Le Col des Cristaux

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Catherine-H

NB : Il est fort probable que des erreurs (orthographe, syntaxe, ...) se trouvent dans ce texte que je dois relire pour correction dès que j'aurai le temps, mais je vous serais très reconnaissante de me signaler celles que vous y trouverez !

1 – La montée au refuge d’Argentière

L’aventure avait été minutieusement préparée, à l’aide du Guide Vallot, de la carte « série violette » au 1/25.000, de notre maigre expérience, et surtout de conseils que l’on nous avait donnés à l’OHM.
En ce matin de juillet 74, c’était le grand jour : on partait pour une semaine d’aventures en altitude !

Nous étions un petit groupe d’irréductibles passionnés venant de la région parisienne, et tous les étés depuis quelques années déjà, nous établissions notre camp de base dans la vallée de Chamonix. Notre camping était alors « sauvage », d’abord du côté du hameau des Bois, puis nous avions trouvé un emplacement vraiment génial un peu au-dessus de téléphérique des Grands Montets.
A cette époque, il y avait encore de la forêt qui descendait assez bas, avec quelques carrés de verdure, c’était joli, calme, confortable, et on apercevait au-travers des branches des sapins le bas du glacier d’Argentière.
Nous entretenions notre forme physique tout au long de l’année, et avions une super pêche pour progresser en montagne, ainsi qu’un moral d’acier et pas mal d’insouciance.
Bernard et moi avions choisi de nous perfectionner en « neige et glace » alors que nos compagnons avaient choisi le rocher.
Tandis que leurs yeux brillaient chez Tairraz en lisant dans « les 100 plus belles » les descriptions d’escalades, nous deux rêvions sur les traversées d’arêtes neigeuses, les grands couloirs, les sommets immaculés…

Notre programme était assez consistant, la première étape était la montée au refuge d’Argentière, et ce n’était pas une mince affaire !
Ne riez pas, car hors le fait que nous étions chargés comme des mules avec tout notre équipement et notre nourriture (avec gamelles et réchaud) pour une semaine, nous partions à pied d’en bas. En effet, cela correspondait à notre approche « écolo » de la montagne, et une chose qui nous ravissait était que le téléphérique était hors service pour une histoire de remplacement de câbles, donc cela limiterait l’accès à « nos » montagnes de ce côté-ci !

Le glacier a bien fondu depuis, mais le sentier à cette époque, après une montée raide en sous-bois puis parmi les myrtilles et rhododendrons, et enfin des rochers, arrivait en douceur sur le glacier, avec juste un petit passage de rien du tout que l’on franchissait grâce à une échelle à 3 barreaux si je me souviens bien !
Ensuite, le cheminement ne prédisposait pas à des débordements de précautions tellement les crevasses semblaient bouchées et le glacier recouvert d’une bonne épaisseur de neige. Mais nous étions pétris de bonnes résolutions acquises au fil des lectures sur la sécurité en montagne, et nous nous sommes encordés, crampons aux pieds, et piolet à la main.

L’air était chaud, étouffant, l’isotherme 0 était montée à une hauteur vertigineuse comme ces derniers jours, et la neige par endroits bottait.. Tous les 3 pas, un rapide coup latéral du piolet sur la chaussure pour débotter. Un deux trois tac ! un deux trois tac !
J’étais devenue experte dans le débottage, je ne comprends pas encore comment on arrivait à ne pas se mettre par terre avec cette manip, où tel de Flamant Rose au repos, on n’avait plus qu’un seul appui au sol.

En tous cas, cette progression me demandait beaucoup d’attention car il ne fallait pas abîmer le beau piolet à manche bois « Simon Super D », ni les chaussures « Super Guide » en cuir, ne pas crocheter les pointes avant dans la neige, ne pas se tricoter les guêtres, bien rester corde tendue…
Il faisait vraiment chaud, j’avais soif, mon sac était lourd… je n’ai pas compris tout de suite ce qui se passait :

Bernard s’est mis à courir, en me disant « vite , vite ! »

2 – Le sauvetage en crevasse

« Mais qu’est-ce qui se passe ? » demandais-je hors d’haleine en courant tant bien que mal, et en essayant de ne pas me faire de croche-pied.
Mais Bernard était trop occupé à courir et tirer la corde pour me faire avancer au triple galop, il disait seulement « vite, vite ! »

Devant nous, sur la trace, un petit groupe était là, s’affairait, ils étaient en train d’installer une corde, l’un d’eux était allongé sur le ventre, il parlait la face tournée vers la neige…
C’est en approchant que j’ai vu le petit trou rond en plein milieu de la trace.

Les quatre gars étaient des aspis en stage, ils faisaient des exercices dans des pentes au-dessus, et avaient vu l’accident : un gars tout seul disparaître d’un coup !
Bernard les avait juste vus foncer vers cet endroit et s’activer : il avait immédiatement compris de quoi il retournait et qu’ils pourraient avoir besoin de renfort.

