Pérou : Huayhuash - Pisco - Tocclaraju
ANDES DU PĂROU 2006
Fribourg (Suisse), 2 semaines avant le départ...
Mon collÚgue de bureau JérÎme (qui prépare lui aussi un trek au Pérou pour l'été) fait irruption dans mon bureau :
- Dis Bertrand, t'as vu le site du MinistÚre français des Affaires EtrangÚres�
- Non, pourquoi, ça a l'air safe le Pérou ces temps-ci (sic)
- Ben, manque de bol, ils parlent justement de la CordillĂšre de Huayhuash oĂč tu veux aller
- Ah bon�
- Ouais, et c'est "formellement dĂ©conseillĂ© suite Ă de frĂ©quentes attaques Ă main armĂ©e, parfois mortelles, et mĂȘme sur des groupes accompagnĂ©s"
- Les cons...
Je scanne quand mĂȘme rapidement sur Internet tous les sites Ă©quivalents. Si c'est dangereux, ça l'est pour tout le monde, nonâŻ? RĂ©sultat des courses : Camp alarmiste 2 (France et Suisse) - Camp taciturne 6 (USA, GB, Allemagne, Italie, Espagne et Autriche). 6-2, ça fait quand mĂȘme un beau carton en ces temps de Coupe du Monde. Par acquis de conscience, j'Ă©cris quand mĂȘme aux diffĂ©rents voyagistes français ayant mis le Huayhuash sur leur programme.
L'histoire se prĂ©cise, mĂȘme si chacun y va de sa petite version : au passif, il semble bien qu'il y ait eu un couple amĂ©ricain (ou Ă©taient-ce des IsraĂ©liensâŻ?) zigouillĂ©s ainsi qu'un solitaire. Mais c'Ă©tait "il y a longtemps, hors du circuit classique, en saison des pluies...". Bref un peu suspect. Et de toutes maniĂšres la police est arrivĂ©e et a trucidĂ© les bandits avant toute forme de procĂšs (dans l'une des versions, c'est mĂȘme le Mossad qui a envoyĂ© une Ă©quipe effectuer la besogneâŠ). Et pour clore le tout, les communautĂ©s indigĂšnes du coin ont maintenant montĂ© un systĂšme de vigilance armĂ©e pour que ça ne recommence plus. Selon les visiteurs rĂ©cents, ils sont d'une discrĂ©tion remarquable sauf pour prĂ©lever une cotisation de sĂ©curitĂ© aux randonneurs gringos de passage...
Chiquian (3400m), dimanche 4 juin
Tout avait pourtant bien commencĂ©. Passons sur les 23h de voyage porte Ă porte entre Berne et Lima. Pour les Andes, Ă moins de 24h t'as pas grand chose, c'est bien connu (27h pour AgnĂšs qui a dĂ©couvert les charmes de lâaĂ©roport de Bogota 7h durant). Je me demande encore pourquoi KLM inflige 2h dâescale sur un bout de caillou dĂ©sert dĂ©nommĂ© Bonnaire alors que 99% des passagers embarquĂ©s Ă Amsterdam souhaitent fermement aller Ă Lima...enfin passons.
A Lima, oĂč chaque guide routard digne de ce nom prĂ©cise bien qu il faut se mĂ©fier des faux taxis, des faux bus, des faux policiers, des vrais voleurs...nous sommes rĂ©ceptionnĂ©s comme prĂ©vu par notre logeuse de nuit, Señora Elizabeth, en 2 cargaisons, lâune Ă 19h et lâautre Ă minuit. Une nuit au Temesta et un petit-dĂšj plus loin, nous ouvrons le coeur battant lâenveloppe contenant nos billets de bus Lima - Chiquian, dĂ»ment achetĂ©s et dĂ©posĂ©s par le fils de lâhĂŽtelier de Chiquian qui nous emmĂšnera trekker...quelle organisationâŻ! Jâarrive pas Ă y croire...dĂ©part a 9h30, nickel pour ne pas stresser, et le soir mĂȘme on sera au coeur des Andes. A lâĂ©poque dâInternet, mĂȘme lâAmĂ©rique Latine commence Ă prendre des cotes helvĂ©tiques. Enfin petits les cotes...car un peu plus tard devant le hangar de la compagnie "Cavassa", pas de bus en vue. Juste une employĂ©e qui nous explique que le bus est "cancelado" pour cause dâĂ©lections. Câest vrai que câest la PrĂ©sidentielle en ce dimanche, mais la date est connue depuis 2 mois. Alors pourquoiâŻ? "No sĂ©, Señor". Et le prochain busâŻ? "Mañana, Señor". On se croirait revenus dans Tintin et le Temple du Soleil. Reste Ă trouver le Chiquito qui nous tirera dâaffaire...
Car, comme toujours, le programme est chargĂ© comme un agenda ministĂ©riel et mañana ne nous convient pas du tout. Dâautant que lâacclimatation est courte et que chaque heure passĂ©e dans ce trou sordide quâest Lima, Ă 0 m dâaltitude, se traduit par X globules rouges fabriquĂ©s en moins. Arrive heureusement notre Chiquito sous la forme de Manuel Lara Junior. Pour la petite histoire, et pour rester en famille, c'est son pĂšre Manuel Lara Senior - l'hĂŽtelier de Chiquian chez qui nous nous prĂ©lassons ce soir - qui nous a organisĂ© le trek. Et c'est son fils, Ă©tudiant Ă Lima, qui nous chapeaute ici. Pour faire bonne mesure, et comme l'union fait la force, il nous ramĂšne en renfort ses 2 soeurs qui vivent Ă©galement Ă Lima. Nous nous attelons alors tous ensemble a l'Ă©pineux problĂšme : comment dĂ©guerpir de cette mĂ©galopole Ă vomir sans cramer 300 $ que les quelques taxis borgnes traĂźnant par la nous rĂ©clament pour remplacer le bus. Il y a bien des "autobus de noche" le soir mĂȘme...mais 12h de plus Ă Lima suivis de 9h de nuit blanche bringuebalante aprĂšs 24h de voyage, NON. Sans parler des nombreuses carcasses de bus de nuit garnissant les ravins des roues andines. Les "taxistas" interlopes nous observent du coin de l'oeil et le sourire aux lĂšvres, sentant leur proie faiblir...
"C'est bon, j'ai trouve un dĂ©part a 10h chez la Compagnie TrucmucheâŻ!". C'est Cindy, la soeur aĂźnĂ©e, rivĂ©e Ă son portable, qui nous annonce la bonne nouvelle. "C'est un bus pour Huaraz, mais vous vous ferez dĂ©poser au Col de Conococha et mon pĂšre viendra vous chercher depuis Chiquian". 1/2h plus tard dans les bureaux de la Compagnie Trucmuche (je traduis). « Mais Señor, je vous ai fait rĂ©pĂ©ter, au tĂ©lĂ©phone vous m'avez bien dit 10h du MATIN, pas du soirâŻ! Joder, cabronâŻ! » (gros mot intraduisible). Bon, tous les jeux de piste trouvent un jour leur terme, encore un petit rodĂ©o de banlieue et nous atterrissons, au beau milieu d'une sinistre zone industrielle, chez l'agence JULIO CESAR Ă laquelle nous arrachons les 4 derniĂšres places pour le Lima-Huaraz de midi. Le temps de partir a 13h30 ("ah, si Señor, las elecciones"), de mettre 1h30 Ă sortir des bouchons de Lima ("normalmente no hay problema, pero Señor con las elecciones..."), etc...bref la nuit est tombĂ©e depuis longtemps (et on est tous les 3 endormis depuis tout aussi longtempsâŻ!) quand Manuel Jr nous rĂ©veille en sursaut. Nous sommes projetĂ©s sans mĂ©nagement avec armes et bagages dans la nuit glaciale du Col de Conococha, Ă 4100m, lĂ oĂč les routes de Huaraz et de Chiquian divergent. Un Mate de Coca plus loin et Manuel Lara pĂšre est bien lĂ , 1h plus tard et nous nous (rĂ©)endormons sur un "Lomo Saltado" fumant, et encore 1h plus tard nous dormons pour de bon sous les Ă©paisses couvertures de l'Hotel « Los Nogales ». Les vraies vacances peuvent enfin commencer.
Chiquian (3400m), lundi 5 juin
Le jour venu, nous dĂ©couvrons le petit Eden dans lequel nous avons atterri. Incroyable de trouver un truc pareil au milieu d'une bourgade andine perdue Ă 3400m. Les chambres douillettes avec TV, vraie plomberie et eau chaude (du moins aux heures oĂč il y a du courant) entourent un magnifique patio dĂ©bordant de fleurs multicolores, l'accueil familial est adorable, et nous apprenons rapidement que Manuel pĂšre et fils nous accompagneront Ă©galement, Ă titre gracieux, pendant le trek en plus du muletier et du cuisinier prĂ©vus au contrat. Câest encore lâavant-saison et ils souhaitent examiner les conditions du parcours. Bref rien que des bonnes nouvelles. Pas de souci, ça ne va pas durerâŠ[img=191752 right]Au dessus de Chiquian[/img]
La journĂ©e est vite racontĂ©e. Le matin avec Manuel Jr une petite rando acclimatative "de mise en train" qui finit quand mĂȘme par durer 6 heures; l'aprĂšs-midi Ă explorer Chiquian afin de restocker Aspirine et Ibuprofene pour lutter contre le terrible "soroche", version andine du Mal des Montagnes...Enfin et surtout un passage chez le coiffeur pour AgnĂšs et moi qui restera parmi les grands souvenirs du voyage. D'ailleurs se faire couper les tifs dans des coins perdus est souvent Ă recommander pour se plonger dans l'ambiance locale. Nous papotons avec l'indienne qui nous coiffe (d'un oeil, l'autre surveille son gamin dans la rue), avec les clientes assises qui attendent leur tour, la coiffeuse papote aussi en direct avec lesdites clientes, leur expliquant comment elle a pu "enfin" remplumer son fils ("J'ai commencĂ© Ă rajouter systĂ©matiquement de la farine dans le lait du biberonâŻ! Si Señora, funciona muy bienâŻ!"). Et nous ressortons chacun 1 heure plus tard avec une coupe "montagnarde" mais tout Ă fait prĂ©sentable et pour un prix qui ne sera sans doute plus jamais battu lors de nos futures pĂ©rĂ©grinations dans les cordillĂšres exotiques : 6 Soles soit 1.8 Euro...pour les deuxâŻ!
Lac de Mitucocha (4230m), mardi 6 juin
Comme toute bonne aventure andine, avant qu'il soit question de marcher, celle-ci commence par 3 heures de marteau-piqueur sur la piste dĂ©foncĂ©e nous amenant d'abord Ă Llamac, le dernier village habitĂ©, puis Ă Matacancha, 4150m, un ramassis de masures en chaume et pisĂ© oĂč une poignĂ©e d'Indiens misĂ©rables Ă©lĂšvent quelques moutons Ă la belle saison. Etonnamment nos Ăąnes sont bien ponctuels au rendez-vous, le muletier et le cuisinier aussi, tous avertis sans doute par tĂ©lĂ©phone satellite. Les 7 bestioles sont chargĂ©es rapidement et la caravane s'Ă©branle sous un ciel dĂ©jĂ menaçant. On a du oublier de prĂ©venir la saison sĂšche par tĂ©lĂ©phone satelliteâŠen tous cas, le coin Ă©voque moins les cartes postales du bleu andin que (dixit Michel, grand PyrĂ©nĂ©iste devant l'Ă©ternel) "les lapiaz de la Pierre St Martin une journĂ©e pluvieuse d'automne".
Le 1er col Ă 4700m est du coup avalĂ© d'un pas alerte, pas suffisamment pour Ă©viter la sauce qui nous rattrape dans la descente. Pluie, puis grĂȘle (c'est mieux, ça mouille moins). On ne peut mĂȘme pas se consoler Ă la perspective de retrouver plus bas un camp installĂ© avec le thĂ© fumant : les Ăąnes semblent avoir du mal Ă passer le col sous la tourmente, et restent invisibles loin derriĂšre nous. Nous traĂźnons au maximum les pieds, tant qu'Ă ĂȘtre mouillĂ©s marcher ça rĂ©chauffe, et on arrive Ă peu prĂšs groupĂ©s. Pour finir sur les bonnes nouvelles, le camp prĂ©vu au bord de la Laguna Mitucocha est dĂ©jĂ squattĂ© par 2 groupes et il faut installer les tentes 2km en aval au milieu de nulle part. Enfin au moins la flotte s'est-elle arrĂȘtĂ©e. Et dire que je m'Ă©tais cru malin de choisir l'avant-saison de juin pour cumuler saison sĂšche et absence de gringos. Jusque lĂ c'est rĂ©ussi...[img=191753 right]Laguna Mitucocha[/img]
Une brĂšve Ă©claircie sur les (dit-on) impressionnants glaciers du Jirishanca nous pousse Ă aller faire un petit tour vers la Laguna (lac, en langage andin) - arrivĂ©s lĂ -bas, les nuages sont bien sur de retour, et les gringos annoncĂ©s sont bien installĂ©s aux meilleures places. Des Japonais venus filmer. Bien fait pour eux, ils ne verront rien non plus, z'avaient qu'Ă venir en juillet-aoĂ»t comme tout le monde. De toutes façons vu le climat pourri rĂ©gnant toute lâannĂ©e sur les montagnes nippones, ils ne doivent pas se sentir trĂšs dĂ©paysĂ©s...[img=191754 right]Joel et Jorge[/img]
Pour aller se coucher sur une note d'optimisme, Jorge le cuisinier - l'homme clĂ© de toute expĂ©dition, câest bien connu - semble remarquablement Ă son affaire ce qui augure bien de la suite : certes ce n'est pas le raffinement britannique des treks en Himalaya Indien mais l'un des poulets (vivants) voyageant avec la caravane a dĂ©jĂ quittĂ© les effectifs et le rĂ©sultat est excellent. Les autres voyagent entassĂ©s dans une caisse sur le dos dâun des Ăąnes et leur sort n'est finalement guĂšre plus enviable. Ma fleur-bleue de petite femme dĂ©clare qu'elle va rapidement finir totalement vĂ©gĂ©tarienne...Nous avons mĂȘme droit Ă un Ă©norme 4/4 (quatre quarts, pas quatre-quatreâŻ!) en l'honneur des 35 ans de Michel. Il recommence Ă pleuvoir en allant se coucher, ce sera le 1er test de la rĂ©elle impermĂ©abilitĂ© de l'Ă©quipement - et AgnĂšs, qui rĂȘvait de vacances Ă se chauffer au soleil...rĂȘve peut-ĂȘtre dâIbiza sans oser me lâavouerâŻ!
Lac de Carhuacocha (4200m), mercredi 7 juin
Il flotte à torrents une bonne partie de la nuit. On nous avait pourtant expliqué qu'en saison sÚche les (rares) averses restaient cantonnées à l'aprÚs-midi et que les nuages se dissipaient la nuit. Nous aurait-on menti� Au lever du jour, pas d'illusion, tout est noyé dans la crasse et l'ambiance est sinistre à souhait. Patience, Bertrand, patience...sitÎt le (plantureux) petit-déjeuner avalé, un timide soleil apparaßt et les terrifiants sommets autour du Jirishanca commencent à pointer le bout de leur nez. L'endroit se prend enfin à évoquer les images flashantes des revues de montagne, celles que nous étions venus filmer nous aussi (quel loisir idiot, ces treks classiques, finalement). Nous refilons au pas de course vers la Laguna mais évidemment comme la veille le rideau se referme des qu'on arrive. Restons zen, faisons un pas de coté...
MontĂ©e morose au Col de Carhuac (4650m, le plus bas du circuit) sous un ciel plombĂ©, seul Michel s'extasie devant toutes les nuances de vert et de brun lui rappelant ses raids humides Ă travers le BĂ©arn et le Pays Basque..."parce que tu vois, lĂ -bas, quand il pleut, c'est pour de vrai, le ciel ne te laisse AUCUN espoir, et ça dure jour et nuit...". Soit. Dâailleurs jâai aussi donnĂ© lors dâune paire de transpyrĂ©nĂ©ennes cyclotouristes mĂ©morablement arrosĂ©es. Jâai maintenant plutĂŽt en tĂȘte l'Atlas Marocain comme prochaine destination familiale...
