements de la relation humaine.
L’ère industrielle battant son plein, proclame le triomphe du capitalisme. En contrepartie, va éclore le corpus des sciences humaines, qui ébauchera le futur édifice social en gestation. Le ‘paternalisme ouvrier ou industriel » dans son insidieuse mission de contrôle de la masse des laborieux, contribue à la popularisation des activités de pleine nature. Dans une troisième république dédiée à la laïcité, les Grimpeurs des Alpes en 1889, les Alpinistes Dauphinois en 1892 et le Club Ascensionniste Grenoblois en 1899 ; adhèrent à l’axiome internationaliste et promotionnent la Montagne auprès des classes populaires. Cette volonté démocratique, reflétera ce changement qui s’opère en profondeur dans cette société de « la Belle Epoque ». Elles s’opposent aux injonctions cocardières prescrites par le Club Alpin Français et la Société des Touristes du Dauphiné fondé en 1875.
Le début du XX° siècle jusqu’à la fin du premier conflit est une période incubatrice en matière de démocratisation de la Montagne. A partir de 1919 la section alsacienne « Les Amis de la Nature », organisation laïque d'origine autrichienne, structure l’accessibilité aux activités de plein air, afin de ménager la santé mentale du prolétariat, son hygiène de vie et d’en élever sa conscience politique. Cette entité populaire, inaugure les prémices de la « Montagne Sociale ».
Le « carré des officiers », historiquement réservé aux hautes sphères de la société, laisse enfin la porte entrouverte aux origines sociales plus modestes, à partir des années 20.
La Montagne se voit instrumentaliser à des fins politiques, prolongeant les modes de pensées nationalistes aux quatre coins de l’Europe. Les codes de la cordée détournés, vont servir à renforcer les idéologies obscures et archaïques.
En 1936 le Groupe Alpin Populaire voit le jour. Affilié à la Fédération Sportive et Gymnique du Travail, cette association incarne une pratique de la montagne travailliste et collective, qui tend, certes à endiguer la poussée des confins de la droite dans le paysage socio-politique français ; mais aussi, réformer l’image du montagnard héroïque.
Les velléités du Front Populaire tiennent tête à la lame de fond fascisante du moment et utilise la Montagne comme levier majeur de l’Éducation Populaire, émanation de la volonté politique du Front Populaire, portée par des philanthropes iconographiques tels, Léo Lagrange, Jean Zay et André Malraux, au cours des années 30 et 50.
La société française d’après-guerre en quête de reconquête identitaire, aura recours aux valeurs montagnardes. L’exemple de cette frénétique course aux « 8000 » Himalayens, dont la première ascension de l’Anapurna le 3 Aout 1950 par l’expédition Française de Lachenal, Terray, Rebuffat et Couzy, illustre cette engouement national et sociétal, pour la montagne.
Le gouvernement de Gaulle en 1965 soutient la fondation de « l’Union des Centres de Plein Air » à partir du mouvement « Jeunesse et Montagne », orchestré par Guido Magnone dans les Alpes depuis 1940.
Dans les Pyrénées, « L’Œuvre de Montagne » porté par les tentatives des instituteurs Henri « Coucou » Barrio et Jean Dutech depuis 1934 en vallée d’Aspe voit le jour en 1946 avec la construction du refuge de Laberouat au-dessus de Lescun. « L’Œuvre de Montagne » accueille une des premières classes de neige française l’hivers 1947-1948.
Le concept innovant de « village-station » du Queyras impliquant toute une population valléenne de manière transversale, est consécutif à une crue dévastatrice du Guil en 1957. Le traumatisme collectif incita les Queyrassiens à prendre leur destin en main, et sous l’impulsion de Jean François Lamour, maire de Ceillac, en charge de l’aménagement du territoire, ils élaborent et mettent en place, leur innovant modèle touristique équitable et collectif ; qui reste de nos jours, probant en termes de développement local pérenne.
Les années soixante et soixante-dix, symbolise l’aboutissement de ce décloisonnement débuté sept décennies auparavant. Une pratique de la « Montagne urbaine » affleure au sein des sections Montagne des grands groupes industriels ou nationaux. Robert Paragot et Lucien Bérardini, figures mythiques de l’alpinisme prolétaire, légitiment avec sagacité cette rupture définitive avec la Montagne bourgeoise. La forêt de Fontainebleau et son océan de grès, acheminera vers les sommets, des milliers de pratiquants anonymes.
Aujourd’hui, on estime que 20 millions de personnes en France, pratiquent la randonnée en Montagne occasionnellement. Plus de 3 millions, marchent, grimpent et glissent régulièrement, par l’entremise de clubs fédéraux (CAF, FFME, FFRP), entretenant un lien indéfectible avec la géographie et la culture Montagnarde. L’organisation structurée des secours en Montagne depuis les années soixante (PGHM, CRS, GRIMP), est synonyme de réponse bienveillante de la part des institutions d’état, face à cette recrudescence des usagers et leur diversité. L’implication des pouvoirs publics légitime ce phénomène sociétal et l’accompagne dans sa monté en puissance.
Professionnalisation, marchandisation des activités de montagne, oriente un mode de pratique quelque peu individualiste et consumériste. L’émergence des structures d’escalade artificielles en milieu urbain inaugurées par le courant associatif depuis les années quatre-vingt ; se voit détourné au profit d’un marché de la salle d’escalade privée. Les expéditions commerciales ainsi que les marques de matériel de montagne tirent de faramineux profits.
L’escalade devenue discipline olympique en 2020, propulse l’activité sur l’avant-scène du sport spectacle. Conjointement l’émergence du trail, réduit l’espace montagnard à un vulgaire stade, pour pratiquants au profils égotiques, dont les principales inspirations restent : performance, concurrence et compétition.
La Montagne, axe principal de l’Éducation Populaire, demeure un espace de liberté (sous conditions), un terrain d’expression et d’accomplissement pour l’individu. Les gardiens du temple veillent à ce que le sanctuaire ne soit pas saccagé par la dérive comportementale de la gente alpiniste, telle la mairie de Saint Gervais (Haute Savoie), qui s’est vue contrainte de limiter les candidats au toit de l’Europe. Éduquer c’est responsabiliser l’usager, afin que celui-ci conserve ce privilège offert par la Montagne, qui prend la forme de cet « état de grâce » furtif, nourrissant l’estime de soi.