On a tout de suite proposé nos services : Bernard était étudiant en médecine, et avait quelques notions de secourisme ainsi qu’une petite pharmacie qui contenait principalement de l’élastoplaste en quantité respectable (ah ! ces « Super Guide » !) mais surtout des « cachets magiques » en fait de la coramine-glucose qu’à l’époque on ne pouvait se procurer que sur ordonnance médicale parait-il. Le fait d’avoir quelques uns de ces précieux cachets nous procurait un sentiment extraordinaire de sécurité, un peu comme maintenant les téléphones portables pour certains. Ils représentaient pour nous le remède miracle pour se sortir d’affaire en cas de soucis.

On avait aussi un réchaud, une gamelle et nos gourdes encore pas mal remplies d’eau.
On s’est logiquement retrouvés à préparer du thé bien chaud et bien sucré, un peu à distance pour ne pas gêner la manœuvre de récupération.
On était fiers comme des papes à participer au secours aux côtés de ces spécialistes montagnards.

Depuis, j’ai appris que lors d’un sauvetage, on attribue en général ce rôle à ceux qui pourraient perturber les manips, mais d’une part nous ne le savions pas, d’autre part il fallait bien réchauffer le gars une fois sorti ! Donc nous étions aux anges !

On a été vraiment émus lorsque le gars est enfin apparu : il était vraiment grand, et pleurait comme un bébé en embrassant tout le monde !
Il avait eu une chance extraordinaire car il était vraiment tout seul, ses copains ne l’avaient pas attendu, et il s’était retrouvé dans une crevasse pas très large, à parois parallèles, coincé par un peu de neige et de stalactites qui fondaient et qui le faisaient descendre par à-coups de quelques mètres en s’effondrant.
Il en était déjà à plus de 15 mètres, en pensant que c’en était fini !
On n’a pas vu la technique de récupération, mais ça a dû être coton car le gars n’avait pas de baudrier enfilé sur lui. En plus il était allemand et ne parlait pas très bien français !

Il grelottait d’émotion et de froid, il était bien mouillé.
Il fallait lui passer des vêtements secs, c’est ainsi que mon tee-shirt en coton orange et noir de la fac d’Orsay a été porté par un miraculé. C’est assez moche comme couleur, mais c’était la mode à l’époque, et j’espère que ce trophée trône depuis toutes ces années en bonne place chez notre rescapé ! (en tous cas il a dû être quelque peu distendu !) ;
J’ai son double dans une armoire, et quand je tombe dessus au gré d’une recherche de chaussette disparue, je me retrouve des années en arrière avec cette histoire.

Le gars était très peu blessé, juste une coupure au niveau de l’arcade sourcilière, on lui a fait un joli pansement. Le thé l’a bien réchauffé mais surtout la coramine-glucose l’a bien requinqué, et ça valait mieux :
A cette époque, les hélicos pour le secours existaient, mais le problème était de les avertir.
Il se faisait déjà un peu tard, le gars tenait bien sur ses jambes, il a été décidé de monter jusqu’au refuge, qui n’était plus très loin et de prévenir les secours là-haut.
Les aspis on remballé leurs affaires, l’un a pris le sac du gars, et j’ai été préposée à la trace pour choisir scrupuleusement un cheminement loin des crevasses pour éviter du stress à notre protégé.

Ce dernier était tout excité, fonçait et butait dans mon sac à dos ! Il est vrai qu’avec tout ça, on avait oublié de boire et de manger, que j’étais naze et que je ralentissais tout le monde. On les a finalement laissés filer au refuge, on est arrivés bien après, et je le regrette amèrement, car d’après la description que nous en a faite le gardien c’était du délire : le gars embrassait tout le monde et signait des autographes !
L’hélico l’a descendu à l’hôpital le lendemain pour quelques points de suture.

Nous n’avons pas trop pu participer à la fête : il nous fallait nous restaurer (et pour cela faire fondre de la neige, et préparer notre dîner), puis préparer nos affaires pour le lendemain (donc faire encore fondre de la neige), et aller nous coucher car la nuit allait être courte !

3 – La rimaye du Glacier du Milieu

La première ascension de notre périple était l’Aiguille d’Argentière par le Glacier du Milieu.
C’était pour nous une mise en jambe avant des itinéraires plus techniques et prestigieux, et nous étions très fiers de doubler à un bon rythme des cordées, en soignant au maximum notre cramponnage que nous voulions impeccable.
Mes crampons Laprade 12 pointes se comportaient à merveille, je les avais ajustés au plus juste sur les chaussures et ils tenaient même sans les sangles (que je mettais aussi par sécurité). Pour arriver à ce résultat j’avais fait percer un trou supplémentaire dans les barrettes qui relient l’avant et l’arrière de chaque crampon, pour un réglage plus court. Lorsque j’avais été les rechercher au magasin, le vendeur était très mécontent : le métal était tellement solide qu’il avait cassé 2 mèches au carbure de tungstène (j’avais cru comprendre que ça valait une fortune à l’époque), et il avait finalement dû détremper l’acier pour arriver à le percer !