Le plus incroyable : cette rĂ©gion qu'on imaginait d'une radicale sauvagerie est en fait trĂšs habitĂ©eâŻ! Autour de sommets glaciaires figurant parmi les plus impressionnants de la Terre, on passe sans transition Ă un relief de collines moutonnĂ©es entiĂšrement tapissĂ©es d'un beau tapis d'herbe et de mousse. L'Irlande collĂ©e autour de l'Himalaya en quelque sorte. Enfin peu de bergers irlandais accepteraient de vivre comme ces familles indiennes misĂ©rables estivant Ă 4500m dans des conditions quâon a peine ou honte Ă dĂ©crire. Les giboulĂ©es non prĂ©vues au programme, qui nous font pester, bien abritĂ©s sous nos Goretex, contre le rĂ©chauffement climatique et son grand Satan GW Bush, ne semblent pourtant guĂšre les Ă©mouvoir. Les plus malins dâentre eux se sont procurĂ©s on ne sait comment des stocks de biĂšres et cocas quâils tentent de revendre aux touristes assoiffĂ©s. MĂȘme sans avoir soif (pas de risque vu le tempsâŻ!), un petit achat permet au moins une poignĂ©e de photos en toute bonne conscience (ou presque).[img=191756 right]Laguna Carhuacocha[/img]
Le camp est dĂ©jĂ montĂ© lorsque sâinstalle sur la rĂ©gion une curieuse alternance dâĂ©claircies brĂ»lantes et de volĂ©es de grĂȘlons. InconvĂ©nient, on passe notre temps Ă sâhabiller et se dĂ©shabiller. Avantage, ce style de mĂ©tĂ©o est en gĂ©nĂ©ral accompagnĂ© dâambiances lumineuses fugitives mais Ă©tincelantes. Presque de quoi nous consoler du reste de la journĂ©e. AtmosphĂšre islandaise des jours de beau temps, diront les connaisseurs. PlantĂ© au pied des glaciers suspendus du Siula, Jirishanca et autre Yerupaja (6600m), la « laguna » de Carhuacocha fait sans doute partie des plus beaux endroits de la CordillĂšre des Andes. Enfin câest ce que disent les guides, il suffit dâailleurs de lever les yeux (trĂšs haut) pour sâen convaincre. Ca tombe bien, nous allons y passer plus de temps que prĂ©vuâŠmais nâanticipons pas. Pour en finir avec les superlatifs, lesdits Jirishanca (« Bec du Colibri » en Quechua) et Yerupaja (signification inconnue) font aussi partie des sommets les plus difficiles des Andes voire de la Terre entiĂšre. LĂ encore, il suffit de lever les yeux (toujours aussi haut) pour en ĂȘtre â Ă©galement â convaincu. Ce dernier doit ĂȘtre gravi en moyenne tous les 5 ou 10 ans. Au maximumâŠ[img=191757 right]Laguna Carhuacocha[/img]
Le reste de lâaprĂšs-midi sâĂ©coule paisiblement dans et devant la tente-mess (au grĂ© des Ă©lĂ©ments) entre brefs raids photographiques, leçons de Français donnĂ©es par AgnĂšs Ă Emmanuel Lara Jr, rudiments de Quechua que JoĂ«l, le muletier, tente courageusement de mâinculquerâŠComme la veille, pas question dâimaginer que le ciel Ă©toilĂ© reviendra sitĂŽt le soleil disparu, comme il est Ă©crit dans les livres. La pluie et la grĂȘle se relaient pour assiĂ©ger la tente-mess pendant le dĂźner, ça commence mĂȘme Ă goutter sur les succulentes truites fraĂźches du lac achetĂ©es aux indigĂšnes â et sur les incontournables patates andines qui les accompagnent. Ca continue Ă tambouriner sur les parois de la tente sitĂŽt couchĂ©s (mais lĂ notre Hilleberg « made in Sweden » reste dâune impermĂ©abilitĂ© intraitable), avec un coup de tonnerre pour faire bonne mesure. « Des orages ici en cette saison (sĂšche) ? Ah no, imposible, hombre » mâavaient expliquĂ© en chĆur Manuel pĂšre et fils pendant le repas...le Diamox est abandonnĂ© au profit du Temesta â nous sommes parfaitement acclimatĂ©s tous les 3 par contre le bruit de la grĂȘle frappant la tente traverse mĂȘme les Boules QuiesâŻ!
Laguna Carhuacocha (4200m), jeudi 8 juin
Grande nouveautĂ© ce matin. LĂ encore du jamais vu de mĂ©moire dâarriero : il neigeâŻ! En fait, il a mĂȘme neigĂ© une bonne partie de la nuit. Du coup les parois de la tente se sont Ă moitiĂ© affaissĂ©es sur nous ce qui a permis Ă lâhumiditĂ© ambiante une 1Ăšre incursion Ă lâintĂ©rieur de notre dernier rĂ©duit de dĂ©fense, notre tente suĂ©doise garantie toutes conditions. Andes PĂ©ruviennes : 1 â Scandinavie : 0. Vaut mieux en rire finalement â câest en tous cas ce que font Manuel pĂšre et fils, JoĂ«l lâarriero (muletier, en langage local) et Jorge le cuisinier. Ambiance filmogĂ©nique Ă souhait que ce camp tout blanc. Ăa me rappelle notre tentative sur lâArarat oĂč la colĂšre de NoĂ© nous avait infligĂ© 3 jours de camping sous des trombes neigeuses. Et dire quâon avait mis le rĂ©veil Ă 6h pour la grande Ă©tape de la journĂ©eâŠcelle-ci est remise au lendemain sous des cieux espĂ©rĂ©s plus clĂ©ments, de toutes maniĂšres les Ăąnes auraient bien du mal Ă marcher sur de lâherbe rendue savonneuse par la neige fondue. Nous sommes donc contraints dĂšs le 3Ăšme jour de consommer notre seule journĂ©e de rĂ©serve, celle qui Ă©tait bien sĂ»r prĂ©vue pour finir tranquillement. Quant Ă imaginer ce qui se passera si câest tous les jours comme çaâŠles Ă©chappatoires sont rares sur lâensemble du circuit et arriver dans une vallĂ©e imprĂ©vue peut se solder par 10 ou 20 heures de marteau-piqueur dans un vieux bus local, dans lâhypothĂšse improbable oĂč on parviendrait Ă en dĂ©nicher unâŠManuel Lara pĂšre esquive le sujet et prĂ©fĂšre mâexpliquer que « vraiment, que mala suerte, jusquâĂ la semaine derniĂšre il faisait grand beau, et lâannĂ©e derniĂšre avec un autre groupe suisse - ay, que sol lindoâŻ! » etcâŠAyant lâhabitude dâattirer la pluie vers les rĂ©gions ou les saisons les plus sĂšches comme le miel attire les mouches, je lâĂ©coute avec une patiente rĂ©signation. En me disant seulement que nos invraisemblables 2 semaines de ciel bleu en Patagonie lâan passĂ© devaient bien se payer un jour ou lâautreâŻ!
A dĂ©faut de 2 semaines ce sont dĂ©jĂ 2 heures de soleil qui pointent quand mĂȘme le bout de leur nez vers 11h. Nous partons faire le tour de la « Laguna ». Ah oui, Laguna = Lac pour ceux qui nâauraient pas encore compris. Personne nâallait quand mĂȘme nous imaginer en vacances au bord de la mer, quand mĂȘmeâŻ! A lâextrĂ©mitĂ© amont, le recul des glaciers a crĂ©Ă© une plaine herbeuse (vu de loin) qui sâavĂšre de prĂšs ĂȘtre un vaste marĂ©cage aux accents rĂ©solument ruwenzoriens, sillonnĂ© de surcroĂźt de nombreux torrents plus ou moins larges. La vaine recherche dâun guĂ© pour franchir le 1er dâentre eux nous fait vite comprendre que les bergers du coin avec leurs grandes bottes se passent fort bien de pontâŠil faut donc traverser pieds nus, un revigorant massage circulatoire dans de lâeau ne dĂ©passant pas les 5°. Plus chaude que les 0° des Sources du Gange, mais guĂšre plus baignableâŠla premiĂšre toilette attendra. Alors que je remets bĂȘtement mes chaussures pour achever de les tremper dans lâherbe gorgĂ©e dâeau, AgnĂšs astucieusement adopte la technique zanskari : rester pieds nus jusquâĂ la fin dĂ©finitive des hostilitĂ©s. Lâherbe est douce, les pieds sâhabituent Ă la tempĂ©rature au bout de quelque temps, et lâexercice vaut toutes les balnĂ©othĂ©rapies des meilleurs centres de wellness de Suisse et de NavarreâŻ![img=191761 right]Jirishanca[/img]
La zone humide est Ă peine franchie que le ciel se rebouche rapidement sur les 6600m du Yerupaja qui avait daignĂ© se dĂ©couvrir pendant une petite heure pour nous permettre quelques photos de consolation. Mais la vraie consolation, câest bien la rencontre du patriarche du lieu, Señor Avalos, qui vit ici toute lâannĂ©e avec sa famille, ses vaches et ses brebis au pied de sommets figurant au PanthĂ©on mondial de lâalpinisme de haute difficultĂ©. Oui, toute lâannĂ©e, saison des pluies comprise (quâest-ce que ça doit ĂȘtreâŻ!)âŠIl est adorable, bavard comme pas deux, parle mieux lâespagnol que le quechuaâŠet il en a des choses Ă raconterâŻ! De Hans et Alice, les grimpeurs suisses qui dans les annĂ©es 70 Ă©cumaient les sommets avoisinants et qui Ă©taient devenus parrain et marraine de quelques uns de leurs 11 enfants. Des Yougoslaves cinglĂ©s qui avaient rĂ©ussi Ă forcer la terrible face SE du Yerupaja et Ă en redescendre vivants. Des changements climatiques et de cette saison sĂšche qui parfois oublie un peu de lâĂȘtreâŠ
De retour au camp pour le dĂ©jeuner, une constatation sâimpose : nous sommes encore un de moins. Une de moins pour ĂȘtre prĂ©cis : la derniĂšre poule de la caravane que nous dĂ©couvrons dans nos assiettes successivement sous forme de soupe puis de viande grillĂ©e. Le soleil fait ensuite une heure supplĂ©mentaire en sus du minimum syndical, permettant un sĂ©chage quasi complet des tentes et des vĂȘtementsâŠavant quâĂ 16h50 tapantes, tout ne se refasse mĂ©thodiquement tremper par lâaverse du soir, un peu en avance cette fois-ci.. Inutile dâessayer de jouer au prĂ©visionniste en herbe en observant lâĂ©volution du vent, des nuages, de la tempĂ©rature et de la pression avant de diviser le tout par Ï â le climat local reste aussi mystĂ©rieux et imprĂ©visible que celui du Ruwenzori, Ă ceci prĂšs que lĂ -bas on Ă©tait prĂ©venus. Et quâici on a cru jouer au plus fin en faisant manquer Ă CĂ©cile 3 semaines de crĂšche forestiĂšre pour viser juin, le win-win par excellence, sec et sans foule. RĂ©sultat on baigne dans lâhumiditĂ© et câest dĂ©jĂ la 5Ăšme caravane de mules pour gringos-trekkers qui passe devant mes yeux en Ă©crivant ces lignesâŻ!
Huayhuash (4350m), vendredi 9 juin
« Qui a plu pleuvra », telle semble ĂȘtre la devise de cette CordillĂšre prĂ©tendument sĂšche en cette saison. Un vague carrĂ© de ciel Ă©toilĂ© annonce pour notre incurable optimiste de Michel une nuit tranquille et une aube dĂ©gagĂ©e. Le lever de soleil sur les 2000m de paroi glaciaire du Yerupaja se reflĂ©tant dans la Laguna est parait-il le clou du circuit...mais Ă nouveau, sur les coups de minuit, la pluie recommence Ă sâĂ©craser sur les parois de la tente. De bonnes grosses gouttes bien dodues qui nous rappellent quâon a choisi de voyager sous les tropiques. RĂ©sistant Ă la tentation du Temesta, je passe les 5 heures suivantes Ă assister aux crescendos et decrescendos du dĂ©luge, je deviens expert Ă distinguer les subtiles variations entre pluie, grĂ©sil et grĂȘleâŠseule la neige manque Ă lâappel cette fois-ci, mais pas de souci, elle ne doit pas ĂȘtre bien loin au dessus de nos tĂȘtes. Quelques rĂȘves ensoleillĂ©s interrompent quand mĂȘme cette longue attente. Non, non, pas Ibiza, plutĂŽt la Patagonie, celle que nous avons connue par 25° Ă lâombre sous un ciel sans nuages, câest un peu le monde Ă lâenversâŠ
Au rĂ©veil, lâambiance dĂ©trempĂ©e atteint un niveau de sinistre encore inĂ©galĂ©âŻ! Si lâintĂ©rieur de notre valeureuse tente Hilleberg (ces Scandinaves connaissent manifestement la question) est cette fois-ci juste un peu humide, la terre andine gorgĂ©e dâeau commence Ă crier halte-lĂ et le reste du camp se transforme lentement mais sĂ»rement en un immense bourbier. Nos amis pĂ©ruviens restent pourtant intraitables sur les 6h30 du petit-dĂ©jeuner. LâĂ©tape est longue, nous avons mangĂ© notre jour de rĂ©serve, et il faudra bien arriver Ă lâalpage de Huayhuash coĂ»te que coĂ»te et quelques soient les conditions, quitte Ă porter les Ăąnes dans la neige si nĂ©cessaireâŠ[img=191762 right]MontĂ©e Ă la Punta Siula[/img]
Michel choisit de rester avec la caravane muletiĂšre qui emprunte un col tranquille Ă 4600m, Manuel Jr, AgnĂšs et moi prĂ©fĂ©rons forcer le passage par les 4834m « plus alpins » de la Punta Siula. Enfin nâexagĂ©rons rien, cela signifie simplement que câest un peu trop escarpĂ© pour les ĂąnesâŻ! Nos topos dĂ©conseillent pourtant formellement de sây aventurer par mauvais temps Ă cause de « lâabsence totale de sentier » mais la CordillĂšre de Huayhuash sâest â hĂ©las â bien civilisĂ©e ses derniĂšres annĂ©es et lâitinĂ©raire est facile Ă trouver, souvent balisĂ©, et pas plus escarpĂ© quâun sentier tessinois. MalgrĂ© le ciel bas et les sommets bouchĂ©s, le parcours reste somptueux, 3 lacs superposĂ©s de 3 couleurs diffĂ©rentes dans lesquels viennent se jeter des glaciers suspendus aussi spectaculaires que possible. Quâest-ce que ça doit ĂȘtre avec un ciel tout bleu et les grands sommets au dessusâŠon reviendra avec CĂ©cile et Arnaud âŠdans une quinzaine dâannĂ©esâŠsi les glaciers sont toujours lĂ âŠ
Un timing judicieux nous permet dâarriver au col au mĂȘme moment que les 10 minutes de soleil de la journĂ©e. AprĂšs les dĂ©luges Ă rĂ©pĂ©tition des jours (et nuits) prĂ©cĂ©dents, la descente sâest par contre transformĂ©e en un gigantesque marĂ©cage inclinĂ© qui plus est couvert de neige fondante. Le Ruwenzori nâest plus trĂšs loinâŠmais sans nos bottes fĂ©tiches câest soudain bien moins rigolo. Pendant quâAgnĂšs achĂšve de rĂ©Ă©duquer patiemment son genou sur ce terrain des plus indigestes pour elle (et pour lui), et alors que le grĂ©sil recommence Ă©videmment Ă tomber, Bertrand lui commence Ă rĂȘver, une nouvelle fois. A se prendre pour James Bond. A imaginer une combinaison tĂ©lĂ©phone satellite â hĂ©licoptĂšre â jet privĂ© qui nous dĂ©poserait en quelques heures Ă Arequipa. Vous savez, la ville de Mario Vargas-Llosa, toute blanche sous un quasi Ă©ternel ciel bleu, qui plus est entourĂ© de jolis volcans Ă 6000m propres Ă apaiser notre soif dâaltitudes exotiquesâŠ
Retour sur Terre, dans la terre, dans la boue plus prĂ©cisĂ©ment. Huayhuash village, 4350m, 2 maisons, une famille rĂ©sidente de juin Ă septembre, une trentaine de vaches et veaux, Ă peu prĂšs autant de moutons, des pelouses de rĂȘve pour planter sa tente et rĂȘver (pour de vrai, cette fois) devant les glaciers suspendus (dĂ©solĂ© de radoter, mais les glaciers sont tous suspendus par ici) du Sarapo et du JurauâŠBon, une nouvelle fois, pour ces derniers, câest un peu rapĂ©. Mais la chance est parfois un peu de notre cotĂ© : Manuel pĂšre est un vieux pote du fils de la famille, Don Armando, ce qui nous permet dâinstaller notre cuisine au sec dans la maison principale. Une soupe Ă©paisse et fumante, une accalmie permettant de monter la tente et dâen sĂ©cher les parois dĂ©trempĂ©es, lâaccueil chaleureux de la vieille maman dâArmandoâŠet la vie reprend quelques couleurs.
Locales, les couleurs : nous croisons dâabord 4 Indiens en poncho. Jusque lĂ rien dâanormalâŠsi ce nâest que lâun arbore fiĂšrement un grand fusil. Il sâagit en fait de lâĂ©quipe de la « seguridad » qui veillent dĂ©sormais sur lâintĂ©gritĂ© des gringos trekkers suite Ă une poignĂ©e dâ agressions mortelles 3 ans plus tĂŽt. Mais le clou de la journĂ©e restera le rodeo du soir : le progrĂšs mĂ©dical est arrivĂ© mĂȘme Ă Huayhuash et Armando doit injecter Ă chacune de ses 15 vaches un complĂ©ment de calcium et de phosphore. Il peut aussi sâagir parfois dâantibiotiquesâŠenfin passons. Les ruminants sont regroupĂ©s non sans peine dans un corral de pierres sĂšches (humides, en lâoccurrence), les 4 agents de la securitĂ© (qui nâont il est vrai pas grand-chose Ă faire ces temps-ci) sont appelĂ©s en renfortâŠchacune des bestioles est alors successivement attrapĂ©e au lasso par les cornes, maintenue par la queue, les pattes, et le museau (voire mĂȘme la langue pour les plus rĂ©calcitrantes) et dĂ»ment piquĂ©e dans la fesse avant dâĂȘtre libĂ©rĂ©e et de meugler son dĂ©saccord.
