Zoom sur 2 récits de la base SERAC - Avalanches en cascade de glace

Activités :
Catégories : environnement montagne
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Jé Rome

Apprendre des expériences des autres

L’expérience est le nom que chacun donne à ses erreurs”.
Cette citation du dramaturge irlandais Oscar Wilde résume à elle seule l’ambition de la base de données SÉRAC dont est tiré ce récit : constituer une banque d’expériences partagée afin d’encourager tous les montagnards à bénéficier du vécu des autres. Doublée d’une réflexion critique, l’expérience évolue progressivement en expertise.
Au-delà du recueil des récits, nous sélectionnerons désormais chaque trimestre un témoignage éclairant dont la lecture et l’analyse visent à nourrir votre expertise personnelle.

Récits choisis

Pour ce nouveau retour d’expérience, nous avons choisi et analysé deux récits d’avalanche spontanée qui ont affecté des grimpeurs en cascade de glace. Dans les deux cas, le risque avait été apprécié, des indices pouvaient être identifiés sur le terrain, mais le bon déroulement de la journée jusqu’à l’avalanche, la motivation des protagonistes, ou d’autres facteurs « faussement » rassurants ont émoussé une évaluation plus objective des risques quand elle ne l’a pas relégué au second plan.

Récit 1 – Cascade de Razis Crévoux : Description détaillée

Une avalanche de neige lourde s'est déclenchée dans les pentes surplombant la cascade des Razis vers 15h, dévalant la partie gauche du panneau central, pendant à peu près 2 minutes, ensevelissant totalement 2 grimpeurs occupés à réaliser des Abalakov au pied du mur de glace. La zone de dépôt fait 5 mètres de large, 10 mètres de long, et environ 2m50 d'épaisseur au point le plus haut.

Il y avait une trentaine de grimpeurs ce jour-là. Deux groupes d'une dizaine de membres chacun encadré par des guides et initiateurs, quelques cordées autonomes, et un groupe d'une dizaine de grimpeurs non encadrés, dont je faisais partie.
Arrivés au parking, on se dit que ça va être chargé sur les voies, mais au final, la marche d'approche finie, on se rend compte que tout le monde trouve sa place, dans une bonne ambiance, on échange les cordes, toutes les voies sont équipées, la glace est bonne, les températures restent relativement négatives en ce fond de vallon, et le niveau général pousse à l'émulation.

On avait bien lu le BERA, 3, toutes expositions, mais le topo ne mentionnait qu'un risque de coulée sur l'approche, rien au niveau de la cascade. En effet, du bas, on voit clairement les couloirs de purge qui jalonnent l'itinéraire, mais l'éloignement et le décalage du secteur de cascade nous donne à penser que l'endroit est préservé de toute purge éventuelle. Du coup, on laisse tout le matos de sécurité à la voiture, comme cela nous arrive de temps en temps sur des sorties que l'on juge "safe"...

Quelques spindrifts dans la matinée, de neige légère en suspension dans le bois dominant la cascade, accompagnent les grimpeurs tout au long de la matinée. On en rigole, cela pimente l'escalade.
Midi approchant, et le soleil arrivant sur le haut de la cascade, de petites coulées se déclenchent, probablement des arbres, rien de bien inquiétant, mais on se dit qu'il ne va pas falloir tarder.

14h, une coulée cette fois-ci plus grosse que les autres sur la gauche, mais très brève. Dans notre groupe, j'entends un "aller on se casse". Mais l'effet de groupe est là (…) alors on reste.
15h, je me décide à partir (…) Toujours de petites purges de neige lourde.

On descend le long du lit de la rivière, puis d'un coup on entend un fort grondement discontinu. On se retourne tout juste pour voir un flot de neige lourde débouler du haut de la cascade, sur la partie de gauche (…) comme si la montagne tirait la chasse. Le silence, puis les premiers cris.
(…) Bordel on n’a pas pris Dva, pelle et sonde, quelle erreur...

La suite du récit relate l’organisation du secours à l’aide de pelles et de sondes qu’une partie de l’autre groupe avait pris soin d’emporter. Finalement, les personnes ensevelies avaient une main à l’extérieur de la neige et ont été dégagées rapidement. (…)

À chaud, une grande sensation de colère. Colère de ne pas avoir écouté les signaux, mais surtout colère de ne pas avoir eu sur moi le matériel de sécurité pourtant indispensable, car on pensait, à tort, que cela ne craignait rien. Erreur de débutant.
Autant de guides, d'initiateurs, et de grimpeurs d'un niveau correct, et personne ne s'est dit que ça serait une bonne idée de porter un DVA sur soi. Comment autant de monde a-t-il pu se faire avoir ? Effet de groupe, biais cognitif ?