Puis ce fut le passage de la rimaye. Elle n’était pas large au niveau de la trace, mais la lèvre supérieure était bien haute et présentait un véritable petit mur de glace à franchir… hum !
Notre honneur était en jeu, mais Bernard est passé tel un chat avant que j’ai pu comprendre la manip. Lorsque ce fut mon tour, je n’ai pas eu le temps de me poser plus de questions, mon coéquipier était passé maître dans l’art du hissage de corde, et j’ai eu l’impression d’effleurer la glace tel un papillon…
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je n’étais pas passive dans cette technique qui demandait une étroite collaboration entre nous deux, et surtout des gestes et des efforts d’une coordination millimétrique. Nous l’avions bien mise au point en rocher, et c’est la première fois que nous la testions sur glacier, cela fonctionnait à merveille !
La suite m’inquiétait un peu car la pente devenait plus raide, ainsi que je l’avais lu dans les topos, mais en fait la trace à cet endroit était faite de grosses marches bien profondes et bien commodes.

Nous étions partis très tôt, bien avant le lever du jour car la météo avait encore prévu une grosse chaleur sur le massif, et ce n’est qu’en arrivant avec le soleil sur le sommet que nous avons réalisé dans quel paysage extraordinaire nous étions.
La veille nous étions trop occupés pour regarder vraiment le cirque d’Argentière et là, époustouflée, je découvrais la Verte, les Droites, les Courtes et le Triolet…
L’ensemble constituait une sacré muraille que nous allions franchir dans deux jours pour rejoindre le refuge du Couvercle.
J’étais assez impressionnée par la tâche qui nous attendait…

Pour la descente, la neige commençait à ramollir, nous avons pris beaucoup de précautions pour assurer nos pas, et afin de ne pas détruire les belles marches pour les suivants qui viendraient le lendemain, nous avons tracé à côté, en enfonçant bien les talons, en cadence, et en débottant : un, deux, trois, tac ! un, deux, trois, tac !
C’est ainsi que nous sommes parvenus à la rimaye. La hauteur à sauter était non négligeable, il fallait bien soigner et amortir la réception.

Je m’élançai dans le vide, et au moment où je touchai la neige, il m’a semblé entendre comme un craquement, j’ai senti l’appui de mon pied droit se dérober…

4 – SOS crampons

Je me suis jetée de côté pour échapper au gouffre béant, et j’ai planté de toutes mes forces mon piolet, tout en m’y agrippant,
pour freiner la terrifiante glissade infernale qui allait s’ensuivre…
Cette technique d’arrêt, révisée cent fois sur névés, je la réalisai de manière automatique, réflexe, elle pouvait me sauver la vie !

Bernard a sauté à mes côtés : « mais qu’est-ce que tu fabriques ? »
En fait, il n’y avait aucun risque, et j’étais complètement ridicule… mais par contre, et ça m’a permis de sauver la face, c’est que mon crampon droit était comme désarticulé, en 2 morceaux, la petite barrette avait cassé net, et l’avant pendouillait lamentablement, retenu seulement par la sangle. Au magasin, ils n’avaient sans doute pas retrempé l’acier…

On a ficelé le tout, y compris la chaussure avec de la cordelette à prussik : c’est incroyable les bricolages que l’on peut réaliser avec ces cordelettes, ça m’est même arrivé de réparer des chaines à neige avec ! J’en ai toujours des brins plus ou moins longs dans mon sac, qui sont bien utiles en cas de dépannage, et qui m’évitent de détricoter mes machards.

Nous sommes descendus en prenant mille précautions, plus question de faire les fiers !
J’ai marché comme sur des œufs jusqu’à ce que la neige suffisamment ramollie nous permette de descendre « en chaussures »,
et nous sommes arrivés au refuge, bien perplexes sur la suite du déroulement de notre aventure…

Il nous restait plusieurs jours de nourriture, la météo était bonne, nous étions très motivés pour continuer et Bernard n’avait pas du tout envie de redescendre !
Nous avions prévu le Couloir en Y à l’Aiguille d’Argentière pour la suite, et il était justement en excellentes conditions d’après deux gars qui en revenaient.
De plus nous venions de faire connaissance avec Philippe et Jean-François qui y allaient le lendemain et qui pouvaient faire une cordée de trois avec Bernard

Il me fallait descendre de suite dans la vallée pour la réparation, et remonter le lendemain, cela nous semblait la meilleure solution.
Mais j’avais beau demander, personne ne descendait…
J’avais encore en souvenir le sauvetage de la veille, il était hors de question que je descende seule sur le glacier !
Tout le refuge fut au courant de mon infortune, et un guide m’a proposé de réaliser un rafistolage. Le gardien nous a donné du fil de fer et je me retrouvai bientôt avec des crampons bricolés qui pouvaient tenir à condition de les manier avec délicatesse, et de ne pas trop abuser de « pointes avant ».