Un petit vent aigre du sud sâest levĂ©, la vieille mĂšre dâArmando nous invite Ă nous rĂ©chauffer les mains sur lâĂątre de sa petite maison pendant que son fils nous explique dâun ton assurĂ© que le vent du sud va Ă coup sĂ»r chasser les nuages pendant la nuit. Un genre de mistral Ă lâenvers, logique puisque nous sommes dans lâhĂ©misphĂšre sudâŠen attendant mistral ou pas il recommence Ă pleuvoir doucement mais inexorablement dĂšs la tombĂ©e du jourâŠ
Laguna Viconga (4400m), samedi 10 juin
A la maison on serait sĂ»rement en train dâorganiser un WE de camping ensoleillĂ© avec les enfants, Ă pied ou Ă vĂ©lo, en Valais ou au Tessin âŠon se raccroche Ă ce quâon peut dans les moments difficilesâŠmais nâanticipons pas. La journĂ©e a pourtant bien commencĂ©. Par 2 nouveaux records, pour ĂȘtre prĂ©cis. Le premier câest quâil nâa pas plu de la nuit entiĂšre. Le second, encore plus incroyable, câest que le lever du jour se fait pour la premiĂšre fois sous le ciel bleu. Le mistral local a donc fait son effetâŠmais il est dĂ©jĂ tombĂ©. Et un gros bonnet dâĂąne grisĂątre et lenticulaire couvre rapidement les meringues de glace en Ă©quilibre instable couronnant lâimpressionnant sommet du Carnicero (« le boucher », ça ne sâinvente pasâŠ) droit au dessus de nos tĂȘtes. En montagnard averti, flairant la bonne affaire, je parie aussitĂŽt avec Manuel PĂšre quâil pleuvra avant le soir. Un Pisco Sour. Cela mâobligera Ă goĂ»ter la boisson nationaleâŠ[img=191763 right]MontĂ©e au Portachuelo de Huayhuash[/img]
LâĂ©tape est courte, le soleil chauffe le camp, nous passons donc les premiĂšres heures de la matinĂ©e Ă faire sĂ©cher les affaires humides, c'est-Ă -dire Ă peu prĂšs 90% de ce que nous avons emmenĂ© (les 10% restant Ă©tant composĂ©s des affaires trempĂ©es). 3 heures de soleil dâaffilĂ©eâŻ! A ce train lĂ on va bientĂŽt se croire Ă OuarzazateâŠMontĂ©e tranquille au Portachuelo de Huayhuash Ă presque 4800m aprĂšs de dĂ©chirants adieux avec Armando et sa vieille maman qui a les larmes aux yeux. Et qui me met les larmes aux yeux lorsquâelle me rĂ©pond â alors que je lui ai promis de revenir ici dans une dizaine dâannĂ©es avec nos enfants â quâelle sera sĂ»rement morte dâici lĂ . Les cumulo-nimbus qui commencent Ă enfler Ă toute vitesse sur les sommets du voisinage prennent soudain bien moins dâimportance.[img=191764 right]MontĂ©e au Portachuelo de Huayhuash[/img]
Au voisinage du col, une vĂ©gĂ©tation de grosses bosses moussues (ou de grosses mousses bosselĂ©es, câest comme on veut) rappelle Ă nouveau un peu le Ruwenzori. La boue de la descente aussi dâailleurs. Enfin moins que la veille, avec un peu dâadresse on parvient mĂȘme Ă ne pas retremper les chaussures qui ont eu tant de mal Ă sĂ©cher le matin. Patience, elles ne perdent rien pour attendreâŠ[img=191765 right]MontĂ©e au Portachuelo de Huayhuash[/img]
Les derniers rayons de soleil Ă©clairent la magnifique descente sur le grand Lac de Viconga, Ă 4500m sans doute lâun des plus hauts des Andes. Non quâon soit au crĂ©puscule, loin de lĂ , câest juste le ciel qui noircit Ă vue dâĆil comme chaque jour. Ils Ă©clairent aussi le visage des gamins arrivĂ©s en courant ( !) dâune cabane isolĂ©e pour Ă©changer leurs sourires photogĂ©niques contre un « caramelo ». Câest vrai quâon en a des stocks, notre cuisinier nous en rajoute chaque matin une dizaine au fond des « pack lunch ». A croire quâils sont de mĂšche. Mais le clou de la journĂ©e câest bien le crochet vers les Sources Chaudes dâAtuscancha. AccĂšs bien sĂ»r dĂ»ment contrĂŽlĂ© par une poignĂ©e dâindigĂšnes de la « Comunidad » locale qui eux ne se contentent pas de caramelos mais prĂ©fĂšrent des Soles sonnants et trĂ©buchants. Il est vrai que dans le forfait est aussi inclus le pĂąturage pour nos Ăąnes â et surtout la « seguridad » contre les bandits qui avaient donnĂ© mauvaise rĂ©putation Ă lâendroit il y a quelques annĂ©es.
Nous nây sommes dâailleurs pas seuls : deux Israeliens plutĂŽt sauvages effectuant le trek en autonomie complĂšte avec des sacs plus hauts quâeux, une Indienne et sa petite fille vendant biĂšre et coca frais Ă ceux que le bain chaud aurait donnĂ© soifâŠlâeau est entre 37° et 40°, inutile de dire que câest un pur bonheur (et accessoirement la seule toilette des 8 jours pour ceux qui comme nous dĂ©testent les torrents glacĂ©sâŠ). Un bonheur Ă la hauteur du sale moment Ă passer pour se rhabiller en plein ventâŻ; lequel vent ramĂšne dâailleurs aussi Ă vitesse accĂ©lĂ©rĂ©e de gros nuages noirs foncĂ©s depuis le fond de la vallĂ©eâŠmais pour une fois nous serons les plus forts. Habillage express, Âœ heure de marche sprintĂ©e pour rejoindre le camp, 3 min. 30 chrono pour monter la tente et nous sommes tous rĂ©fugiĂ©s sous la tente-mess devant une soupe au potiron fumante alors que les 1Ăšres gouttes claquent sur la toile. Beau joueur, Manuel sâincline mais me promet un Pisco Sour « corsĂ© », par lequel câest de mes yeux que sortira la pluieâŠvoulant rester Ă©lĂ©gant, je surenchĂ©ris aussitĂŽt sur un autre pari stupide : nous ne finirons pas le circuit sans quâil ait plu au moins une fois par jour, saison sĂšche ou pas. Lâenjeu est plus sage, et surtout plus excitant pour moi : une portion de Dulce de Leche, cette pĂąte de lait caramĂ©lisĂ© surconcentrĂ© qui fait le bonheur des routards (et des autres) Ă travers toute lâAmĂ©rique LatineâŻ!
Le mĂȘme Manuel (pĂšre) mâavait expliquĂ© quelques jours plus tĂŽt que pendant ladite saison sĂšche (c'est-Ă -dire de mi-mai Ă mi septembre, cherchez lâerreurâŠ), si la pluie Ă©tait rare mais pas exclue, les orages eux Ă©taient absolument inconnus. Caramba, jâaurais dĂ» encore parier (un Ceviche, pour changerâŻ?) : histoire de changer des averses et de la neige, câest une « tormenta electrica » violentissime qui sâabat sur le camp sitĂŽt achevĂ©e le tea-time. Le son et lumiĂšre au grand complet : foudre, Ă©clairs, grĂȘle, tonnerre, avec de splendides Ă©chos dans les immenses parois rocheuses au dessus de nos tĂȘtesâŠComme toujours dans ces cas lĂ , histoire de se rassurer, nous comptons les secondes entre flash lumineux et grondement pour se convaincre que « ça sâĂ©loigne »âŠmais ici par un curieux effet boomerang, sitĂŽt franchie une certaine distance la foudre se rapproche Ă nouveau comme si un esprit malfaisant la tenait prisonniĂšre avec une corde Ă©lastique ancrĂ©e rĂ©solument sur notre petit campementâŻ!
Je tente vainement de mâextraire de cette ambiance sinistre en mâenterrant sous le duvet, les Ă©couteurs dans les oreilles, le lecteur MP3 au volume maxi avec de la musique andineâŠen imaginant CĂ©cile et Arnaud gambadant au soleil parisien Ă 50m dâaltitudeâŠmĂȘme si avec le dĂ©calage horaire ils doivent plus probablement ĂȘtre en train de dormir Ă poings fermĂ©sâŻ! Ce qui me reste de pitiĂ© va pour Pierre et Jocelyn, deux Français effectuant eux aussi le circuit en autonomie complĂšte, qui viennent dâarriver trempĂ©s et doivent encore se bagarrer pour monter leur tente sous la grĂȘle et les Ă©clairs. Pourtant mĂȘme les plus sales moments ont aussi une finâŠaprĂšs un excellent dĂźner (des Carbonara «al dente» Ă 4500m, Jorge est un vrai magicien), suivi de tasses de Mate de Coca Ă rĂ©pĂ©tition pour retarder le retour aux tentes, un spectacle fĂ©Ă©rique sâest soudain invitĂ© Ă lâextĂ©rieur : les nuages se sont volatilisĂ©s, laissant rĂ©gner la pleine lune et la Croix du Sud sur les sommets voisins qui Ă©tincellent maintenant dâune lumiĂšre sublime au milieu de la nuit. La priĂšre Ă Inti prononcĂ©e en Quechua par JoĂ«l et Jorge a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© entendue.
Huanactapay (4300m), dimanche 11 juin
La chance aurait-elle enfin tournĂ©âŻ? En tous cas nous passons non seulement notre seconde nuit dâaffilĂ©e au sec mais avons surtout droit Ă notre premier rĂ©veil limpide, de ceux que la saison sĂšche andine est supposĂ©e garantirâŠla pluie de la soirĂ©e sâest du coup transformĂ©e sur notre tente en une jolie carapace de glace. Pratique puisquâil suffit de la brosser pour retrouver une toile quasi sĂšche. Dans la bucolique montĂ©e au Col Cuyoc (5020m, point culminant du circuit), les couleurs sont dâune puretĂ© exceptionnelle â il faut dire que lâatmosphĂšre a Ă©tĂ© lavĂ©e frĂ©quemment ces temps-ciâŻ! Les rares cumulus tout blancs ne gĂȘnent guĂšre le coup dâĆil sur les 6600m du Yerupaja et toute sa petite famille qui scintille comme un Ă©tal de diamant dans une bijouterie de St Moritz. Incroyable comme le moindre petit sommet de 5500m a des allures de Cervin ou de Fitz Roy ici, partout ce ne sont que parois de neige presque verticales, glaciers suspendus et dĂ©chiquetĂ©s, Ă©chafaudages surrĂ©alistes de meringues blanches posĂ©es les unes au dessus des autres tel un chĂąteau des cartes prĂȘt Ă sâĂ©croulerâŠLa Cordillere de Huayhuash ne fait pas de concession, pas la moindre cime aussi mineure quâelle soit qui nâexige de ses soupirants une logique expĂ©ditionnaire lourde et un niveau dâalpinisme dâĂ©lite â sans parler des risques encourus Ă vouloir piĂ©tiner ces enchevĂȘtrement neigeux dĂ©fiant la gravitĂ©.
Longue descente dans les pĂąturages infinis de la VallĂ©e de Huayllapa. Nous avions envisagĂ© au dĂ©part de rajouter au programme un petit col Ă 5000m mais Manuel Jr juge que les 5cm de neige (peut-ĂȘtre mĂȘme 10 par endroitsâŻ!) et la pente effrayante tutoyant les 25° rend la tentative bien trop risquĂ©e sans corde ni cramponsâŠmalentendu ou mauvaise volontĂ©, le camp du soir est installĂ© suffisamment loin en aval pour nous dissuader dây remonter le lendemain Ă lâaube. MalgrĂ© la volontĂ© affichĂ©e dâAgnĂšs de se tester sur une journĂ©e « radicalement longue » qui aurait sĂ»rement dĂ©passĂ© les 10 heures de marcheâŠEnfin tant pis, nous oublions vite ce petit moment de frustration en discutant Ă bĂątons rompus avec Pierre et Jocelyn avec lesquels nous nous dĂ©couvrons, comme câĂ©tait Ă prĂ©voir, un ocĂ©an dâatomes crochus et de passions communes. Pierre exerce le beau mĂ©tier dâaccompagnateur en moyenne montagne (AMM pour les initiĂ©s) en Savoie et parcourt au grĂ© des saisons la Vanoise, lâAtlas marocain ou lâEquateur, Ă pied ou Ă raquettes, avec des clients ou en repĂ©rageâŠinutile de citer lesquels dâentre nous cela fait rĂȘver (pour employer un terme modĂ©rĂ©)âŠTous les 3âŻ? Bonne rĂ©ponseâŻ!
Quant Ă Jocelyn, il parcourt le monde depuis 9 mois du haut de la libertĂ© de ses 25 ans, aussi passionnĂ© de culture traditionnelle sino-japonaise ou aztĂšque que de longs trekkings andins ou himalayens. En guise de bonus, comme tout sportif digne de ce nom, il a dĂ©jĂ eu lâoccasion de dĂ©chirer ses ligaments croisĂ©s du genou â mieux, mĂȘme, les deux, et chaque genou a Ă©tĂ© opĂ©rĂ© avec une technique diffĂ©rente. Du pain bĂ©ni pour AgnĂšs qui le bombarde de questions pointues sur les avantages respectifs du Kenneth-Jones et du DIDT, les derniĂšres mĂ©thodes Ă la modeâŠ[img=191767 right]Huanactapay[/img]
AbsorbĂ©s dans tout ce bavardage exotique, personne nâa songĂ© Ă lever les yeux vers les cumulus tout petits et tout blancs de midi qui ont soudainement noirci et pris de lâembonpoint vers 15h. Rien que du dĂ©jĂ -vu : bon timing une nouvelle fois, arrivĂ©e au camp sous les premiĂšres gouttes avec une nouvelle installation de tente accĂ©lĂ©rĂ©e Ă la clĂ©. On devient de vrais prosâŠje nâai pas chronomĂ©trĂ© cette fois-ci mais la barriĂšre des 3 minutes a dĂ» vacillerâŻ! Le grain passe rapidement, et les dĂ©bats sur la traversĂ©e du Mâgoun (Haut Atlas marocain pour les ignorants) avec grand-pĂšre et enfants ou sur les diffĂ©rentes faces skiables de la Grande Casse (3856, point culminant de la Vanoise pour les re-ignorants) reprennent rapidement lĂ oĂč ils ont Ă©tĂ© interrompus. A propos de grain, bref certes, mais encore un orage, ça devient une habitude⊠« Tormenta electrica en JunioâŻ? Hombre, imposible aquiâŻ! ». SacrĂ© ManuelâŠEn attendant plus que 3 jours et jâaurai gagnĂ© mon deuxiĂšme pariâŻ!
Huatiaq (4300m), lundi 12 juin
Mauvaise surprise au rĂ©veil. Oh ne parlons pas des nuages revenus sournoisement durant notre sommeil, ils restent pour lâinstant massĂ©s sur le versant amazonien de la CordillĂšre. Le problĂšme ce sont plutĂŽt les Ăąnes qui ont une nouvelle fois disparu. Certes ils partent souvent se balader la nuit Ă la recherche dâherbe plus verte, mais ce coup-ci ils sont invisibles, impossible de savoir dans quelle direction chercher et les espaces sont immensesâŠEn fait, comme nous lâexplique JoĂ«l lâarriero, sâils ne passent pas leur nuit Ă brouter ils sont trop faibles pour marcher chargĂ©s pendant la journĂ©e. La preuve : les frĂ©quents ossements rencontrĂ©s sur les sentiers â ce sont ceux des Ăąnes que leurs arrieros paresseux ou inexpĂ©rimentĂ©s avaient attachĂ©s durant la nuit. Mais comme le soulignent les 2 Manuel(s) Ă lâunisson, Ă quelques chose malheur est bon : rien de tel quâune carcasse dâĂąne pour attirer tous les condors du voisinage et rĂ©ussir enfin des photos animaliĂšres dignes de ce nom. Michel, qui se bat en vain avec un tĂ©lĂ©objectif de 400mm pour figer enfin sur sa pellicule numĂ©rique un rapace en plein vol, regarde du coup longuement son petit canif suisse avant de dĂ©cider que ça ne suffirait sans doute pas.
La nuit a de nouveau Ă©tĂ© sĂšche - si ça continue, on finira par adopter la tactique des volcans Ă©quatoriens, dĂ©part Ă minuit... Du coup on replie une tente Ă peine humide. Ăa a lâair dâun dĂ©tail mais aprĂšs les jours passĂ©s on apprend Ă jouir des petits bonheurs du jour comme ils se prĂ©sentent. La matinĂ©e, elle, est placĂ©e sous le signe du retour : retour vers la chaleur, vers le monde civilisĂ© (enfin tout est relatifâŻ!), vers les premiers arbres (ou les derniers, câest selon), vers les parfums des fleurs et des plantes aromatiquesâŠeh oui, nous descendons pour la premiĂšre fois depuis une semaine sous les 4000m. Sous un soleil enfin de plomb, du coup. Un magnifique sentier parfois vertigineux au bord dâune sĂ©rie de cascades nous ramĂšne au village de Huayllapa (3500m). Lâabsence totale de route dâaccĂšs (la plus proche est Ă 1h30 de marche) ne les empĂȘche bien sĂ»r pas de disposer dâune belle parabole stratĂ©giquement plantĂ©e au milieu de la « Plaza de Armas » ce qui permet de suivre la Coupe du Monde. Enfin du moins pendant les 4 heures quotidiennes oĂč le courant fonctionne. Et nous qui pensions fiĂšrement avoir Ă©chappĂ© Ă tout cela en voyageant prĂ©cisĂ©ment Ă cette pĂ©riode lĂ dans une rĂ©gion dĂ©crite comme reculĂ©eâŠ
Le village est plutĂŽt plus sympa que sa rĂ©putation « racketteuse ». Il est vrai que le racket est dĂ©sormais institutionnalisĂ© puisque les Gringos se voient taxer de 10$ (!) de droit de passage « pour aider la communautĂ© » avec reçus dĂ»ment dĂ©livrĂ©s par lâIndienne en faction devant la barriĂšre dâentrĂ©eâŠLes gamins quĂ©mandeurs sont heureusement tous Ă lâĂ©cole quand nous arrivons â car il y a mĂȘme un « colegio » juste Ă cotĂ©âŻ! Quant Ă savoir si notre argent sert Ă acheter des cahiers dâĂ©cole ou Ă payer lâinstallation de la TV pour suivre les matches, Manuel pĂšre lui-mĂȘme est bien incapable de le savoirâŠ
Petite descente ravitaillante dans les deux (!) Ă©piceries de la rue principale, Ă©videmment folkloriques Ă souhait, quelques caramelos aux rares gamins qui sĂšchent lâĂ©cole, et il faut se remettre en marche. On ferait bien une petite sieste au soleil mais il reste au moins 800m Ă remonter jusquâau camp du soir. On le devine depuis le village : câest prĂ©cisĂ©ment lĂ oĂč commencent Ă se masser les quelques nuages de la rĂ©gion, de moins en moins blancs et de plus en plus dodus comme dâhabitude. MĂȘme en ayant repris goĂ»t Ă lâhumanitĂ© urbaine, chacun se dit que planter le campement au sec aurait aussi son charme. Je rajoute le sac dâAgnĂšs sur le mien, chacun met le turbo, et les 800m entre 3500m et 4300m sont parcourus en 1h45. Jocelyn nous fĂ©licite dâailleurs, AgnĂšs et moi, pour notre forme physique Ă©tincelanteâŠavant de finir sa phrase par un « pour votre Ăąge » un peu assassin. Le fait est quâon rattrape presque nos Ăąnes. Manuel et JoĂ«l commencent Ă ĂȘtre impressionnĂ©s par ces touristes finalement pas si manchots que ça de leurs 2 jambes.
