Voyage au coeur des strates
C’était il y a cinq ou six ans.
Je ne sais pourquoi, j’avais compulsé à nouveau une vieille photo de la face nord des Clottous, où j’avais il y a encore plus longtemps ouvert en solitaire un itinéraire skiable. Et là, penché sur cette photo que j’avais déjà vue et revue des dizaines de fois, me sauta aux yeux comme une évidence une chose à laquelle je n’avais encore jamais songé : il y avait peut-être un autre itinéraire skiable dans la face nord/nord-est voisine, au cœur d’une multiplicité de strates toutes plus tourmentées les unes que les autres. En parlant de cœur, tiens, il y en avait même un semblant, souligné par la neige qui en bordait les contours. C’est ainsi que je nommerais cet itinéraire « voyage au cœur des strates », après l’avoir skié, en 2020. Il aura d’ailleurs fallu attendre la troisième tentative pour que les planètes s’alignent enfin et nous permettent, à Steph et moi, de glisser enfin entre les strates, nous y faufiler avec la joie du rêve accompli…
Notre première tentative nous avait vus repoussés dès l’ascension par une strate verticale, dressée comme un rempart au milieu de la traversée exposée qui suivait la première rampe. Seulement 1m50 de rocher tout au plus… Mais la bande de calcaire lisse n’offrait aucune possibilité de passage ; nous dûmes faire demi-tour, bien déçus, mais rentabilisant quand même l’approche par le second parcours de la face nord voisine, que Steph ne connaissait pas.
L’année suivante, fort de cette première expérience, j’avais acquis une longue-vue, destinée à scruter précisément la face, et bien sûr en particulier l’emplacement de la fameuse strate. C’est ainsi que, petit à petit, au cours de la saison, je voyais le remplissage de la face s’améliorer, jusqu’à ce que la strate posant problème disparaisse enfin totalement sous la neige. Steph n’étant malheureusement pas disponible, je retournai à l’assaut de l’itinéraire en compagnie d’Alain. Nous pûmes franchir l’ensemble des passages comme prévu, et découvrir ainsi de visu ce qui n’était jusque-là qu’un rêve repéré sur une photo et scruté à la longue-vue. Le passage de sortie était de toute beauté, le couloir terminal étant bordé de strates formant comme un encorbellement, magnifiant encore la joie de parcourir ce remarquable itinéraire. Malheureusement, la qualité de la neige n’était par contre pas vraiment au rendez-vous… Ne voulant pas gâcher ce moment en skiant à tout prix, j’arrivais à convaincre Alain de boucler par un autre couloir plus simple, mais déjà suffisamment désagréable à skier pour achever de me dire que nous avions fait le bon choix. Il ne restait qu’à attendre le bon moment. Ce qui fut fait quelques semaines plus tard, en compagnie de mon ami Stéphane qui plus est. Voilà, nous avions enfin accompli notre « voyage au cœur des strates » !
Les strates… Ces plis de roches sédimentaires qui autrefois tapissaient le fond des mers sont un peu comme les rides de la Terre. De vieilles traces de sa jeunesse passée, que trahissent çà et là quelques fossiles.
Il y a peu, je suis allé accompagner les proches d’un ami qui venait de décéder. Une petite cinquantaine seulement. Terrassé par un cancer ne permettant aucune rémission. Je ne l’avais pas revu depuis l’enfance, séparés par les aléas de la vie. Nous jouions ensemble, lui, Stéphane et moi, dans les rues du petit village où nous passions week-end et vacances scolaires. Juste avant la cérémonie, j’ai revu notre ami allongé dans son cercueil. Exprimant ensuite mes condoléances à ses sœurs, j’ai voulu dire ma joie – toute relative – d’avoir pu retrouver un instant « mon copain ». Elles avaient du mal à comprendre, tellement son visage portait les terribles stigmates du mal qui l’avait terrassé, le rendant plus squelettique, loin de cette bonhommie de cinquantenaire qu’il affichait auparavant. J’ai pour ma part bien davantage et curieusement revu ce visage d’enfant que j’avais conservé en mémoire auprès de mon ami allongé dans son cercueil que sur les photos de ces derniers moments de vie joyeuse, avant la maladie. Comme si la maladie, en le décharnant petit à petit, avait opéré un retour en arrière, vers ce qu’il fut, son visage d’enfant fin et pur. Il avait pour moi, et seulement pour moi qui ne l’avait pas connu adulte, retrouvé et affiché sur son lit de mort les strates de sa jeunesse passée. J’avais revu mon copain !...
Par endroits, la terre se décharne également, nous laissant entrevoir elle aussi son squelette, et donc les traces de sa jeunesse.
Mais une crainte m’envahit… La crainte que nous ne soyons peut-être in fine le cancer de notre planète, lui faisant perdre peu à peu la vie qui en épouse la surface, grignotant toujours plus ce qui fut il y a si peu foisonnement, forêts et jungles épaisses, prairies sauvages et fleuries, l’amenuisement de ces milieux entraînant la disparition silencieuse de dizaines d’espèces qui s’y épanouissaient alors…
Plus le bruit de l’homme envahit les espaces, plus le silence de la Terre qui se meurt retentit dans un vide sidéral. La biodiversité disparaît, la vie part sans bruit et nous peinons à en prendre conscience, aveugles et sourds que nous sommes, le virtuel ayant bien trop supplanté le naturel.
Il existe dans les montagnes un cœur quelque part au milieu des strates. Je l’ai vu ! J’ai skié tout près de lui…
Le cœur de la Terre bat encore. Nous en profitons ! Ne serait-il pas dommage d’en abuser jusqu’à son dernier sursaut ?
PS : Le CR de "Voyage au cœur des strates", 2020
Le CR du 1er iti tracé en face N des Clottous, 2013
Et le CR du dernier, l'épaule N, en 2025
Commentaires
Ah oui un bon souvenir Thierry !

C’est vrai