Je revins triomphalement rejoindre mon acolyte, mais son accueil fut moins enthousiaste :
« tu es sûre que ça va tenir ? »
« mais oui ! c’est un guide qui me les a réparés ! Tu te rends compte, un guide ! Il a dû en bricoler déjà des dizaines pour ses clients ! »

Je ne comprenais pas son inquiétude, mais ce n’est qu’un peu plus tard que je vis ce qu’il avait lu dans le livre du refuge…

5 – Le couloir en Y

Pendant que j’étais occupée à faire réparer mes crampons, mon coéquipier était avec Philippe et Jean-François, et ils discutaient ferme avec les deux qui revenaient du couloir en Y.
La météo prévoyait encore une altitude déraisonnable pour l’iso 0°, pour nous pas trop de soucis, par contre eux iraient à la Nord-Est des Courtes et là, il fallait bien étudier les possibilités de descente côté Talèfre une fois en haut de cette face.
Le versant de descente, vu son orientation Sud-Ouest, allait chauffer excessivement une grande partie de la journée, jusqu’à tard le soir, les conditions de neige y seraient donc « pourries ».
Comme nous devions faire cette voie à un jour d’intervalle, nous étions très concernés par cette problématique !

La possibilité la plus attrayante était de traverser jusqu’au Col des Cristaux, au pied des aiguilles Ravanel et Mummery, puis des descendre droit dans la pente sur le glacier de Talèfre, c’est d’ailleurs ce que nous avions tous choisi de prime abord, en montant depuis la vallée. Mais une fois sur place, nous réalisions petit à petit que cette chaleur caniculaire modifiait pas mal la donne, d’ailleurs des avalanches commençaient à couler, comme pour nous mettre en garde…

En bas, à Chamonix, à l’O.H.M., j’avais recopié des pages du Guide Vallot, mais pour cette descente, je n’avais pas recopié autre chose que le descriptif de celle que nous avions prévue.
Philippe et Jean-François avaient un topo, j’ai pu copier deux ou trois indications pour un échappatoire : il y avait une possibilité de descente par une brèche, en rappel, si je me souviens bien, qui aboutissait à des vires faciles.
Le fait qu’une cordée y allait un jour avant nous, comme s’ils nous ouvraient le chemin, me rassurait.
Nous sommes allés nous coucher, sereins.

Le petit jour nous trouva à pied d’œuvre tous les quatre, au pied du couloir en Y: il fallait passer un tout petit ressaut de cascade de glace avant de débuter le couloir bien en neige.
Là encore, le hissage me propulsa facilement au-dessus de problème, et mes crampons ne furent pas sollicités outre mesure.

La suite nous procura une joie immense : nous n’avions jamais fait de pente aussi raide, et cela nous paraissait tellement facile de grimper dans cette neige pas trop dure.
Nous avons fait 2 ou trois photos avec « penchage » pour accentuer l’effet du couloir,
l’ambiance était extraordinaire, par moments nous nous surprenions à rire, comme des gamins !

Nous avions mis l’encordement « des grands jours », à savoir qu’au lieu d’un simple nœud autour de la taille, nous avions ajouté un anneau d’encordement en diagonale du buste. Je ne sais plus trop où nous avions pêché cette fantaisie, mais ce devait être un must à l’époque, que nous avions dû voir en photo dans une revue du CAF.

Le soleil nous éblouit alors que nous arrivions vers le haut du couloir, il fallait faire vite, les pierres ne tarderaient pas à tomber dans cet entonnoir. Un petit passage aérien nous amena au sommet, et nous avons enchaîné la descente, la neige devenait vraiment molle.
A la rimaye, on a finalement retiré les crampons, ils étaient devenus inutiles, on pataugeait dans une véritable purée bien humide, et nous somme revenus au refuge, les pieds trempés.

On a mis les affaires à sécher dehors au soleil, on s’est allongés sur la terrasse, béats, éblouis par les faces étincelantes de neige, les gourdes d’eau fraiche à portée de main.
Nous étions bien, la vie était bonne, simple, fraternelle et intense.
Demain, nous ferions la Nord-Est, nous étions heureux…

C’est alors que la gardienne et venue vers nous.
Elle, d'habitude si souriante, avait un air grave et nous a demandé :
« Vous voulez toujours faire la Nord-Est des Courtes demain ? »

6 – L’ascension ultime

Nous étions allongés au soleil comme des marmottes, satisfaits de notre escapade de la journée.
La gardienne répéta d’une voix sourde, devant nos mines ahuries :
« Vous voulez toujours faire la Nord-Est des Courtes demain ? »

Sa question, sa mine défaite et sa voix étouffée nous mirent en éveil, nous nous dressâmes, en alerte, pour qu'elle nous dise la suite, terrible…
Puis elle repartit sans attendre nos réponses, pour nous laisser le temps de comprendre, de réaliser.