Lâorage du soir a le bon goĂ»t de ne pas dĂ©barquer avant 18h ce qui nous permet un long bavardage collectif vautrĂ©s dans lâherbe sĂšche (Ă dĂ©faut dâĂȘtre tiĂšde). Pas dâillusion, une nouvelle fois ça parle surtout (pour ne pas dire exclusivement) de montagne, en variant quand mĂȘme les registres, du ski de randonnĂ©e dans le Beaufortain aux traversĂ©es himalayennes en passant par la ForĂȘt Noire et la Corse. Et puis cette giboulĂ©e juste un peu orageuse, pas bien mĂ©chante finalement, me laisse en course pour mon pari « de la pluie chaque jour » avec Manuel. Qui semble-t-il aura dĂ» entendre plus de tonnerre durant cette semaine maudite quâen 50 ans dâexistence entre Lima et ChiquianâŠ
Comme chaque aprĂšs-midi, JoĂ«l et Jorge (donc le muletier et le cuisiner, pour ceux qui nâauraient pas suivi) rĂ©ussissent, avec leurs petits transistors de poche, Ă capter la radio locale de la ville voisine (« ville » et « voisine » Ă©tant bien sĂ»r Ă prendre au sens large), dont les ondes FM semblent avoir la facultĂ© miraculeuse de remonter les vallĂ©es jusquâĂ bien au-delĂ de 4000m. Nous apprenons ainsi que la Bulgarie a battu lâEquateur (ou Ă©tait-ce lâAllemagne qui a battu le MexiqueâŻ?) et que la France jouera le lendemain. Lâorage a cessĂ© de tambouriner sur la tente-mess, nous savourons dâexcellents macaronis au thon suivi dâune plĂątrĂ©e de riz au lait, et la conversation sâengage sur les Ă©lections pĂ©ruviennes. Plus prĂ©cisĂ©ment sur lâĂ©nigme suivante : comment les PĂ©ruviens ont-ils pu Ă©lire Alan Garcia, chassĂ© du pouvoir (et du pays) il y a 16 ans aprĂšs un mandat particuliĂšrement calamiteuxâŻ? « Câest simple » expliquent Manuel pĂšre et fils. « Avec Garcia, on sait quâon aura « lo malo cierto », on a la certitude quâil sera mauvais. Avec Ollanta (son rival), câĂ©tait plus risquĂ©. Il aurait probablement Ă©tĂ© aussi mauvais que Garcia, mais finalement comme on ne le connaĂźt pas cela aurait aussi pu ĂȘtre bien pire. Les gens ont donc prĂ©fĂ©rĂ© jouer la sĂ©curitĂ©, le mauvais quâon connaĂźt⊠». Et dire que certains se dĂ©solent devant la mĂ©diocritĂ© de la vie politique françaiseâŻ!
Nous nous endormons sous un ciel apaisé, la Croix du Sud est de retour et la lune commence à illuminer les glaciers dégoulinants du Huacrish dont le cirque abrupt ferme la vallée. Nous sommes heureux et en paix avec le monde.
Laguna Jahuacocha (4050m), mardi 13 juin
Pleine lune, ciel Ă©toilĂ©, nuit glaciale (on nâa rien sans rienâŻ!), lâordinaire de la « temporada seca andina » semble de retour. Pendant que JoĂ«l une nouvelle fois part arpenter les environs dans le petit matin pinçant pour retrouver ses Ăąnes disparus, nous savourons de dĂ©licieuses pancakes accompagnĂ©es de bouillie de quinoa dans le confort de la tente-cuisine. La discussion se rĂ©engage sur Ăąnes et condors. Toujours pas une photo de condor digne de ce nom dans lâescarcelle du groupe. Impossible de sacrifier un des Ăąnes de JoĂ«l (de toutes maniĂšres, encore faudrait-il quâil les retrouveâŻ!). AlorsâŻ? Alors les 2 IsraĂ«liens qui suivent nos Ă©tapes en autonome, Ă©crasĂ©s sous des sacs aussi grands quâeux ont lâair bien affaiblis. Ils sont de surcroĂźt parfaitement antipathiques. Câest Jorge le cuisinier qui ose suggĂ©rer ce que chacun pensait tout basâŠen liquidant un futur Mossadiste, ne ferait-on pas Ćuvre de bien commun dâune part en faveur des Palestiniens opprimĂ©s dâautre part en faveur de nos photographes frustrĂ©sâŻ? Et Manuel pĂšre, qui a fait beaucoup de mauvaises expĂ©riences avec ces gens lĂ en trekking, de surenchĂ©rir â « en plus ils puent tellement quâon aurait 2 fois plus de condors quâavec un malheureux Ăąne ». Fermons la parenthĂšse, le terrain devient savonneux. Pas dâinquiĂ©tude, le projet restera au niveau du fantasme inavouable, nos 2 zombies sont sĂ»rement rentrĂ©s chez eux saufs Ă dĂ©faut dâĂȘtre sainsâŠ
Notre petit Ă©quipe compte dĂ©sormais de fait 5 membres : Pierre et Jocelyn, bien que continuant Ă voyager en autonome, ne nous quittent plus. Quel bonheur de pouvoir non seulement passer la journĂ©e Ă contempler des montagnes parmi les plus belles qui soient, mais en plus parler sans cesse avec ses amis des autres montagnes, bien sĂ»r encore plus belles, celles qui nous attendent Ă lâavenirâŠPierre est presque aussi bavard que moi, câest dire. Je lui parle Ladakh-Zanskar en combinĂ© vĂ©lo-trek-alpinisme, notre grande aventure juste avant lâarrivĂ©e de CĂ©cile, il me rĂ©torque Pakistan-Cachemire-Gangotri, son projet de lâautomne prochainâŠ
En attendant, au bout dâune semaine passĂ©e entre 4000m et 5000m, la forme collective est Ă©tincelante, nous enchaĂźnons dâun pas alerte les 2 cols Ă 4800m de la journĂ©e dans des paysages invariablement magnifiques. Certes le Yerupaja, en vraie diva capricieuse sâobstine Ă cacher les derniĂšres encablures de ses 6600m sous quelques gros nuages blancsâŻ; mais son petit frĂšre le Jirishanca, une tour de roc et de glace verticale dĂ©fiant le ciel, est au moins aussi impressionnant. Ces sommets font partie â selon les experts es-alpinisme â des plus difficiles de toutes les Andes, ce qui nâest pas peu dire au vu des 6000km de montagnes reliant la Terre de Feu aux portes des CaraĂŻbes de Colombie. La forme est tellement bonne, disais-je, quâil nous faut attendre presque 1h au sommet du 2Ăšme col (Yaucha, 4834m) avant que notre caravane bourricotiĂšre ne nous ait enfin rattrapĂ©s. Lâoccasion de faire quelques globules de plus, de bavarder avec 2 charmantes Grenobloises qui font le mĂȘme circuit que nous (mais en 2 jours de moinsâŠah, jeunesseâŠ) et de filmer le Jirishanca qui chasse enfin sa gangue nuageuse. Vous ne comprenez plusâŻ? Eh oui, on lâavait en fait prĂ©cĂ©demment confondu avec le Rondoy (voire le Yerupaja Chico pour les plus idiots), câĂ©tait donc pas luiâŠcâest nous les Ăąnes, on mĂ©riterait de porter seuls nos tentesâŻ![img=191770 right]Laguna Jahuacocha[/img]
Le reste de la journĂ©e est un succession dâimages de calendrier Ă la limite du kitsch : descente de lâidyllique vallĂ©e de Huacrish dans un ocĂ©an de fleurs multicolores (lupins des Andes, marguerites jaunes gĂ©antesâŠet plein dâautres dont jâai oubliĂ© le nom quechua) oĂč dĂ©ambulent de temps Ă autre quelques vaches heureuses en semi-libertĂ©. Installation dâun campement de rĂȘve au bord du Lac vert-bleu turquoise de Jahuacocha dans lequel scintillent les faces infinies du Rondoy et du Jirishanca (ce coup-ci on est sĂ»rsâŻ!). Les autres faits marquants :
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il nâa pas plu de la journĂ©e, jâai donc perdu mon pari avec Manuel pĂšre, il se rĂ©galera de Dulce de Leche pendant que je fermerai les yeux pour avaler son Pisco Sour «à faire pleuvoir des larmes »
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nous traversons Ă 4500m une petite forĂȘt de quenoales. Des arbres Ă lâaltitude du Mont Blanc ou presqueâŠon ne sâĂ©tonne plus de rien iciâŻ! Ce sont les plus hauts du monde, ça ressemble Ă une sorte de pin aux branches tordues et Ă la taille encore respectable compte tenu des conditionsâŠ
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Ă la sortie de la forĂȘt, sur le chemin du 2Ăšme col, un spectacle dĂ©sormais familier : un portail en bois, un cadenas, une vieille Indienne et son accolyte assis derniĂšre le carnet de reçus Ă la main, et 10 soles par Gringo pour le bien de la « comunidad » locale. Manuel Jr fait observer avec perfidie que chaque saison une nouvelle porte apparaĂźt sur le circuit.
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un peu avant le Col de Tapush, le 1er des deux, une croix et une plaque mortuaire. Pour une fois pas Ă la mĂ©moire dâun alpiniste tombĂ© au combat comme câest lâusage dans ce genre dâendroit, mais dâun couple de trekkeurs amĂ©ricano-pĂ©ruviens assassinĂ©s ici en 2002. Lâhistoire raconte que lâAmĂ©ricain avait fait quelques emplettes dans les petites Ă©choppes de Huayllapa en sortant de (trop) gros billets. Que cela avait excitĂ© la convoitise de 2 petits malfrats du village qui les avaient suivis. Que lâagression avait mal tournĂ©. Que les apprentis-gangsters, effrayĂ©s par leur geste, avaient tentĂ© de tout enterrer, hommes et bagages. Et que ce sont les plumes du duvet mal enseveli qui avaient attirĂ© lâattention de la police. La rĂ©gion a Ă©tĂ© pacifiĂ©e depuis par les « comunidades » indigĂšnes pour lesquelles le passage des randonneurs est un complĂ©ment de revenu apprĂ©ciable. On se dit soudain que les 10 Soles perçus Ă chaque portail sont peut-ĂȘtre tout compte fait bien investisâŠ
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France â Suisse : 0 â 0. SitĂŽt installĂ© le camp et malgrĂ© le caractĂšre encaissĂ© du lieu, JoĂ«l a rĂ©ussi Ă extraire une radio locale de son petit transistorâŠet lâactualitĂ© du Mundial nous rattrape immĂ©diatement.
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Michel, Pierre et Jocelyn parviennent Ă se laver dans la « Laguna ». Pierre y fait mĂȘme quelques brasses, tĂ©moins Ă lâappui ( !). Les 2 Suisses sâabstiennent (pas fousâŻ!), comme quoi les clichĂ©s ne reflĂštent pas toujours la rĂ©alitĂ©. La veille, en traversant pieds nus un torrent Ă la tempĂ©rature comparable, on avait presque des crampes aux chevilles au bout de 10 secondesâŠ
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Jocelyn sâest fait un vilain panaris Ă lâorteil. Câest sĂ»r que câest pas le meilleur endroit pour, le premier mĂ©decin doit ĂȘtre Ă 2 jours de marche. Il faut donc recourir Ă de la mĂ©decine de fortune. Sans mĂ©decin, bien sĂ»r. Câest la main dâor de la seule femme du groupe, AgnĂšs, qui sây colle pour inciser avec le ciseau du canif dĂ©sinfectĂ© Ă la flamme du rĂ©chaud ( !) en guise de bistouri. Jâavais les jambes qui flageolaient rien quâĂ lâidĂ©eâŠet la malheureuse victime Ă©tait bien trop peureuse pour oser sâauto-charcuter tout seul. Et dire que jâavais un bref moment rĂȘvĂ© dâentrer dans la mĂ©decineâŠ
La nuit est tombĂ©e et le ciel gronde toutes les 30 minutes environ. Oh pas de souci, ce ne sont plus les orages « imposibles » des jours passĂ©s, ces mauvais esprits sâen sont sans doute retournĂ©s hanter la forĂȘt amazonienne toute proche. Ce sont simplement les sĂ©racs suspendus du Jirishanca qui rĂ©pondent Ă intervalles rĂ©gulier Ă lâappel de la gravitĂ©. A dĂ©faut de cloches dâĂ©glise, la nuit promet ainsi dâĂȘtre bien rythmĂ©e. « Jirish â ancash » en Quechua, câest le Pic du Colibri (mais je lâai dĂ©jĂ dit, il me sembleâŠ), on peut y voir un bec ou une aile tendue vers le ciel. Ces Incas ne manquaient pas dâimagination.
Chiquian (3450m), mercredi 14 juin
DerniĂšre journĂ©e en apothĂ©ose, comme il se doit. AprĂšs ce quâon a dĂ©gustĂ© les 4 premiers jours, câest tout de mĂȘme le minimum dâĂ©quitĂ© quâon pouvait lĂ©gitimement attendre. Notre caravane pĂ©ruvienne retourne au plus direct sur le village de Pocpa oĂč les attend â en principe â le minibusâŻ; les Franco-suisses prennent une derniĂšre fois le chemin des Ă©coliers par 2 derniers cols Ă 4750m tout proche du Rondoy et du Jirishanca. Charge Ă Manuel de nĂ©gocier avec le chauffeur quâil vienne nous rĂ©cupĂ©rer Ă lâarrivĂ©e 10 km plus en amont. Inutile de chercher les bĂ©mols, il nây en aura pas. [img=191771 right]Sur le Tour de Huayhuash[/img]
Parcours en bordure des eaux bleutĂ©es de la Laguna Jahuacocha dans la douce lumiĂšre du matin, entre vaches paisibles et lupins des Andes. TraversĂ©e ludique, pieds nus, dâun long marĂ©cage. Une derniĂšre photo de gamins contre caramelos. Un peu plus haut la Laguna Solteracocha, vert-turquoise cette fois-ci. Et enfin tout en haut, pour la premiĂšre fois sans nuage en ce dernier jour, les ocĂ©ans de glace verticale du Jirishanca, Rondoy, Rassac, Yerupaja et tutti quanti Ă©tincelant dans lâazur droit au dessus de nos tĂȘtes, sans doute lâun des sites de montagne les plus sublimes de la Terre entiĂšre. Le pas est soutenu, la forme aussi Ă©clatante que le blanc des glaciers. Câest Ă ce moment lĂ que chacun rĂ©alise la chance quâont reprĂ©sentĂ© les quelques jours de temps bouchĂ© au dĂ©marrage : les rĂ©serves de film, pellicules et batteries auraient sinon Ă©tĂ© Ă©puisĂ©es Ă la moitiĂ© du circuit et les derniers jours nâauraient Ă©tĂ© quâune longue sĂ©rie de frustrations pour tous les photographes du groupeâŻ! [img=191772 right]Sur le Tour de Huayhuash[/img]
Ces cataractes blanches qui obligent Ă lever la tĂȘte haut dans le ciel sont pourtant menacĂ©es en premier lieu par le rĂ©chauffement climatique, comme tous les glaciers tropicaux. Oh CO2 suspend ton vol a-t-on envie de dire. Pourtant le gros Boeing qui nous a amenĂ© ici figure au premier rang des coupablesâŠquant Ă cloĂźtrer les Gringos chez eux pour les empĂȘcher de trop polluer, lâidĂ©e nâenthousiasme guĂšre nos amis Manuel, Jorge et JoĂ«lâŠpas plus sans doute que les « Comunidades » locales dont une large portion partirait alors chercher ailleurs les Soles du tourisme disparu, par exemple dans les bidonvilles de LimaâŠrien nâest simpleâŻ! Et pourtant on aimerait tellement revenir ici dans 10 ans avec nos 2 petits diables et leur faire dĂ©couvrir la mĂȘme chose. JoĂ«l nous assure quâavec un « caballo chiquito », un petit cheval pour les moments de fatigue, cela est tout Ă fait envisageable Ă dĂ©faut dâĂȘtre classique. Quâils voient ce quâon a vu, quâils comprennent pourquoi on est revenus les yeux si brillants malgrĂ© des mots si maladroits, ils nous pardonneront alors peut-ĂȘtre nos abandons rĂ©pĂ©tĂ©sâŠ
DerniĂšre descente dans une derniĂšre mer de fleurs violettes et jaunes. Le Rondoy, lâambassadeur nord de la chaĂźne voit bourgeonner enfin les premiers nuages sur ses dentelles neigeuses qui dĂ©fient avec tant de grĂące les lois de lâĂ©quilibre. A 4300m, rĂ©apparition des vaches, câest devenu banal, les plus hautes paissent Ă lâaltitude du Mont BlancâŠvoire mĂȘme Ă 5000m en rajoutant un peu de baratin pĂ©ruvien lĂ -dessus. Et le tout sans EPOâŻ! Puis câest la piste de fond de vallĂ©e, encore 5km Ă se chauffer les semelles sous un soleil de plomb avant de sâaffaler Ă lâombre dâun quenoal. La journĂ©e a Ă©tĂ© presque longue, le retour sous les 4000m ouvre lâappĂ©tit, chacun baffre consciencieusement et en silence ses derniĂšres provisions avant dâattendre le minibus. Qui est bien au RV et nous dĂ©couvre allongĂ©s dans lâherbe sur les coups de 15h.