S’il y a une leçon à tirer de cette journée, c'est bien celle-là : toujours avoir son DVA sur soi, avec une pelle solide et une sonde correcte ; s'entraîner au secours, et surtout savoir ORGANISER un secours, car là, c'était tout sauf organisé. Alors bien sûr, c'est facile de dire tout cela après coup, de donner des leçons, mais face à un tel cas d'école, il semble important de se remettre en question et d'éviter que cela se reproduise.

Étude de l'itinéraire

A la base nous avions prévu d'aller à Cervières. Le matin au petit déjeuner, changement de plan pour Crévoux, car cela semble plus accessible en termes de niveau. On consulte le topo rapidement. Après coup, une avalanche avait déjà été répertoriée dans les sorties, mais on n’avait pas pris le temps de lire tous les comptes rendus, alors que d'habitude on les épluche.

Niveau de l'attention et évaluation des risques

L'effet de groupe est un vrai point noir ici sur l'évaluation des risques.
Plusieurs facteurs auraient dû nous alerter, au-delà du BERA à 3 en toutes orientations :

  • Heure avancée
  • Petites purges, puis de plus en plus consistantes.

Alors qu'un débutant aurait vu facilement les feux rouges, un groupe plus expérimenté, pris par l’élan général, s'est peut-être dit que cela passait et qu'on ne risquait rien puisque l'endroit était réputé comme sécu.

Récit 2 Les hémos à Godo dans le vallon du diable : Description détaillée

Après un moment sans une sortie, nous décidons de nous attaquer à une voie classique des Vallons du diable : les hémos à Godo. Il est 4h30 quand le réveil sonne. Le réveil, plus facile que prévu, annonce une bonne journée. Les conditions dans la cascade sont bonnes d’après les derniers rapports publiés sur CamptoCamp.

(…) L’arrivée à la cascade est un moment heureux. Nous nous équipons, répartissons le matériel et définissons les rôles. X1 animé par une forte motivation en ce beau samedi prendra la tête du début de la voie. L’ascension de la cascade se déroule bien et rapidement (…) C’est à ce moment-là qu’elle s’est annoncée. Au calme de la montagne enneigée s’est substitué un bruit sourd, semblable à un roulement de tambour battu à vive cadence. (…) La seconde suivante voit l’apparition de l’origine de ce bruit, un flot de neige, semblable à une vague terrifiante émergeant du haut du ressaut. (…) J’ai la chance d’être au pied du ressaut et le flot continu de neige ne heurte que mon sac. Dans un instinct de survie primaire, je décide de réaliser une traversée de quelques mètres à droite. Je sais que la raideur de la cascade me mettra à l’abri. J’y arrive sans mal en quelques secondes. Je suis alors à l’intérieur de cette cascade déchaînée. (…) Puis après quelques dizaines de secondes, tout s’arrête. Le bruit cesse et le jour revient. Une seule pensée alors : et les autres ? X1 est au-dessus de moi, la vue de la vague déferlante ne lui a laissé qu’une solution : sauter pour se réfugier dans la partie verticale. X2 est également sauf, il est sûrement celui qui a le plus vécu la force de ce flux : bien que son relais fût quelque peu décalé, il a pris une partie de la coulée. Une chance que le relais n’ait pas été arraché. Quelques secondes sont nécessaires pour retrouver nos esprits. Il n’y a alors qu’une chose à faire : rejoindre le relais pour descendre au plus vite. (…)

Conditions

Lecture du BRA : manque observé a posteriori : mauvaise prise en compte des forts vents de jeudi et du faible regel de la nuit de vendredi à samedi.

Niveau de l'attention et évaluation des risques

Nous avons considéré que les quantités de neige étaient trop faibles pour déclencher une coulée. A posteriori, je pense que nous avons largement sous-estimé le fort vent de jeudi, et le faible regel de la nuit. Je dirais que l’incident vient d’une mauvaise interprétation du BRA et peut être du sentiment de "ça passera"

L'analyse

Cette analyse met en avant les éléments les plus marquants, faisant écho à d’autres retours d’expérience ou à des biais décisionnels connus. L’ambition n’est pas d’imaginer a posteriori ce qui aurait évité l’incident ni de porter un jugement sur des situations auxquelles tout pratiquant peut être confronté un jour. Nous ne nous exprimerons pas non plus sur les conditions de terrain (nivologie, conditions de glace, conditions météo, chutes de pierres ou de séracs éventuelles) du jour, mais plutôt sur l’évaluation des risques et le comportement adopté. Notre souhait est de mettre en valeur des points clefs et, éventuellement, de suggérer des pistes d’amélioration pour gérer des situations similaires.