Nous avions à peine plus de vingt ans, et la mort ne faisait pas partie de notre univers, et même nous évitions, voire refusions, d’y penser.
C’est d’ailleurs pour cela, entre autres, que nous avions changé d’endroit de camping depuis notre premier camp entre copains à « Cham » : Le premier été, nous avions planté les tentes du côté du hameau des Bois, à deux pas de la D.Z. du secours en montagne. Nous étions aux premières loges pour savoir qu’une intervention était déclenchée, et à chaque fois nous avions le cœur serré, jusqu’à ce que l’un de nous essaie de détendre l’atmosphère en disant « encore un parigot qui a une ampoule avec ses chaussures neuves !»…mais nous n’étions pas dupes.

D’un coup le soleil fut moins chaud, la neige moins étincelante, nous nous sommes retrouvés assommés, pantois, glacés…
Je suis allée chercher ma doudoune pour m’envelopper comme dans un cocon et pleurer.
Nous les connaissions à peine, on avait partagé du thé, des biscuits, des informations sur les conditions, les itinéraires, mais on avait surtout partagé cette fraternité qui existe en montagne, cet immense enthousiasme d’être là dans ce décor fabuleux et de grimper.
Cela ne faisait même pas quinze heures, nous étions encore ensemble, et voilà qu’on nous annonçait que pfuitttt ! c’était terminé pour eux.
Une plaque de neige avait glissé, les avait entraînés et ils avaient sauté les barres côté Talèfre.

Le lendemain, nous nous sommes levés à l’aube tous les quatre, chaudement habillés et nous sommes restés debout dehors pendant des heures sous les étoiles à scruter les montagnes, sans un mot.

Mes pensées se bousculaient, s’envahissaient les unes les autres, dans une ronde effrénée.
Je pensai à l’accident, pourquoi, comment…ils faisaient tellement attention ! et puis je songeai aux secouristes qui sont allés les récupérer, et annoncer ça aux parents.
Là, c’était trop de douleur, je n’osai imaginer, j’ai cherché quelque chose qui donne un sens à tout ça, qui le positive. Oui, ils sont partis jeunes, mais ils ont vécu pleinement, heureux.
Et puis, l’idée que « peut-être c’était écrit » et qu’il y a quelque chose « après », il n’y a que ça qui me rassure sinon à quoi bon ?

On a pris une rapide collation, et on est allés comme en pèlerinage jusqu’à la rimaye au pied de la pente. Dans la trace, on distinguait leurs pas, on n’a pas osé les fouler, on a marché à côté. La pente était magnifique vue d’en bas, et moins impressionnante que je ne craignais, et nous sommes revenus au refuge, apaisés par la beauté des lieux, mais tellement tristes.

Nous avons ouvert le livre du refuge. Les cahiers des refuges étaient alors respectés, les cordées notaient scrupuleusement les noms, prénoms, ville ou clubs des participants, la date et la course réalisée. Les remarques étaient concises, parfois un artiste poète ou dessinateur exprimait ses dons sur le papier, pour le plaisir de tous.
Maintenant, ces feuilles blanches servent malheureusement aussi de défouloir avec des gribouillis imbéciles sur deux pages, de papier pour allumer le feu ou noter les points à la belotte. Ce qui fait que la moitié des pages ont été arrachées, et celles qui restent ne couvrent qu’une petite période de l’année.

A cette époque, j’ai le souvenir qu’un seul de ces livres couvrait plusieurs années, ce qui fait que l’on avait une bonne idée de la fréquentation et des conditions rencontrées suivant les saisons et les années. C’était une mine d’or !
Ce qui était bien sympathique aussi c’est que l’on pouvait retrouver trace de ses propres exploits passés dans les livres conservés sur place.
Je n’avais pas encore eu le temps de le parcourir, c’est Bernard qui avait noté nos deux courses.
Nous nous sommes mis à rechercher minutieusement toutes les courses de la face Nord-Est, et c’est là que j’ai vu les petites croix…

Lorsque j’ai vu les premières, j’ai d’abord cru que c’était comme une référence de bas de page, mais j’ai vite réalisé de quoi il s’agissait car certaines étaient commentées.
Et c’est ainsi que j’ai découvert des descriptions de glissades effrénées dans cette face, des cordées seules ou une cordée en embarquant une autre, le tout se terminant très mal dans la rimaye. D’autres avaient réussi sans problème cette face, mais avaient été se tuer ailleurs, sur une autre montagne.