Nous quittons Pierre et Jocelyn qui, en puristes, poursuivent Ă pied pour dormir Ă Llamac, le chef-lieu de la vallĂ©e avec ses 30 maisons et son arrĂȘt de bus. Sâensuivent, inĂ©vitablement, 3 heures de bon massage de reins sur une piste assez impressionnante (la mĂȘme quâĂ lâaller, en fait, mais on regardait sans doute la montagneâŻ!), parfois guĂšre plus quâune simple balafre ouverte au bulldozer dans des pentes terro-caillouteuses vertigineuses qui semblent devoir sâabattre sur les passants Ă la 1Ăšre pluie. Comme toujours, heureusement, quelques scĂšnes cocasses rompent la monotonie du trajet. A Llamac, justement, la barriĂšre (du pĂ©age, lĂ aussiâŻ!) est fermĂ©e, lâunique dĂ©tenteur de la clĂ© est parti se balader pour ramasser des herbes et Âœ h de jeu de piste par habitants interposĂ©s sont nĂ©cessaires pour lui mettre la main dessus. Le ton monte quand, avant mĂȘme de daigner ouvrir, il (ou plutĂŽt elle, câest sa femme qui est venue Ă la rescousse) exige de voir les billets prouvant que nous avons bien payĂ© Ă lâaller 10 jours plus tĂŽt⊠« Je vais me plaindre Ă la CommunautĂ©, vous entendrez parler de moi, espĂšce dâinsolente » rugit Manuel pĂšre de sa fenĂȘtre sitĂŽt lâobstacle levĂ©âŠUn peu plus bas, câest un tube dâirrigation fraĂźchement posĂ© en travers dâun hameau qui doit ĂȘtre dĂ©montĂ©, les bagages entassĂ©es sur notre toit dĂ©passant bien les 4 mĂštres de haut.
Au total donc une rude journĂ©eâŻ? VoireâŠJorge le cuisinier, propriĂ©taire de la moitiĂ© des Ăąnes, aprĂšs les 5 heures de muletage pour ramener la caravane au terminus de Pocpa, a poursuivi, Ă pied et avec ses 4 animaux, jusquâĂ ChiquianâŻ! Au petit trot, sur 20 km de piste tortueuse, en partie de nuit⊠et il arrivera encore juste Ă temps pour dĂźner avec nous et partager le Pisco SourâŻ!! Eh oui, câĂ©tait mon pari gagnĂ©, lâorage sur Viconga, cela parait dĂ©jĂ si loin dans nos tĂȘtesâŠLa mienne se met en tous cas furieusement Ă tourner peu de temps aprĂšs ce 1er (et dernier) verre, Ă moins que ce ne soit la Terre qui tourne, tout juste si le poulet grillĂ© dans mon assiette ne se remet pas Ă voler. Adios JoĂ«l y Jorge, difficile dâimaginer des compagnons plus courageux et plus joyeux pour dĂ©couvrir ces rudes contrĂ©es andines, surtout sous le visage hostile quâelles nous ont parfois montrĂ©. Et re-bonjour le confort de Los Nogales, de ses douches presque chaudes, de ses lits presque moĂ«lleux et de sa salle Ă manger presque chauffĂ©e. Câest sĂ»r quâon y est bien. Et tout aussi sĂ»r quâau bout de 2 jours ici (allez, disons 3âŻ!) on se reprendra Ă Ă©voquer avec nostalgie nos nuits dâorage sous la tente en plein cordillĂšreâŠ
Huaraz (3100m), jeudi 15 juin
Une matinĂ©e sans rien Ă faire, voilĂ qui nous changera. Ce qui ne veut pas dire quâon ne fait rien, nuance importante. Les occupations peuvent sembler futiles mais elles occupent, et il y en a un paquet. Dâabord et avant tout se remplir la panse au petit-dĂ©jeuner, aidĂ© en cela par un gros pot de Dulce de Leche apportĂ© par Manuel pĂšre. CâĂ©tait mon pari perdu mais lui surveille sans doute sa ligne et nous lâoffre donc de bon cĆur. Inutile de dire que dans mon cas ça descend plus facilement que le Pisco Sour et avec bien moins dâeffets collatĂ©rauxâŠIl faut aussi laver artisanalement ce qui peut encore lâĂȘtre histoire de ne pas empuantir les colectivos ou â pire â lâavion de retourâŻ; profiter du soleil vertical de la mi-journĂ©e pour bouter dĂ©finitivement lâhumiditĂ© hors de tout le matĂ©riel de campingâŻ; dĂ©ambuler dans lâambiance exotique et bon enfant des ruelles et des Ă©choppes de Chiquian, ici un chapeau indien pour CĂ©cile, lĂ une tentative hasardeuse dâE-mail pour son grand-pĂšre qui est sĂ»rement dĂ©jĂ sur nos traces (en vain, les portables ne passent pas encore Ă Chiquian, Ă©videmmentâŠ), un dernier coup dâĆil nostalgique vers la cordillĂšre qui scintille au loin dans lâazurâŠ
Manuel pĂšre nous quitte vers 9h pour filer Ă Lima faire examiner une vilaine entorse Ă la cheville contractĂ©e le premier jour et qui lâa obligĂ© Ă faire tout le trek Ă cheval avec de belles frayeurs Ă la clĂ©âŠje crois quâil avait au dĂ©part aussi peur que moi de monter sur un canassonâŻ! Son prochain rĂȘve : devenir maire et faire rayonner son charmant village comme base exemplaire du tourisme Ă©cologique dans ce sanctuaire naturel que doit rester la CordillĂšre de Huayhuash. Eduquer les gens Ă la propretĂ©. Eduquer les enfants en gĂ©nĂ©ral pour les empĂȘcher de rejoindre, Ă demi analphabĂštes, les bidonvilles de Lima, attirĂ©s par le mirage de la ville. Souhaitons lui de rĂ©ussir sans transformer tout ce qui rend Chiquian si attachant, le chemin nâest pas largeâŠ
2h30 de bus sans histoire jusquâĂ Huaraz lâaprĂšs-midi. La route est mĂȘme goudronnĂ©e sur la 2Ăšme moitiĂ©âŻ! Sans histoire mais pas sans histoiresâŠlâune dâelle mĂ©rite quâon la raconte. Selon le principe bien admis des bus andins, mĂȘme les passagers sans place assise dĂ»ment rĂ©servĂ©e peuvent toujours sâentasser debout jusquâĂ saturation complĂšte du volume intĂ©rieur du vĂ©hicule (le toit est dĂ©jĂ occupĂ© par 3 mĂštres de bagages et donc pour une fois pas utilisable). Mais Ă la diffĂ©rence des vrais pays « pĂŽvres » du style Afrique ou Inde, il y a une loi (qui interdit bien sĂ»r toute pratique de ce genre) et une police qui veille au grain de façon pas toujours dĂ©sintĂ©ressĂ©e. Le systĂšme est bien rodĂ© : 10 km avant Huaraz, les voyageurs « excĂ©dentaires » (mais ayant naturellement payĂ© 100% du tarif) sont donc priĂ©s de descendre. Pour remonter aussitĂŽt dans une poignĂ©e de minibus de style « colectivo », prĂ©alablement convoquĂ©s par tĂ©lĂ©phone portable. Cette fraude organisĂ©e fonctionne avec une prĂ©cision dâhorloge suisse et chacun semble y trouver son compteâŠ
ArrivĂ©e en fin dâaprĂšs-midi, prise en main par lâagence « Lliuyatours » comme prĂ©vu, installation laborieuse Ă lâ « Hostal Churup » oĂč le vieux papy myope et gĂąteux qui tient lâĂ©tablissement met bien du temps Ă comprendre que Sr Bertrand veut une « habitaciĂłn matrimonial » et Sr Michel une chambre Ă un litâŠalors que câĂ©tait le contraire qui Ă©tait notĂ© sur son grand tableau de rĂ©servations criblĂ© de gribouillis et de raturesâŠ
Huaraz est bien loin de la tranquillitĂ© villageoise de Chiquian, il y a des voituresâŠil y a aussi des klaxons et des feux rouges (les premiers Ă©tant abondamment utilisĂ©s pour franchir les seconds). On reste quand mĂȘme loin de lâagitation de Chamonix ou Katmandou que cette grosse bourgade est supposĂ©e reprĂ©senter dans les Andes. Revers de la mĂ©daille : choux blanc complet sur les 3 articles « stratĂ©giques » dont jâai entrepris une patiente recherche dans tout le centre-ville. Pas de film diapo digne de ce nom, pas de sandales techniques style Teva (un gamin mâavait sans doute chipĂ© les miennes devant la tente Ă Carhuacocha), et surtout, plus incroyable, pas de tendeur Ă©lastique. Pour quoi faireâŻ? Pour fixer tentes et duvets au sac Ă dos car nous allons dĂ©sormais faire de lâAlpinisme (de lâAndinisme, en fait), du vrai et du sĂ©rieux avec un grand A, des camps de base, des camps dâaltitude, des cordes, des piolets et tutti quanti. Or les Ăąnes ne pourront pas toujours monter Ă tous les camps, ces bestioles dĂ©testent â lĂ©gitimement â marcher sur les moraines et les glaciers. MoralitĂ© il faudra parfois jouer nous-mĂȘmes les apprenti sherpasâŠamateurs de start-up, prĂ©cipitez-vous : le marchĂ© du tendeur est Ă prendre sur tout le PĂ©rou, 27 millions dâhabitants qui de surcroĂźt ne se dĂ©placent jamais sans leurs 40kg de valises et autre sacs de patates laborieusement arrimĂ©s sur les toitsâŠavec de vulgaires ficellesâŻ!
Excellent dĂźner au restaurant de « El Horno », tenu par un Français atterri et retenu Ă Huaraz par les beaux yeux dâune belle IndienneâŠet qui pourtant nous avoue adorer la mer bien plus que la montagneâŻ! Un peu comme si Michel dĂ©cidait de sâinstaller aux SeychellesâŠNotre dernier bon repas avant quelques jours. Il nous confirme aussi quâil est inutile de continuer Ă scanner les 1000 et 1 Ă©choppes de Huaraz Ă la recherche dâun fantomatique tendeur : cet objet nâexiste effectivement pas au PĂ©rou, ou alors peut-ĂȘtre dans chez un vendeur de vĂ©los de luxe pour gringos dans un quartier chic de Lima, et encoreâŠNuit agitĂ©e, animation vocale canine jusquâĂ 1h du matin, relayĂ©e dĂšs 5h par une batterie de coqs en rut aux cordes vocales apparemment dopĂ©es par lâoxygĂšne rarĂ©fiĂ©.
Campo Morena del Pisco (4950m), vendredi 16 juin
3 nuages dans le ciel ce matinâŠpas dâillusion, nous commençons Ă connaĂźtre la musique, si ce nâest pas 100% dĂ©gagĂ© au lever du jour une rincĂ©e est quasi-certaine avant le soir. Mais nâanticipons pasâŠEn attendant, la matinĂ©e est bien occupĂ©e Ă la dĂ©couverte des transports publics hauts en couleurs de la Cordillera Blanca. 3 heures sont nĂ©cessaires pour atteindre les Lacs de Llanganuco, point de dĂ©part de lâascension du Pisco : taxi dĂ©glinguĂ© jusquâĂ la « gare routiĂšre » de Huaraz, puis « Colectivo » bourrĂ© et folklorique jusquâĂ Yungay â ville intĂ©gralement enterrĂ©e par un effondrement du glacier du Huascaran lors du tremblement de terre de 1970 qui fit 70.000 morts. Et enfin dernier colectivo sur une piste un peu moins dĂ©foncĂ©e quâĂ lâhabitude pour gagner, Ă 3900m et au voisinage des lacs, lâalpage de Cebollapampa (« la plaine aux oignons ») oĂč quelques Indiens et leurs Ăąnes attendent patiemment les Gringos alpinistas pour prendre la route du Pisco. Rien Ă voir avec la boisson nationale, il sâagit ici du Nevado Pisco, 5750m, un sommet glaciaire rĂ©putĂ© facile et panoramique que nous avons lâintention ou lâillusion de gravir.
Nous sommes en de bonnes mains : Walter ObregĂłn, un jeune guide de haute montagne taillĂ© comme un bĂ»cheron et respirant la santĂ©. Otavio, son frĂšre, qui nous aidera Ă porter le camp lĂ oĂč les Ăąnes refuseront dâaller, et qui a dĂ©jĂ gravi lâAlpamayo, une difficile et magnifique pyramide de glace de presque 6000m. Il sait donc aussi manier les piolets et les crampons. Et enfin Fortunato Lliuyia, le patriarche. Un personnage, ce Fortunato. Age indĂ©fini proche de la septantaine, avec ses dents qui manquent et son discours hachĂ© on le croit volontiers un peu sĂ©nileâŠet pourtantâŻ! Dans son jeune temps, il a Ă©tĂ© lâun des premiers Ă traverser le terrible Hielo Continental, 500km de glacier coincĂ©s entre les Andes et le Pacifique Sud, battus par un des climats les plus fĂ©roces du monde. DurĂ©e de lâaventure : 60 jours, en tirant bien sĂ»r des pulkas artisanales et bien avant lâinvention du Goretex et de la fibre de carbone. Avant dâenchaĂźner sur les quasi 7000m de lâAconcagua, puis de revenir Ă Huaraz Ă vĂ©lo par la Bolivie. A moins que ce ne soit le contraireâŠon ne le comprend pas toujours trĂšs bien. Walter et son frĂšre Otavio non plus, et pour cause : ensemble ils parlent exclusivement dans leur « Quechua de Huaraz » natal et leur Espagnol appris Ă lâĂ©cole est parfois aussi hachĂ© que celui du vieux FortunatoâŠIls me confirment que le Quechua de Huaraz nâa rien Ă voir (enfin presque) avec celui dâAyacucho â la « lingua franca » enseignĂ©e par Assimil & co et que jâai failli essayĂ© dâapprendre. Avant dâabandonner lâidĂ©e au profit de la rĂ©daction de ce rĂ©cit.
Evidemment le mauvais temps est au rendez-vous comme prĂ©vu. Par chance, la mĂ©tĂ©o instable semble avoir dĂ©couragĂ© les touristes et nous nâavons aucun mal Ă recruter une poignĂ©e dâĂąnes qui monteront Ă 4650m au camp de base du Refugio Peru. Toute une histoire aussi, celle de ce refuge qui semble sorti droit dâun catalogue du Club Alpin avec ses murs de pierres apparentes, ses volets peints et son vestiaire « oĂč-on-retire-ses-godillots-pour-mettre-des-sandales ». Câest « Don Bosco de los Andes », une ONG caritativo-alpinistique lombarde qui lâa construit et qui le gĂšre, la gardienne est italienne et la bibliothĂšque remplie de vieux livres relatant les charmes du Val Formazza et de lâAdamello ou les exploits de Bonatti. Nous sommes bien sĂ»r arrivĂ©s sous le grĂ©sil, mais celui-ci, aux petits grains fins et froids, avait le bon goĂ»t de ne pas trop mouiller. Les Ăąnes dĂ©barquent leurs charges Ă cotĂ© du refuge, Fortunato installe un camp de base spartiate :pas de tente-mess, pas de lampe Ă gaz, ni table ni chaiseâŠcâest que nous ne sommes plus des trekkeurs embourgeoisĂ©s mais des « alpinistas » maintenantâŻ! Câest surtout que jâavais pris soin de sĂ©lectionner lâagence la moins chĂšre avant de renĂ©gocier encore les prix Ă la baisseâŠUne derniĂšre soupe chaude (poulet + riz + patates, pour changer du poulet + pĂątes) avalĂ©e et les choses sĂ©rieuses commencent : la rĂ©partition des bagagesâŠ
Les 3 touristes daignent se lester de leurs crampons, de leur piolet et de leur baudrier. Et de leurs habits. Avec le pack-lunch de midi et un peu dâeau, on doit bien taquiner les 10 kilos. Walter et Otavio se partagent donc le reste : chacun 25kg sur le dos au bas mot, enfin mieux vaut ne pas trop savoir. Et câest reparti pour 1h30 de moraine, puis de glacier couvert de gros blocs instables oĂč AgnĂšs montre une telle aisance quâelle se demande si son genou doit vraiment ĂȘtre opĂ©rĂ©. 1h30 chrono jusquâau Campo Morrena (« je mets 2h ou 2h30 habituellement avec mes clients » nous flatte gentiment Walter). Ne pas imaginer campo au sens de camping. Le Campo Morrena, Ă presque 5000m, est spartiate et minĂ©ral Ă souhait, un replat sablonneux dans lequel les sardines de la tente refusent dâentrer, un chaos de blocs tout autour, le glacier du Pisco juste au dessus, les sĂ©racs du Huandoy (6300m) voisin qui sâĂ©croulent de temps Ă autre pour mettre un peu dâanimationâŠles quelques Ă©claircies du crĂ©puscule ne sont bien sĂ»r quâun leurre, de gros nuages noirs se rĂ©installent dĂšs la tombĂ©e de la nuit et lâambiance est austĂšre Ă souhait. La soupe et les pĂątes valeureusement prĂ©parĂ©es par Walter sont avalĂ©es en silence et le rĂ©veil est mis Ă 3h15 du matin en espĂ©rant arriver au sommet au lever du jour, entre les nuages avec un peu de chance. Ce serait notre premier sommet dâexpĂ©dition rĂ©ussi depuis le Mera Peak au NĂ©palâŠ5 ans plus tĂŽt. La rĂ©putation poissarde du Señor Bertrand va-t-elle se confirmer une nouvelle foisâŻ?