Par Maud Vanpoulle, guide de haute montagne et chercheuse en accidentologie
Relecture : Olivier Moret (Fondation Petzl).

Points marquants et pistes de réflexion

Des facteurs rassurants

Dans ces deux récits, les participants mettent en avant des éléments rassurants qui semblent occulter les informations ou les signaux d’alarme qui pourraient compromettre la poursuite du projet. Ces facteurs rassurants orientent l’attention uniquement vers les signaux positifs, réduisent la vigilance et font finalement obstacle à une analyse plus lucide des risques. Dans le premier récit, les signaux de danger ont bien été identifiés, mais l’engagement d’autres cordées, l’émulation générale, et le sentiment que « tout se passe bien jusqu’ici » encouragent le groupe à maintenir son projet.

La preuve sociale ou l’émulation de groupe

Ce facteur a été relevé dans 9% des récits de la base SERAC. Le biais cognitif dit de “la preuve sociale” traduit la tendance à interpréter un comportement comme sûr à partir du moment où il est partagé par d’autres. “Si eux le font alors ce comportement ou cette décision est raisonnable.” Ce biais se trouve renforcé si les autres sont perçus comme compétents ou légitimes (exemple : un professionnel). « L'effet de groupe est un vrai point noir ici sur l'évaluation des risques. »

L’attention portée uniquement sur les signaux positifs

8% des récits déjà analysés dans la base Sérac soulignent que l’attention se concentre en priorité sur les détails positifs ou les petits signaux encourageants même s’ils n’ont pas grand-chose à voir avec le risque principal pourtant identifié. Le bon déroulement d’une sortie émousse souvent la lucidité face à un risque identifiable par quelques indices tangibles sur le terrain

récit 1 « Plus tôt, arrivés au parking, on se dit que ça va être chargé sur les voies, mais au final, la marche d'approche finie, on se rend compte que tout le monde trouve sa place, dans une bonne ambiance, on échange les cordes, toutes les voies sont équipées, la glace est bonne, les températures restent relativement négatives en ce fond de vallon, et le niveau général pousse à l'émulation » ;

Récit 2 « L’arrivée à la cascade est un moment heureux. Nous nous équipons, répartissons le matériel et définissons les rôles. X1 animé par une forte motivation en ce beau samedi prendra la tête du début de la voie. L’ascension de la cascade se déroule bien et rapidement ».

Un itinéraire ou une section réputé ou perçu comme faciles ou peu dangereux.

Ce facteur a été relevé dans 44% des récits SERAC et semble avoir eu une influence dans la situation de la cascade de Crévoux : « Alors qu'un débutant aurait vu facilement les feux rouges, un groupe plus expérimenté, pris par l’élan général, s'est peut-être dit que cela passait et qu'on ne risquait rien puisque l'endroit était réputé comme sécu. »

La réputation d’un itinéraire perçu comme facile, peu dangereux ou réalisable par mauvais temps ou un risque élevé d’avalanche peut limiter la réévaluation des dangers sur le terrain.

Les retours d’une expérience

L’avalanche en cascade de glace, un danger sous-estimé

Les cascades de glace se forment dans des zones d’écoulement souvent dominées par des pentes de neige raides susceptibles de se purger après des chutes de neige fraîche, l’exposition au soleil ou le réchauffement des températures.
La première précaution consiste à évaluer la probabilité d’une purge, d’abord à la lecture du BRA lors de la préparation de course. On s’intéressera notamment au risque d’avalanches spontanées. Une fois sur le terrain, on appréciera au mieux la charge des pentes dominant l’itinéraire, la hausse des températures et l’heure à laquelle le soleil viendra réchauffer la neige.

Le phénomène d’inversion des températures est trompeur : on grimpe dans l’ombre glaciale d’un fond de vallée alors que les pentes qui dominent l’itinéraire sont baignées dans une lumière et une température printanière.
Si le port du DVA et l’équipement pelle/sonde sont absolument recommandés, il faut garder à l’esprit qu’une avalanche canalisée dans une cascade de glace est puissante, dévastatrice et n’offre quasiment aucune échappatoire.

Merci aux auteurs des récits pour leurs témoignages et la lucidité avec laquelle ils ont analysé rétrospectivement leur mésaventure.