Il m’a semblé soudain que cette montagne des Courtes était d’un niveau supérieur à ce que nous faisions à ce moment, et que ça commençait à être vraiment sérieux au niveau alpinisme.
Il y avait heureusement aussi un récit qui m’a bien plu, et aussi un peu rassurée : il s’agissait d’un véritable miracle grâce à un alpiniste qui s’était retrouvé sans le vouloir à servir de point d’ancrage et de blocage d’une corde, chacun des coéquipiers passant de part et d’autre du sauveur malgré lui !

Je n’ai jamais compris comment cela s’est décidé, mais le jour d’après, il faisait encore bien nuit, nous marchions tous les quatre sous les étoiles vers cette face.

7 – La grande pente

Nos frontales éclairaient la trace, nous nous étions levés très tôt, il faisait encore nuit noire, mais il fallait absolument arriver en haut avant le soleil, il allait encore faire très chaud, même si la météo avait annoncé un léger fléchissement des températures.
Nos sacs étaient encore bien lourds car nous avions repris toutes nos affaires, cette fois-ci nous allions descendre vers un autre glacier et un autre refuge.

Philippe et Jean-François étaient un peu justes au niveau provisions car s’ils avaient prévu comme nous d’effectuer cette ascension la veille, eux pensaient redescendre ensuite directement dans la vallée. Nous avions alors mis en commun notre stock de victuailles qui était comme toujours excédentaire, il y avait encore assez pour que nous fassions encore deux ascensions depuis le refuge du Couvercle, comme prévu initialement.
Nous avions réparti les charges communes en quatre parts de poids équivalents, qui étaient composées de toute la nourriture, des gamelles et des deux réchauds.

Nous avancions rapidement sur cette partie relativement plate du glacier d’Argentière, et arrivés à la rimaye, nous avons fait une petite pause : c’est là que les choses sérieuses allaient commencer. Quelques gorgées de thé, une barre énergétique, un petit pipi, on savait qu'il nous faudrait ensuite enchaîner la montée sans arrêt.
Philippe et Jean-François ont mis un petit moment à passer la rimaye qui n’était pas si commode que ça, un peu tarabiscotée, avec différentes possibilités sur des ponts aléatoires.
Il valait mieux tester sérieusement avant de porter son poids, et le coéquipier avait intérêt à bien assurer !
Puis ce fut notre tour… las ! de par la configuration de la chose et du faible rayon d’éclairage des frontales on n’avait pas bien repéré leur manip, et on a perdu un temps fou pour passer sans doute par l’endroit le plus mauvais…
On a enfin commencé à s’élever dans la pente, en soignant bien nos appuis, Bernard tapait bien ses crampons pour me faire comme des petites marches, et moi derrière je retapais encore… En plus de tout ça, on cherchait, pour plus de sécurité, à planter nos piolets au maximum, ce qui fait que non seulement on s’épuisait mais aussi on avançait comme des escargots !

J’étais concentrée au maximum, fixant la neige et mon coéquipier devant moi, je ne savais pas du tout où en étaient nos deux amis au-dessus.
Une inspiration et poc ! un coup pour enfoncer le piolet, tap ! et tap ! les pieds, on souffle pfffff !et on recommence… inspiration poc ! tap ! tap ! pffff !
Finalement, ce n’est pas si difficile ces grandes pentes, ça demande une bonne réserve d’énergie, et de la persévérance, par contre, ça peut être un peu monotone…

« Catherine ! » je lève la tête vers Bernard : « Catherine ! on est au soleil … ! c’est hyper craignos, la neige est trop molle !!! qu’est-ce qu’on fait ? »

Au vu de ce qu’on avait lu, il ne fallait pas être là-dedans si la neige n’était pas bien regelée, et ce matin quand nous avions commencé à monter c’était déjà assez mou.
Nous le savions, pour une exposition Nord-Est, il y a une composante Est, et c’est justement le côté d’où arrive le soleil le matin, c’est pourquoi il faut monter vite pour être en haut avant les premiers rayons.
Ce qui nous inquiétait vraiment, c’est que le haut de la pente est éclairé en premier, donc plus on allait monter plus la neige allait avoir le temps de se transformer… Nous avions en mémoire le livre du refuge, et nous avons conclu qu’il fallait partir de cet endroit au plus vite.
Comme nous étions assez haut, et qu’il est plus rassurant de monter que de descendre, on a choisi de continuer, mais plus vers la droite, où quelques pierres affleuraient.
Nous avions très peu de connaissance en nivologie mais il nous a semblé que la neige tiendrait mieux à cet endroit, qu’elle était moins profonde, et que nous pourrions prendre appui par endroit sur les rochers en ne les bousculant pas trop.