Campo Base Pisco / Refugio Peru (4670m), samedi 17 juin
Et bien NONâŻ! La chance semble exister quand mĂȘme de temps Ă autre mĂȘme pour les malchanceux, tout comme les derniers seront un jour les premiers selon la Bible. JournĂ©e mĂ©morable de tous points de vue. MĂ©morable dĂ©jĂ le rĂ©veil Ă 3h15. Certes le ciel est dĂ©gagĂ© et la lune brille, mais le froid glacial, le givre sur la tente et un vague cafĂ© tiĂšde dehors avalĂ© en frissonnant assis sur les cailloux font reposer lâĂ©ternelle question existentielle de lâalpinisme, Ă fortiori dans sa variante expĂ©ditionnaire : WHY MEâŻ?!! Mais bon comme toujours (et particuliĂšrement cette fois-ci), les petites misĂšres sont vite oubliĂ©es. Juste 1/2h de moraine laborieuse avant de chausser les crampons et câest parti pour 3 heures de montĂ©e magnifiquement tracĂ©e. Juste ce quâil faut de sĂ©racs et de crevasses Ă contourner pour mettre un peu dâambiance. Juste ce quâil faut de vent pour ne pas transpirer sous nos 4 couches de vĂȘtements. Juste ce quâil faut de lune pour Ă©clairer nos pas et faire briller la neige. [img=30044 right]Lever de soleil sur le Huandoy[/img]
Lâaube arrive vers 5h40. On sâattendait Ă ce que ça soit beau, bien sĂ»r, mais câest tout autre chose. Le Pisco doit sa popularitĂ© avant tout Ă sa facilitĂ© technique mais aussi Ă sa position stratĂ©gique de sentinelle plantĂ©e exactement au milieu des plus beaux sommets de la CordillĂšre Blanche. Les cathĂ©drales de roc et de glace sâallument tout autour de nous les unes aprĂšs les autres, puis changent de couleur chaque minute dans un Ă©tourdissant ballet pyrotechnique. Walter est non seulement un roc physique mais aussi un roc de patience car la corde de ses clients se tend une fois par minute pour une pause photo. Ou film. Ou les deuxâŠ[img=30045 right]MontĂ©e au Pisco[/img]
MalgrĂ© tout, les archives retiendront que le sommet a Ă©tĂ© atteint au bout de 3h10 (« Je mets 4 Ă 5 heures avec mes clients habituels » dixit WalterâŠmerci de nous le rappelerâŻ! A ce train lĂ on va bientĂŽt se penser mĂ»rs pour lâEverest non stopâŠ). Jâavais pariĂ© 3 heures, mais sans Pisco Sour Ă la clĂ© â en dĂ©comptant les pauses, on ne doit pas ĂȘtre loin. Passons. Le plus curieux câest que nous sommes quasi seuls en haut, personne pour se geler les doigts et nous faire une photo collective. Apparemment la mĂ©tĂ©o instable a dĂ» en envoyer quelques-uns vers le soleil du littoral, ou alors câest le Mundial de foot. Parmi ceux que nous croisons Ă la descente, pas la moindre femme, quelques solitaires dĂ©cordĂ©sâŠdont le frĂšre de Walter, notre stupĂ©fiant porteur Otavio. Rappelez-vousâŠaprĂšs avoir portĂ© 25kg dâĂ©quipement au camp supĂ©rieur la veille, il Ă©tait redescendu dormir au camp de base, soit 1h30 de marche plus bas. Ce matin, il est parti une heure aprĂšs nous pour y voir clair, montĂ© Ă Mach 3 au Campo Morrena puis au sommet ou il nous a quasiment rejoint. PigĂ©âŻ? Je pars 1h30 plus bas avec 1h de retard supplĂ©mentaire pour faire bonne mesure et jâarrive pourtant au mĂȘme moment. Faites les comptes. On se croirait au tiercĂ© dans une course Ă handicap. LâaprĂšs-midi il redescendra en courant dans lâinfĂąme moraine avec sur le dos nos 25kg dâĂ©quipement montĂ©s la veille (dont une semaine de ravitaillement en conserves que Fortunato avait exigĂ© de faire monter, mais ceci est autre histoire). Otavio Obregon, porteur et aspirant-guide Ă Huaraz, retenez bien ce nom lĂ âŠcet homme nâest pas fait comme nous. Comme vous non plus, dâailleursâŻ![img=30046 right]ArĂȘte sommitale du Pisco (5750m)[/img]
Revenons lĂ -haut. Comme toujours en montagne, il suffit quâon ait trouvĂ© un coin sympa pour faire une pause et le vent se lĂšve. A 5750m, cela se comprend, il est assez vite frisquet, les embrassades et autres images triomphantes le piolet brandi vers le ciel sont donc un peu bĂąclĂ©es. La descente est Ă nouveau hachĂ©e par les incessantes pauses photo (les sĂ©racs et les crevasses, pour changer). Walter pousse le professionnalisme jusquâĂ nous assurer individuellement sur pieu Ă neige pour les seuls 5 mĂštres dâescalade glaciaire de tout lâitinĂ©raire. Il est vrai quâun pĂ©pin mĂȘme mineur pourrait vite avoir « des consĂ©quences des plus fĂącheuses » pour reprendre la savoureuse expression de Gaston RĂ©buffat, en lâabsence logique du moindre secours de montagne organisĂ© (et puis quoiquâil arrive les hĂ©licos ne volent plus trĂšs bien Ă lâapproche des 6000m).
Retour aux tentes, grignotage frugal (rien Ă faire, mĂȘme les organismes les plus voraces ont du mal Ă se goinfrer Ă 5000m), sieste dedans puis dehors, sĂ©chage des chaussettesâŠtout est bon pour retarder la laborieuse retraversĂ©e du glacier du Huandoy, de ses gros blocs et des ses crĂȘtes morainiques plus croulantes et chaotiques les unes que les autres. Une remarque sâimpose Ă ce sujet : en dĂ©pit de lâavis gĂ©nĂ©ral de son entourage et de ses mĂ©decins orthopĂ©distes (certains feraient sĂ»rement une attaque en la voyant iciâŻ!), AgnĂšs a maĂźtrisĂ© avec une stupĂ©fiante aisance aussi bien le cramponnage parfois dĂ©licat du Pisco que les infĂąmes pierriers gĂ©ants qui en dĂ©fendent lâaccĂšs. Elle se demande mĂȘme si le chirurgien acceptera encore de lâopĂ©rer dans cet Ă©tat (lâavenir montrera que nonâŻ!). Peut-ĂȘtre faudrait-il songer Ă prescrire davantage ce genre de proprioception radicale pour rĂ©Ă©duquer les genoux abĂźmĂ©s sans bistouriâŻ? Câest sĂ»r quâen cas de pĂ©pin, mĂȘme mineurâŠcf fin du paragraphe prĂ©cĂ©dentâŻ! [img=30049 right]Descente du Pisco (5750m)[/img]
1h30 de tord-pattes plus bas donc, le vieux Fortunato est toujours Ă la mĂȘme place devant son fourneau portatif posĂ© Ă lâabri dâun rocher. A croire quâil nâa pas bougĂ© depuis 24 heures. Le dernier mot de fĂ©licitation est Ă peine sorti de sa bouche quâune assiette fumante est placĂ©e devant les nĂŽtres (de bouchesâŻ!). Suivie sĂ©ance tenante dâune seconde assiette, de riz et Ă©mincĂ© de bĆuf, cette fois-ci. De quoi reprendre des forces pour une aprĂšs-midi de courrier au soleil. Courrier ou pas, câest dâailleurs la premiĂšre aprĂšs-midi vĂ©ritablement et intĂ©gralement au soleil depuis notre arrivĂ©e au PĂ©rou. Et si câĂ©tait çaâŻ? Et si le sort avait tournĂ© pour de bonâŻ? Et si on arrĂȘtait de devoir lever la tĂȘte au ciel toutes les 5 minutes pour se demander si lâaverse de grĂ©sil est pour tout de suite, pour lâheure qui suit, pour le soir ou pour la vallĂ©e dâĂ cotĂ©, si en deçà de lâaltitude X le grĂ©sil risque de se transformer en pluie (non, pitiĂ©âŻ!), si les 20m perdus par lâaltimĂštre indiquent vraiment des lendemains stables, si le vent du SE apparent ramĂšne lâhumiditĂ© dâAmazonie (Ă lâest) ou la sĂ©cheresse de lâAtacama (au sud) ? Et si, et si, et siâŠallez, il est 20h, on est sur la brĂšche depuis 3h15, jâai les yeux qui se ferment et plus le moindre truc spirituel Ă Ă©crire, AgnĂšs sâest rĂ©fugiĂ©e depuis longtemps dans le duvetâŠĂ demainâŻ!
Huaraz (3100m), dimanche 18 juin
MalgrĂ© la meilleure volontĂ© du monde de profiter de la grasse matinĂ©e (le petit-dĂ©jeuner nâest fixĂ© quâĂ 8h en cette journĂ©e de relĂąche), rĂ©veil en sursaut Ă 7h. DĂšs que le soleil dĂ©passe lâarĂȘte du Chopicalqui (Ă plus de 6000m pourtant, mais le soleil monte vite et haut sous les tropiquesâŠ) et vient frapper la tente, le givre collĂ© Ă lâintĂ©rieur de lâabside nous fond droit sur la figureâŻ! Le vieux Fortunato pensait bien faireâŠil est debout depuis 6h pour accumuler un stock de crĂȘpes suffisant pour nos appĂ©tits voraces. Nous pourrons ainsi nous goinfrer sans dĂ©lai. On nâose pas lui dire quâon prĂ©fĂšre attendre pour des crĂȘpes chaudes que ne pas attendre pour les manger regelĂ©es ou presqueâŠenfin passons. Chacun mange consciencieusement sa crĂȘpe froide au miel gelĂ© en rĂȘvant dĂ©jĂ dâun monde meilleur oĂč on sortirait du lit le visage sec pour manger des trucs bien chauds autrement quâassis par terre. Mais chacun sait aussi quâon se lasse vite des mondes meilleursâŠ
Temps toujours Ă©tincelant, organisation bien rĂ©glĂ©e, les gens de la rĂ©gion doivent avoir du sang helvĂ©tique car les Ăąnes sont bien au rendez-vous Ă 9 heures de mĂȘme que le taxi, 800 mĂštres plus bas, Ă midi devant la prairie de Cebollapampa. Les 3 heures dans lâintervalle sont occupĂ©es Ă descendre en traĂźnant les pieds et en photographiant compulsivement les montagnes au dessus de nos tĂȘtes et les petites fleurs en dessous. Le vĂ©hicule par contre nâa clairement plus rien Ă voir avec les taxis suisses, un petit break poussif dans lequel nous entassons une bonne centaine de kg de bagages sur le toit plus nous 7 Ă lâintĂ©rieur avant de redescendre au pas les 28 km de piste jusquâĂ Yungay. LâatmosphĂšre dâune puretĂ© absolue est un prĂ©texte tout trouvĂ© pour de frĂ©quentes pauses photos permettant avant tout de se dĂ©sankyloser les fesses (et le reste). Et pourtant le pire reste Ă venirâŠ
A Yungay, retour dans les vĂ©ritables Transports Publics (voilĂ comment lâagence a pu rĂ©duire les prix Ă ma demandeâŠ), les omniprĂ©sents « Colectivos » qui mĂšnent en effet la collectivitĂ© de partout Ă partout pour une bouchĂ©e de painâŻ; mais rentabilisent Ă©videmment leur service par un entassement maximum des passagers. Dans ce tout petit minibus, jâavais comptĂ© 13 (petites, elles aussi) places assisesâŠmais je nâavais pas comptĂ© sur le dynamisme commercial du contrĂŽleur-rabatteur qui accompagne toujours tout bon colectivo qui se respecte. Câest ainsi que nous monterons jusquâĂ 28 ( !) personnes avant quâil ne cesse de crier Ă tue-tĂȘte « Huaraz, a Huaraz » par la fenĂȘtre. Ce qui ne veut pas dire pour autant quâon roule moins vite, par ailleurs. La petite Indienne Ă moitiĂ© assise sur mes genoux avait lâair encore plus terrifiĂ©e que moiâŠ
De retour dans notre douillet petit Hostal Churup, enfin dĂ©barbouillĂ©s, il nous faudra le reste de lâaprĂšs-midi pour des emplettes pourtant vite rĂ©sumĂ©es. Câest le dimanche de la FĂȘte des PĂšres, cĂ©lĂ©bration lĂ©gitime quand on voit la natalitĂ© du pays, et beaucoup de boutiques sont fermĂ©es. Enfin en 3 heures nous rĂ©ussissons quand mĂȘme Ă trouver un distributeur de billets en Ă©tat de marche, quelques cartes postales prĂ©sentables, des films supplĂ©mentaires (ne pas imaginer que les pros du numĂ©rique ont moins de souci, Michel a dĂ©jĂ presque saturĂ© sa carte avec ses 500 clichĂ©s)âŠet mĂȘme une poignĂ©e de cadeaux dâallure locale pour nos 2 petits monstres. Jâai renoncĂ© depuis longtemps au tendeurâŠmais il faut aussi renoncer Ă trouver une boite postale : le concept nâexiste pas au PĂ©rou, on ne poste ses lettres quâĂ lâintĂ©rieur et pendant les heures dâouverture des « Correos ». Inutile dâaccuser la burocratie fonctionnaire, les boites aux lettres semblent justement avoir disparu avec la privatisation de la PosteâŻ!
Le gros coup, câest pour le soir, au sortir du restaurant : un Ă©tal minable posĂ© sur le trottoirâŠet brillant au milieu la perle recherchĂ©e en vain depuis des jours : une paire de vraies sandalesâŻ! Mes pieds commençaient Ă sâampouler mĂ©chamment depuis quelques jours Ă force de passer la journĂ©e au chaud dans de grosses chaussures de montagne. On a beau dire, la vie de bureau ça ne durcit guĂšre la peau, tout au plus au sens figurĂ©. EspĂ©rons au moins que mes prĂ©cieuses sandales Teva fassent au moins le bonheur du gamin qui me les a chipĂ©es au camp de la Laguna Carhuacocha â la neige y a sĂ»rement disparu depuisâŻ!
Campo Base Ishinca (4390m), lundi 19 juin
La derniĂšre ligne droite : 4 jours dans la Quebrada (vallĂ©e) Ishinca. Avantage : toute proche de Huaraz (c'est-Ă -dire Ă peine 1h30 sur une piste Ă peine dĂ©foncĂ©e) et desservant une paire de sommets Ă la fois faciles et panoramiques, Ă gravir Ă la journĂ©e depuis un camp de base bucolique. InconvĂ©nients : beaucoup de gringos en saison, mais on nâest pas encore en saison (celle-ci commence plutĂŽt dĂ©but juillet, encore plus tard cette annĂ©e pour cause de football), sinon nada. Mais ce serait trop simpleâŠquand les problĂšmes sont absents, il faut alors les inventer. LâĂ©quipe regroupe des types de personnalitĂ©s diffĂ©rentes. Sur la montagne, elles vont se diviser. Ceux qui ont compris iront donc gravir Urus et Ishinca, deux sommets Ă lâaltitude encore humaine de 5500m, depuis le confort du camp. Celui qui nâa pas compris malgrĂ© tous ses trips au sein de lâHimalaya Bouddhiste, celui qui continue Ă obĂ©ir (moins quâavant, câest vrai) Ă la vanitĂ© de son ego illusoire, ira se geler les fesses dans un glacial camp neigeux Ă 5300m. Avec lâhypothĂ©tique espoir de gravir le Tocclaraju, un 6000m Ă©lĂ©gant vu de loin, froid, technique et crevassĂ© une fois quâon a le nez dessusâŠ
Les rĂŽles sont bien en place, le spectacle peut commencer. Tout en douceur : cette fois-ci plus de Colectivo Ă 30 pour 15 places, nous basculons dans le monde du luxeâŻ; notre agence nous a louĂ© rien que pour nous un minibus tout entier pour nous amener au point de dĂ©part de Pashpa. Tout commence par un crochet par la poste, rendu nĂ©cessaire par lâabsence de boite aux lettres expliquĂ© la veille. Et en effet, Ă lâintĂ©rieur du bureau des Correos, on peut bien donner des lettres Ă poster. Par contre, quand il sâagit de nous vendre des timbres, la postiĂšre ouvre des yeux ronds, car 20 dâun seul coup ça ne semble pas arriver tous les jours en cette Ă©poque de CafĂ©s Internet. Finit quand mĂȘme par les trouverâŠmais pas la monnaie, Ă©videmment. « Ahorita » â tout de suite, « momentito » â un petit momentâŠon connaĂźt. 10 minutes plus tard, de guĂšre lasse, je finis par lui « racheter » sa monnaie en timbres supplĂ©mentaires. On fera du zĂšle Ă©pistolaire.