Là cela ne servait plus vraiment de planter le piolet, la neige était une vraie soupe ; On s’est mis à crapahuter au plus vite, en posant le plus souvent nos pieds sur les pierres, parfois en s’y appuyant avec les mains, ce qui fait qu’on avait par moment une position quasi à quatre pattes car la pente est seulement de 45 à 50 degrés en moyenne ! Mais au moins on se disait qu’on sollicitait moins la neige au niveau des appuis des pieds, parce que là ça commençait à bien déraper !

Tout d’un coup, Bernard me cria :
« Attention ! la grosse pierre où je viens de passer ne tient pas très bien ».

Le problème, c’est que vu la configuration j’étais quand même obligée de passer un peu dessous, mais je n’ai pas eu le temps de trouver un cheminement car la pierre, comme attirée, est venue glisser sur moi, et a tapé contre mes jambes.
J’ai réussi à ne pas partir moi aussi, et je me suis retrouvée complètement bloquée avec le caillou appuyé sur mes pieds et sur mes tibias, et m’arrivant à mi-cuisses.

Bernard m’a dit : « attends, je vais bien t’assurer, tu vas pouvoir basculer la pierre sur le côté ». Effectivement, il m’a fait une assurance « béton », mais pour moi, il n’était pas question de balancer ce rocher dans la pente : la veille, deux ou trois cordées avaient émis l’idée d’aller aussi à la Nord-Est, mais en partant plus tard que nous.
Vu la forme du terrain, on ne voyait pas s’ils étaient en-dessous, en tous cas, c’est sûr que dans ce cas, je risquais de faire un superbe score de bowling, en les dégommant comme des quilles !

Je me mis à pleurer à chaudes larmes, pour moi c’était impensable, je préférais rester coincée là plutôt que risquer d’être responsable d’une hécatombe.

8 – L'avalanche

Heureusement Bernard était un coéquipier compréhensif, il est redescendu jusque vers moi,
et a préparé une cuvette dans la neige pour la grosse pierre qu’il a doucement faite rouler, et qu’il a bloquée dans ce petit nid.
Ouf ! Nous pouvions continuer !
Nous sommes finalement arrivés au sommet, tout en neige, et avons prudemment rejoint par l’arête le haut de la voie normale de la Nord-Est, puis continué jusqu’aux rochers.
Les traces de nos amis étaient encore visibles, mais ils avaient continué sans nous attendre, c’était plus prudent pour eux !

Nous avons décidé une petite pause ravitaillement, et avons sorti nos boissons. A l’époque nous mettions du thé bouillant dans des gourdes alu,
chacune emmaillotée dans une grosse chaussette déclassée pour ce rôle. Le thé devenait rapidement tiède, puis froid, et on se gelait souvent les lèvres sur le goulot.
Cela m’est arrivé plus d’une fois que le liquide gèle complètement, j’en étais alors réduite à manger de la neige pour me désaltérer.
Là le thé était encore tiède, ce fut un régal bien réconfortant !

« Catherine, tu peux sortir les vivres de course, s’il te plait, c’est toi qui les as ! »
Je sortis de mon sac le paquet « ravitaillement », mais il ne contenait qu’une grosse gamelle, quatre assiettes en alu, un bleuet et sa recharge.
Après avoir farfouillé dans tous les coins et poches de chacun de nos sacs, nous avons alors fait le compte :
Il y avait eu un micmac dans la répartition des affaires de nos deux cordées,
eux avaient toute la nourriture, et nous les batteries de cuisine !
« Ce n’est pas grave, ils ont dû s’en rendre compte, ils nous auront laissé des vivres sur le trajet, c’est sûr » me rassura Bernard.
Nous n’avions plus qu’à continuer, et on s’est mis à scruter au passage tous les recoins qui auraient pu receler notre trésor. En vain…
On a fini par croquer chacun un cachet de Coramine-Glucose, il valait mieux ne pas risquer une hypoglycémie…

Le cheminement ne passe pas complètement sur le fil de l’arête, il y a de sacrés « gendarmes » que l’on contourne, dans des traversées tantôt rocheuses, tantôt en neige.
On s’assurait sérieusement depuis les rochers même pour les passages en neige, mais on faisait très attention aussi aux becquets rocheux sur lesquels on posait les sangles :
Les noms m’avaient bien fait rire lorsque l’on avait lu le topo sur le Guide Vallot : il y avait l’Aiguille Chenavier, mais aussi l’Aiguille Croulante, et l’Aiguille Qui Remue !
Bernard venait de prendre appui sur un énorme bloc, et s’apprêtait à y poser une assurance et continuer lorsqu’il a soudain fait demi-tour et m’a littéralement bondi dessus !
Il avait sauté sur mes belles Super-Guides, mais je n’eus pas le temps de rouspéter car le bloc qu’il venait d’abandonner partit dans le vide dans un grand craquement !
Là, je trouvais que les noms n’étaient plus drôles du tout, mais sûrement bien appropriés…