La piste de Pashpa...tout un programme. DĂšs le goudron achevĂ©, c'est-Ă -dire rapidement, on est vite dans le bain. On la savait mauvaise, mais câest bien pire que ça. Celle de Llanganuco qui nous avait paru pĂ©nible Ă©tait un billard Ă cotĂ©. Cette fois-ci on ne dĂ©passe guĂšre la vitesse dâun footing, et encore. Enfin les coureurs sont rares au PĂ©rou, difficile de vĂ©rifier. MĂȘme si notre guide Walter nous explique avoir dĂ©jĂ participĂ© Ă plusieurs marathons. Celui de Huancayo, air garanti pur mais Ă 3700m. Celui de Lima, aussi, Ă 0m mais avec un niveau de pollution tel quâon nây trouve sans doute guĂšre plus dâoxygĂšneâŠJe mâĂ©gare. Pashpa, donc. Une vingtaine de maisons de pisĂ©, une petite Ă©glise, une poignĂ©e dâIndiennes colorĂ©es avec un enfant dans le dos et un dans chaque mainâŠquelques caramelos et quelques photos plus loin, les Ăąnes convoquĂ©s arrivent. Une organisation quasi suisse, on vous le rĂ©pĂšte. Câest toujours le vieux et adorable Fortunato, du haut de son Ăąge indĂ©fini, qui montera cuisiner pour nous. Otavio, lâaspirant-guide et porteur aux jambes dâacier, a trouvĂ© des clients pour retourner au Pisco : câest donc le vieux CĂ©sar (presque 30 ansâŻ!) qui secondera Walter pour prendre en charge AgnĂšs et Michel (ceux qui ont compris) tandis que ledit Walter tentera de me hisser sur le Toccla.
1000m de montĂ©e et presque 12 km de distance horizontale, le camp de base Ishinca se mĂ©rite mais la vallĂ©e est de toute beautĂ© avec ses forĂȘts de Quenoales au bord dâun puissant torrent, le tout dominĂ© par dâimmenses parois calcaires qui seraient sĂ»rement criblĂ©es de voies si elles avaient eu le bonheur (ou le malheur) de naĂźtre 12.000 km plus au nord-est. Bien sĂ»r, comme chaque veille de sommet, le ciel de lâaprĂšs-midi se fait vite menaçant mais en vieux habituĂ©s de la rĂ©gion on nây prĂȘte plus guĂšre attention⊠Et puis de toutes façons comme disent les grimpeurs Ă©cossais « sâil fallait attendre le beau temps pour grimper, on passerait lâannĂ©e entiĂšre au pubâŻ! »
Le Campo Base dâIshinca : une verte pelouse toute plate, de petits ruisseaux mĂ©andrĂ©s au milieu, une dizaine de tentes multicolores Ă©parpillĂ©es qui ne se gĂȘnent guĂšre sur ces hectares dâespace. Pour la couleur locale, quelques Ăąnes et vaches paisibles, et une vague cahute oĂč une poignĂ©s dâIndiennes vendent biĂšres et sodas aux Gringos assoiffĂ©s. Ah oui, lĂ encore un autre refuge « alpinistico-caritatif » de lâONG italienne Don Bosco, aussi dĂ©sert que celui du Pisco mais qui me permet au moins dâĂ©crire ces lignes au chaud et en musique. Et tout ce petit monde sous le regard bienveillant (ou malveillant, câest une question de sensibilitĂ©âŠ) des grands glaciers â dĂ©chiquetĂ©s, comme il se doit â du Tocclaraju (prononcer Taucliararu). Oui, câest bien lui, la pyramide blanche dâallure inaccessible au fond Ă gauche. Juste Ă cotĂ© du Palcaraju. On a de la chance, ce dernier (pas au programme cette fois-ci) a lâair encore bien plus indigeste. Heureusement quâon nâa pas confondu en composant le programme, Ă 5 lettres prĂšsâŠ
Le Refugio, donc. PlutĂŽt un Rifugio, en fait : rempli lĂ aussi de revues et de livres de montagne cĂ©lĂ©brant les louanges des Alpes Italiennes, Lombardes en particulier. Les livres parlent des exploits des Grands Alpinistes italiens des annĂ©es 60, en gĂ©nĂ©ral sous forme dâhommage (ils sont tous morts en montagne, Ă©videmment). Un peu austĂšre, donc. Les revues par contreâŠouvrez en une au hasard et on est aussitĂŽt transportĂ© vers lâambiance enchanteresse dâune randonnĂ©e automnale entre les « alpeggi » et les « ghiacciai » des Prealpi di Bergamo ou du Parc National de lâAdamello. Et dire quâon pourrait ĂȘtre lĂ bas avec CĂ©cile et Arnaud. Et dire que demain jâirai tenter de planter ma tente sur la neige Ă 5300m. Et dire que je ne sais mĂȘme pas pourquoi. Et dire que je risque un jour de recommencer, et que je ne saurai toujours pas pourquoiâŠ
CâĂ©tait la parenthĂšse « les doutes existentiels de lâalpiniste (avec un petit a cette fois-ci) Ă la veille de lâascension ». Refermons lĂ et revenons aux choses qui comptent. Les nourritures terrestres, par exemple. Fortunato semble avoir compris le message que je lui ai (diplomatiquement) fait passer par son fils, le jeune directeur de notre agence : cette fois-ci nous mangerons non seulement bien et abondamment comme dâhabitude, mais Ă©galement CHAUDâŻ! Enfin chaud pendant la 1Ăšre minute, lâair frisquet du soir fait ensuite tiĂ©dir notre « riz-oignon-viande-patates » en moins de temps quâil ne faut pour lâĂ©crire, mais il faut un dĂ©but Ă tout.
Michel, AgnĂšs et Cesar nĂ©gocient ensemble lâheure de dĂ©part pour lâIshinca. 3h du matin, finalement, rien de trop terrible. Walter et moi, nâayant que quelques heures pour monter au camp supĂ©rieur, avons droit Ă une grasse matinĂ©e jusquâĂ 8h. Ce sera bien la 1Ăšre fois que ma tendre chĂ©rie partira au milieu de la nuit pour une ascension en me laissant seul au lit. MĂȘme avec un sentier au dĂ©part et un glacier bien tracĂ© ensuite, il faut quand mĂȘme gravir 1150m pour mettre le pied sur lâIshincaâŠet sachant que dĂšs que le soleil sâĂ©lĂšve les nuages sâempressent de bourgeonner sur les sommetsâŠbref rĂ©veil Ă 3h et on ne discute pas. Avec un peu de chance, Pierre les accompagneraâŠoui, oui, Pierre le gentil AMM est de retour, le monde est petit, aprĂšs avoir fait sa connaissance par hasard sur le trek de Huayhuash nous lâavons retrouvĂ© par hasard ici, toujours souriant, toujours bavard, toujours drĂŽle, toujours en autonomie intĂ©grale. Il a gravi les 5400m de lâUrus (lâautre classique du coin, juste en face) en 3h le matin mĂȘme aprĂšs avoir portĂ© ses 25 kg sur 5h de montĂ©e la veille et sâĂ©tonne de se trouver « un peu fatiguĂ© »âŠIl semble en fait sâagir plutĂŽt de retrouvailles agitĂ©es avec la nourriture indigĂšne Ă Huaraz aprĂšs 10 jours de riz et de soupe en poudre durant le trek. DĂ©sormais insĂ©parables, nous prendrons ensemble le mĂȘme bus pour Lima vendredi. Nous lui faisons mĂȘme cadeau dâun billet, achetĂ© au dĂ©part pour Michel. Ce dernier a prĂ©fĂ©rĂ© en racheter un dâune autre compagnie dont le terminal est situĂ© Ă cotĂ© de notre pension « afin de ne plus risquer ma vie dans les taxis de Lima ». AgnĂšs et moi avons beau lui expliquer quâĂ cotĂ© de lâInde la circulation Ă Lima rappelle plutĂŽt celle de Berne, rien nây faitâŠ
Camp supérieur du Tocclaraju (5300m), mardi 20 juin
Marre, marre, marre. Je paierai cher pour ĂȘtre ailleurs en Ă©crivant ces lignes. Faut-il ĂȘtre con pour se mettre volontairement dans des trucs pareils. La tente est plantĂ©e sur la neige au milieu dâun sinistre dĂ©cor de glaciers disloquĂ©s, les sommets sont noyĂ©s dans des nuages bien sombres, et il neige. En gros ne manquent guĂšre que le vent et la foudre. Cette merde de poche Ă eau Platypus sâest une nouvelle fois ouverte, ce qui Ă©tait dans le sac Ă dos est donc mouillĂ©. Seule maniĂšre de sĂ©cher le collant indispensable demain (sauf si la mĂ©tĂ©o nous cloue au lit, ce qui semble assez plausible pour lâinstant) : le porter sur soiâŻ; donc EN PLUS je me caille les jambes. Tout cela me rappelle les bons moments du camping hivernal dans le nord de lâOural il y a 10 ans. Mais voilĂ , jâai 10 ans de plus et le ramollissement nâĂ©pargne personne.[img=30365 right]Ishinca (CordillĂšre Blanche)[/img]
La journĂ©e a commencĂ© vers 3h du matin pour AgnĂšs et Michel partis sous un beau ciel Ă©toilĂ© avec CĂ©sar Ă lâassaut de lâIshinca. La faune bactĂ©rienne locale a malheureusement empĂȘchĂ© Pierre de les suivre. Comme je les envie en cet instant : de retour sans doute dans le confort du Camp de Base, un joli sommet en poche, on les a aperçus redescendant tranquillement tandis quâon montait avec Walter sâinstaller lĂ oĂč vous savez. DĂ©jĂ le matin un drĂŽle de feeling Ă prendre un petit-dĂšj avec Walter et le vieux Fortunato au milieu dâun camp dĂ©sertĂ©. Puis Ă attendre lâheure de dĂ©part fixĂ©e Ă 11h. La montĂ©e au camp supĂ©rieur ne fait que 3 heures, inutile de se presser, on est toujours mieux les fesses dans lâherbe que sur la neige. Les 2 papotent avec passion en Quechua (de HuarazâŠ), jâessaie de tuer le temps et dâĂ©vacuer le vague Ă lâĂąme en lisant, en Ă©crivant ces lignes, et en imaginant AgnĂšs et Michel heureux sur leur Ishinca ensoleillĂ©. Un joli sentier, un lac tout bleu, un petit glacier pour mettre de lâambiance, 1100m de montĂ©e pour se dĂ©penser un peuâŠet moi qui attend seul ici comme un idiot dans lâespoir illusoire de gravir un prestigieux 6000m.[img=30061 right]Tocclaraju (6032m) : montĂ©e au camp d'altitude Ă 5300m[/img]
Au moins la montĂ©e qui sâensuit est-elle encore assez agrĂ©able, un chemin confortable, une moraine pas trop mĂ©chante, une bonne trace dans la neige fraĂźche, et un petit bout de glacier tranquille. SitĂŽt installĂ©s, alors que le sommet se rĂ©enfonce dans les nuages, un coup de jumelle sur la suite de la trace plus haut. Walter est formel : elle utilise un ancien passage abandonnĂ©, vient buter sur un ressaut infranchissable, et regagne ensuite lâarĂȘte en passant droit sous une barre de sĂ©racs. Jâexplique Ă Walter quâen temps que pĂšre de famille responsable je refuse de passer par lĂ . Il me rĂ©pond que câest hors de question pour lui aussi. Mais il semble tout aussi hors de question dâouvrir une nouvelle trace le lendemain dans lâobscuritĂ©. Alors que faireâŻ? [img=192126 right]Walter Obregon[/img]
Walter sort alors son atout majeur : une force morale et physique hors du commun :
- Je vais aller ouvrir la trace cet aprĂšs-midi.
- SeulâŻ? Tu nây penses pasâŻ! Câest pourri de crevassesâŻ!
- Non, pas tant que ça, et puis je les connais, je passerai Ă plat ventre sâil le fautâŠattend moi tranquillement iciâŻ!
Et mon bonhomme de sâen aller Ă grands pas. Dâabord sur la trace existante. Puis en traçant tout seul. Une heure sâĂ©coule, je lâaperçois maintenant au loin, puis le brouillard se referme. 1/2h supplĂ©mentaire, rien en vue. Je commence Ă gamberger. Et sâil Ă©tait quand mĂȘme tombĂ© dans une crevasseâŻ? A partir de quelle heure dĂ©clencher les secoursâŻ? Ah oui, mais câest vrai, il nây a pas de secours, iciâŠAlors y aller seul, Ă la tombĂ©e de la nuit, au milieu des crevasses et dans le mauvais tempsâŻ? Ou redescendre un peu plus bas, lĂ oĂč campe un couple dâalpinistes français et les supplier de mâaiderâŻ? Mais ils ne sont pas fous, on ne fera rien avant demain matin, il sera sĂ»rement trop tardâŠ[img=30062 right]Tocclaraju (6032m) : camp d'altitude Ă 5300m[/img]
1/4h plus tard, Walter Ă©merge finalement du brouillard...oufffffâŻ! Il est rapidement devant la tente, toujours souriant. « Câest bon, la trace est nickel, sâil fait beau ça ira tout seul ». Oui mais justement il ne fait pas beau. Pas beau du tout mĂȘme. Alors que Walter commence Ă cuisiner dehors, le grĂ©sil se met Ă tomber. Dâabord doucement, puis de plus en plus fort. Avec une horrible mauvaise conscience, je me rĂ©fugie en grelottant (eh oui, le collant est toujours mouillĂ©âŠ) dans la tente, le laissant cuisiner tout seul, stoĂŻque sous la neige et le vent. Toutes les 10 minutes, Walter mâamĂšne Ă manger dans la tente, soupe puis pĂątes puis repĂątes, en mâinterdisant de sortir « pour ne pas mouiller ma doudoune ». Toutes les 10 minutes je lui propose dâinverser les rĂŽles, pour me faire rĂ©pondre gentiment « tranquilo, no te preocupes⊠». La nuit est maintenant tombĂ©e et il neige toujours. Temps de merde, pays de merde, montagne de merdeâŠet dire quâon pourrait ĂȘtre au soleil avec CĂ©cile et Arnaud. Je pense Ă cela Ă chaque seconde dâinattention, dĂ©sormais. Le vent se lĂšve, la neige se renforce, une neige collante qui commence doucement Ă recouvrir les parois de la tenteâŠ
Campo Base Ishinca (4400m), mercredi 21 juin
3h00 du matin. « Despejado, Señor, solo una nube en la cumbre ». Evidemment dĂ©gagĂ© partout sauf lĂ oĂč on veut aller. 3h15 : « Cumbre despejada, Señor ». Le sommet est dĂ©gagĂ©, plus dâexcuse pour rester au lit et redescendre. Mais rien ne vaut un peu dâaction pour faire remonter le moral. Nous remontons tranquillement la trace ouverte la veille par Walter. Enfin ce quâil en reste et que le vent de la nuit nâa pas encore recouvert. Mode pilote automatique, lâesprit divague, le pied droit devant le pied gauche puis le contraireâŠSeuls, Ă©videmment. Evidemment si une trace aussi commode permettait de monter au sommet dâun beau 6000m, ça se saurait. Et on ne serait pas seuls. CQFD. Il fait toujours nuit quand nous arrivons au pied de la premiĂšre difficultĂ© : un gros ressaut glaciaire gruyĂ©risĂ© qui une fois franchi dĂ©bouche sur lâarĂȘte sud-ouest garantie ensuite « tranquila » pendant quelque tempsâŠ
Un coup de lampe frontale sur ce quâon a au dessus de la tĂȘte : Ă ma gauche, une bonne trace dans une pente Ă 50° nous tend les bras. « Mais par lĂ , la suite est un poco complicada, Señor. Mieux vaut passer Ă droite, je ferai la traceâŠÂ». BofâŠĂ ma droite, câest plus raide avec une crevasse bien noire au milieu. Si tous les gringos sont passĂ©s de lâautres cotĂ©, ça ne doit pas ĂȘtre si terrible. « A gauche, WalterâŻ! ». « Si, Señor, de acuerdo ». Le client est roi, mĂȘme pour faire des bĂȘtisesâŠcar comme dans « Les malheurs de Sophie », ce nâest pas le chemin dâallure facile qui conduit au paradis. Une longueur de corde plus haut, en apercevant (enfin façon de parler, la nuit est encore bien noire) la suite, le film dâĂ©pouvante commence. Une horrible lame de glace dĂ©collĂ©e et verticale est Ă traverser Ă lâhorizontale on ne sait trop comment, une main sur un stalactite, le piolet dans lâautre qui cherche vainement une cavitĂ© pour sâancrer, et les crampons qui patinent frĂ©nĂ©tiquement sur des aspĂ©ritĂ©s de glace en train de sâeffriter. Dessous, le vide, et en face, 10m plus loin, le rĂ©ceptacle dâun Ă©ventuel dĂ©vissage Ă forte composante pendulaire : une paroi de neige verglacĂ©e Ă 60° plongeant droit dans une rimaye bĂ©ante. Peut-on imaginer pireâŻ? Non. Ah oui, rajoutons encore le vent glacial qui souffle dans la figure.
2 Allemands, partis plus tĂŽt que nous dâun camp plus bas, et qui ont utilisĂ© en catimini la vieille trace sous les sĂ©racs sont en perdition devant nous. Walter enjambe leur corde et part installer un relais plus haut. Câest maintenant Ă mon tour. Au bout de 3 mĂštres, câest la paralysie. Je me cramponne dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă de vagues saillies de glace qui cassent aussitĂŽtâŻ; pris de panique, je me jette sur la sangle que les Allemands ont judicieusement mousquetonnĂ©e Ă une broche Ă glace. Je reste 5 minutes bloquĂ© lĂ , impossible de faire Âœ tour ou dâavancer, je nâarrive mĂȘme pas Ă enjamber leur corde, jâai les larmes aux yeux en imaginant le pendule terrifiant qui va sâensuivre, le vent me souffle du grĂ©sil dans les yeuxâŠje commence Ă pleurer, je hurle vers Walter que je ne sortirai jamais de lĂ , mais en plein vent il nâentend Ă©videmment rien. Je nâai jamais Ă©tĂ© aussi terrorisĂ© depuis la face nord surplombante de la Cima Ovest di Lavaredo dans les Dolomites oĂč mon vieux compĂšre guide tyrolien Georg mâavait traĂźnĂ© « pour me tester ».[img=30067 right]Tocclaraju (6032m) : sur l'arĂȘte SW vers 5800m[/img]
Blackout. Je ne sais pas comment, mais jâai fini par atteindre le relais. « Una pesadilla » (un cauchemar), câest tout ce que jâai rĂ©ussi Ă dire Ă Walter entre 2 halĂštements. « Ah, siâŻ? »âŠme rĂ©pond-il lâair Ă©tonnĂ©âŠavant de me faire remarquer poliment que lâoption par la droite aurait Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable. « Mais â no te preocupes â câest par lĂ quâon redescendra en rappel. TranquiloâŻ! ». La suite est en effet plus tranquille. PlutĂŽt le serait sâil ne fallait pas refaire la trace effacĂ©e par un vent de plus en plus violent. [img=30068 right]Tocclaraju (6032m) : dome sommital en vue.[/img]
Un pĂąle soleil apparaĂźt parfois de façon fantomatique entre 2 volutes de brouillard ramenĂ©es par les rafales, lâambiance ne manque pas de grandeur. Je relaie un court instant Walter pour tracer, le cĆur passe de 180 Ă 200âŠmais soudain « Si SeñorâŻ! ». Ce gros champignon de glace qui vient de surgir juste au dessus de nos tĂȘtes, câest le sommet du TocclarajuâŻ! Cette fois-ci on tient le bon bout. AprĂšs ce quâon vient de vivre, plus question de faire Âœ tourâŠ[img=30069 right]Tocclaraju (6032m) : pente sommitale[/img]
ArrivĂ©s au pied, la lĂšvre dâune profonde rimaye bouchĂ©e permet de sâabriter du vent pour attaquer le bastion sommital. 2 longueurs de corde magnifiques et techniques sur des pentes Ă 60° oĂč le second piolet ne sert pas quâĂ sâappuyer, un dernier bout dâarĂȘte Ă nouveau dans les rafales, et câest la magie toujours renouvelĂ©e de lâarrivĂ©e au sommet : les nuages qui lĂšchent nos pieds forment maintenant une mer horizontale Ă 6000m dâoĂč seuls Ă©mergent les gĂ©ants de la CordillĂšre, HuascarĂĄn, Chopicalqui, Huantsan. Walter mâexplique, le sourire aux lĂšvres, que ce dernier (6350m) constituera son gros objectif de la saison avec son frĂšre Otavio. « Pero es bien tĂ©cnico, SeñorâŠmucho mas dificil que el Tocclaraju». EnchantĂ© de le savoir et bonne chance, les frĂšres ObregĂłnâŠ[img=30070 right]Tocclaraju (6032m) : derniĂšre longueur sous le sommet[/img]
Descente longue et compliquĂ©e. Longue parce que sitĂŽt replongĂ©s dans le brouillard lâorientation est moins Ă©vidente et la trace partiellement recouverte par le vent. CompliquĂ©e parce que nous nâavons quâune corde de 50m alors que les rappels en place exigent souvent le double. En bon guide, Walter me mouline Ă chaque fois jusquâau pied des difficultĂ©s avant de descendre plus ou moins sans assurance dans la glace Ă 50°. Heureusement que ses manĆuvres Ă faire froid dans le dos me sont cachĂ©es par les lĂšvres charnues des crevasses. Nous arrivons heureux mais extĂ©nuĂ©s Ă notre petite tente vers midi, 8 heures aprĂšs lâavoir quittĂ©e. Enfin pour ĂȘtre prĂ©cis câest moi qui suis extĂ©nuĂ©, Walter a le mĂȘme visage souriant et plein de santĂ© que la veille. Ces guides pĂ©ruviens sont des forces de la nature.
Le temps de dĂ©monter le camp toujours sous les rafales, de rĂ©partir les charges (25kg pour Walter, la moitiĂ© pour « el Señor cliente »âŠ) et nous redescendons vers lâherbe verte du Camp de Base. A mi-pente du chemin, le bonheur dâune silhouette familiĂšre qui remonte le sentier Ă notre rencontre : câest AgnĂšs « un peu inquiĂšte » qui venait se rassurer en allant aux nouvelles. AprĂšs les 9h de traversĂ©e de lâIshinca la veille, elle a prĂ©fĂ©rĂ© mĂ©nager une journĂ©e de repos Ă son genou. Le bonheur est dĂ©sormais complet. A peine entamĂ© par la constatation que le camĂ©scope nâa enregistrĂ© que du noir aujourdâhui, protestant sans doute Ă sa façon contre le froid, lâaltitude et les mauvais traitements. Fortunato nous abreuve de thĂ©s en tous genres avant de nous resservir une orgie de soupe et de pĂątes quelques heures plus tard. Ironiquement le Tocclaraju se dĂ©gage totalement ce soir. Une belle pyramide, câest vrai. Qui mâa pourtant rassasiĂ© pour un certain temps de ce style dâaventure. Ce doit ĂȘtre ça, lâĂąge qui vient, avec la sagesse dit-onâŠ
Huaraz (3100m), jeudi 22 juin
VoilĂ , câest fini la montagne, on a beau traĂźner les pieds il y a toujours un moment oĂč le fond de vallĂ©e sâĂ©largit, oĂč une piste rĂ©apparaĂźt avec un vĂ©hicule qui attend, qui nous attend pour nous ramener. Dâabord dans les rues poussiĂ©reuses de Huaraz, puis dans lâhorreur de Lima et enfin chez nous. Cette perspective me donne des ailes une ultime fois et le rĂ©veil est Ă nouveau mis Ă 4h du matinâŠqui a parlĂ© de comportement compulsifâŻ? AprĂšs tout câest le dernier jour, autant charger une derniĂšre fois la barque, les heures de bus et dâavion sont bien plus agrĂ©ables avec des jambes fatiguĂ©es, comme chacun sait. Bref une ascension express du Nevado Urus (5420m), droit au dessus du camp de base, est donc dĂ©cidĂ©e. Jâai recrutĂ© le malheureux Walter (pas si malheureux que ça, lui me proposait carrĂ©ment dâaller Ă lâIshinca, 6 heures AR au minimumâŠ), le ciel est Ă©toilĂ© et froid et la nuit tropicale aussi noire que le chocolat prĂ©parĂ© par lâinusable FortunatoâŠ[img=30073 right]Les Urus Sud depuis le sommet nord (5430m)[/img]
Lâacclimatation se fait sentir : sentier escarpĂ©, caillasse, moraine enneigĂ©e, petit glacier en crampons, deux pas dâescalade facileâŠet lâUrus Express atteint le sommet 2h30 aprĂšs le dĂ©part pour contempler un dernier lever de soleil somptueux. Le Toccla a le bon goĂ»t de remettre rapidement son bonnet de nuages. Bien fait pour les suivants. Pas de raison quâon ait Ă©tĂ© les seuls Ă le forcer dans le mauvais temps, heinâŻ? Les Autrichiens qui nous suivent nâont quâa faire preuve de leur lĂ©gendaire tĂ©nacitĂ© germanique sâils veulent aussi lui monter dessus.[img=30072 right]Sommet du Nevado Urus (5420m)[/img]
Descente rapide et arrivĂ©e au Camp de base avec le soleil, derniĂšre orgie de crĂȘpes prĂ©parĂ©es patiemment par Fortunato que son Ăąge canonique nâa pas empĂȘchĂ© de se lever tous les jours Ă 2h du matin pour le petit-dĂ©jeuner des montagnards et Ă 7h pour celui des autres. Sans parler du dĂźner Ă prĂ©parer chaque soir dehors dans le vent glacial. Enfin Ă cotĂ© de toutes ses folies de jeunesse aux 4 coins des AndesâŠpourtant de ses 6 enfants aucun nâa vraiment repris le flambeau, allez comprendreâŠ
SitĂŽt la tente dĂ©givrĂ©e et les affaires sĂšches, 3h de marche en descente au milieu des lupins, puis des quenoales et enfin des champs nous ramĂšnent au village de Colon. Câest fini, on ne marchera plus, et câest bien triste. Ne reste plus quâ 1h de massage de reins sur la mĂȘme piste quâĂ lâaller pour se retrouver dans lâanimation de Huaraz. AssommĂ© de fatigue et de vague Ă lâĂąme, jâoublie mĂȘme adieux et remerciements, promettant vaguement dâĂ©crire et dâenvoyer photos aprĂšs le retour. Heureusement que jâavais pris le soin de laisser quelques cadeaux plus tĂŽt au camp. Une paire de chaussures de randonnĂ©e Ă Cesar lâassistant â qui rĂȘverait tant dâĂȘtre guide mais ne peut se payer la formation avec ses 3 enfants. Et une petite corde pour Walter. Il nâaura ainsi plus Ă transporter son Ă©norme brin de 50 mĂštres pour les 3 crevasses et demi de lâUrus et de lâIshinca, son sac Ă dos passera de 25 Ă 23 kilos et il se souviendra peut-ĂȘtre de moiâŠ
Dernier dĂźner « cĂ©lĂ©bratif » Ă lâexcellent « El Horno » avec ses steaks et tartes toujours aussi succulents et son patron toujours aussi bavard. Rien Ă faire, mĂȘme Ă lâautre bout du monde ce seront quand mĂȘme les restaurants français qui feront la diffĂ©renceâŻ!
Lima (0m), 23/06
En fait on est dĂ©jĂ samedi matin, AgnĂšs est partie Ă 4h prendre son vol (avec 7h de transit Ă Bogota, le PĂ©rou se mĂ©rite...) et je tue le temps dans un CafĂ© Internet voisin de l'hĂŽtel. Roberto Ferraz, le responsable administratif de Michelin PĂ©rou, un Carioca courageusement expatriĂ© ici, m'a gentiment invitĂ© pour un churrasco (orgie de viande grillĂ©e Ă la mode sud-amĂ©ricaine) Ă midi. Il n'a pourtant pas trop le moral, il vient de se faire cambrioler malgrĂ© une rĂ©sidence grillagĂ©e et surveillĂ©e. Charmant endroit. Enfin il a lâhabitude, Ă Rio ça lui est dĂ©jĂ arrivĂ© 2 fois, dont lâune avec un pistolet sur la tempe. Pour le moment je suis entourĂ© de gamins pĂ©ruviens qui tuent leur temps Ă eux - entre 2 matchs du Mundial Ă la tĂ©lĂ© - en tapant frĂ©nĂ©tiquement sur leurs claviers pour anĂ©antir leur adversaire 2 consoles plus loin. On est loin de l'ambiance andine de Huaraz. Apres 9 h de bus et de taxi la veille, ma conviction est faite : Lima et ses environs rivalise bien avec SĂŁo Paolo au palmarĂšs des coins les plus sinistres du monde, avec les citĂ©s industrielles de SibĂ©rie derriĂšre mais bien dĂ©crochĂ©es.
Voyage de retour sĂ©parĂ©s. AgnĂšs et moi, en parents soucieux du budget familial, avons fait des Ă©conomies en reprenant Cavassa, la compagnie de bus qui nous avait pourtant plantĂ©s Ă l'aller. Mais finalement tout le monde a droit Ă une seconde chanceâŠMichel a joue la sĂ©curitĂ© avec Cruz del Sur, la ligne des businessmen...Nous allons rapidement comprendre le pourquoi des 25 Soles de diffĂ©renceâŻ! Passons sur les 1/2h de retard au dĂ©part, le bus partait en fait de Yungay et pas de Huaraz, on n'est finalement pas pressĂ©s...Pas de repas Ă bord mais aprĂšs les 800 virages de la descente de 4000m au niveau de la mer (et pourtant il y a mieux - ou pire, c'est selon - 4800m de dĂ©nivelĂ© Ă redescendre si on arrive de Huancayo...) on n'a Ă©videmment pas trĂšs faim. 1/2 d'arrĂȘt dans un bouge du bord de la PanamĂ©ricaine histoire de tester si l'acclimatation de l'estomac aux germes locaux est aussi bonne que celle des globules rouges a l'altitude.
A 45kms de Lima, les faubourgs commencent...on se dit "non, ce n'est pas possible, on ne va pas avoir un bidonville continu sur cette distance"...et siâŻ! Cavassa, la compagnie du peuple, commence alors Ă dĂ©poser ses passagers Ă la demande, un par un, Ă chaque km - ceux qui imaginaient naĂŻvement qu'une ligne de bus Huaraz - Lima se contentait d'amener ses clients du dĂ©part Ă l'arrivĂ©e en sont pour leurs frais. L'environnement est vite rĂ©sumĂ© : du sable nu (il ne pleut jamais ici), noyĂ© dans le brouillard maritime (on ne voit le soleil que 4 mois par an Ă Lima), jonchĂ© de dĂ©tritus divers (qui ne risquent Ă©videmment pas de pourrir) et plantĂ© de cahutes dĂ©crĂ©pies Ă droite et Ă gauche de l' "autoroute cĂŽtiĂšre" oĂč vrombissent bus et camions. Crachant des fumĂ©es noirĂątres qui contrastent joliment avec le gris de la brume. Sur 45km. Et encore, je ne parle que du cotĂ© nord de la ville par lequel nous arrivons, le sud est sans doute pareil. Comment j'exagĂšreâŻ? Venez voirâŻ! Accessoirement c'est aussi l'une des villes les plus dangereuses du monde en terme de fauche et d'agressions pour les gringos, selon les guides de voyage bien informĂ©s. Un paradis, on vous le dit. Pizarro le Conquistador Ă©tait il est vrai Ă©leveur de cochons dans le civil, lâendroit devait sans doute lui rappeler sa ferme, enfin câest ce que disent les PĂ©ruviensâŠ
Apres les faubourgs, Cavassa nous offre une longue visite du centre-ville. Son terminal est Ă©videmment stratĂ©giquement situe au milieu des zones les plus bouchonnĂ©es et il nous faut 1h pour faire les 5 derniers kms. Encore 1/2h de taxi (passionnantes, cette fois-ci, le chauffeur est un ancien partisan du Sentier Lumineux qui nous explique pourquoi les MaoĂŻstes dĂ©capitaient et crucifiaient les militaires corrompus qui rançonnaient le peuple) - encore 1/2h donc et nous sommes de retour a la Casa Elizabeth, accueillis par Señora Elizabeth elle-mĂȘme, en français avec son dĂ©licieux accent local, comme 3 semaines plus tĂŽt. Rien a faire, que ce soit 5h de voiture pour revenir du romantisme des Alpes Ligures sous la neige ou 30h de bus et d'avion de retour d'un coin perdu des Andes, la fin des belles aventures a toujours le mĂȘme goĂ»t de vague Ă l'Ăąme. MalgrĂ© les rĂ©jouissances programmĂ©es de retrouver nos deux petits diables si gentiment couvĂ©s par leurs grands-parents modĂšlesâŠ
Nous partons oublier notre mĂ©lancolie et remplir nos estomacs (subitement affamĂ©s aprĂšs le retour au niveau de la merâŻ!) dans l'un des temples de la gastronomie limĂ©enne, la Cevicheria "Mordisco". ClientĂšle masculine au 3/4, ça boit des biĂšres les unes aprĂšs les autres en Ă©changeant des blagues grasses et en reluquant la quinzaine de serveuses habillĂ©es plus ras-la-touffe les unes que les autres. Le tout dans le vacarme assourdissant de la tĂ©lĂ© diffusant des Ă©missions dĂ©biles avec d'autres filles tout aussi dĂ©plumĂ©es. On est de plus en plus loin des "Lagunas" de Huayhuash - mĂȘme sous la grĂȘle et la foudre, elles avaient finalement bien du charme. Une montagne de poisson cru + une montagne de poisson frit plus loin, une digestion assommante nous plonge dans de doux rĂȘves de Blanches CordillĂšres. Le vieux Fortunato nous l'avait bien dit : vous reviendrez ici vite plus vite que vous ne le croyezâŻ!
Commentaires

superbe
Vraiment magnifique !
Merci pour ces photos et ce CR !!!
Des jeunes du CAF souhaiterai se rendre dans la cordiĂšllere Huayhuash. Peuvent-ils te contacter pour prendre quelques infos ?
David

[quote=« djonglez, id: 945476, post:4, topic:92982 »]Vraiment magnifique !
Merci pour ces photos et ce CR !!!
Des jeunes du CAF souhaiterai se rendre dans la cordiĂšllere Huayhuash. Peuvent-ils te contacter pour prendre quelques infos ?
David[/quote]
Bien sĂ»r, avec plaisir ! Ce sera trop dâhonneur de pouvoir aider - mĂȘme un tout petit peu - ceux qui auront le courage dâaffronter de tels sommets.