Malgré mon petit bout de papier sur lequel j’avais noté l’itinéraire de « l’échappatoire », on n’a pas trouvé le passage pour descendre en rappel,
mais en fait on n’a pas trop cherché, car on se demandait si l’accident n’avait pas eu lieu justement à cet endroit.
Du coup, on a continué, et on s’est finalement retrouvés devant les Aiguilles Ravanel et Mummery,
que j’avais admirées en photo grand format noir et blanc chez Tairraz.
Je les aurais reconnues entre toutes : « ça y est ! on est arrivés ! on est au Col des Cristaux ! »
Nous savions tous les deux que ce n’était pas terminé :
il y avait cette grande pente à descendre pour rejoindre le Glacier de Talèfre qui n’était pas très raide, mais la neige avait vraiment trop pris la chaleur,
et puis ensuite pour rejoindre le refuge du Couvercle, le cheminement sur glacier pouvait être dangereux, avec des ponts de neige trop mous.

C’est alors que mon coéquipier a eu une idée :
« Assure-moi bien fort, corde tendue, ça peut partir ! »
Il a fait trois pas dans la pente, et avec un pied a poussé « pour voir » un petit paquet de neige gros comme une brique de lait, c'est-à-dire un litre.
L’avalanche a démarré lentement, dans un chuintement, en s’élargissant, s’amplifiant, puis toute la face est partie en mouvement.
Bernard s’est retrouvé allongé sur le côté, arrêté par la corde et accroché à son piolet qu’il avait ancré préventivement jusqu’à la garde.
Nous sommes restés fascinés par ces coulées successives qui se recouvraient les unes les autres quatre cent mètres plus bas sur le plat du glacier,
et qui me faisaient penser aux vagues de l’océan qui s’étalent avec leur écume sur le sable. C’était magnifique !

Mais nous étions coincés !
Il aurait fallu attendre que cela regèle, d’autant plus que par endroits il nous a semblé que de belles accumulations s’étaient formées,
arrêtées par des amas rocheux et des bombements dans la pente.
Mais nous n’avions rien pour bivouaquer...
Nous avions maintes fois bivouaqué, mais c’était en forêt de Fontainebleau, ou Rambouillet, avec les scouts,
et nos plus grandes peurs étaient causées par les bruits des sangliers, cerfs, chouettes ou hiboux !
Là c’était différent, nous avions tout simplement peur de mourir de froid !
Nous étions à plus de 3600m d’altitude, et comme c’était un col nous étions en plein vent, mais nous n’osions plus faire un pas.

Nous nous sommes dit que nos amis avaient dû prévenir les secours, et qu’un hélicoptère viendrait sûrement nous survoler.
J’ai demandé : « Combien ça peut coûter pour se faire redescendre dans la vallée par hélico ? Il doit y avoir une réduction avec nos cartes CAF ?».
A cet instant j’aurais donné très cher pour ne plus être là-haut.

9 – Le bivouac

Finalement, on commençait à être fatigués, il y avait quelques rochers, on a amarré la corde, et on s’est assis en contrebas un peu dans la pente, le vent y soufflait un peu moins, et on s’est bien emmitouflés pour attendre, en se secouant de temps à autres pour se réchauffer.

On avait faim, on a cherché s’il n’y avait pas dans nos sacs des résidus de miettes, des raisins secs égarés… hélas, nos sacs étaient d’une propreté désespérante. Par la suite, j’emportais systématiquement, en plus des vivres de course habituelles, des « vivres de secours », à savoir des sortes de biscuits militaires que l’on ne mange qu’en cas de nécessité absolue, et qui ne risquent pas d’être grignotés par inadvertance : c’était de la nourriture de survie !.

Je savais siffler avec les doigts dans la bouche, j’ai lancé des SOS à en perdre haleine :
tititi ta ta ta tititi tititi ta ta ta tititi ça m’a bien réchauffée, pendant que mon acolyte se bouchait les oreilles car ça faisait vraiment un sacré boucan, et on s’est dit qu’avec l’écho ils allaient nous entendre, au refuge.

Un petit avion nous a survolés : hourra !
On lui a fait de grands signes, on était sauvés !!!
On a fait un peu de gymnastique en attendant le taxi-hélicoptère qui ne manquerait pas d’arriver, puis des tas de mouvements, des moulinets avec les bras, des sauts car on avait froid, et l’hélico n’était toujours pas là…

« C’est trop tard, il va faire nuit, l’hélico ne pourra plus venir maintenant ».
Il fallait bien se rendre à l’évidence, nous allions bivouaquer !

Comme on avait lu quelques livres relatant ce genre d’exercice, on avait quelques notions. Donc, nous avons changé nos tee-shirts en coton (j’avais donné l’un des miens à l’allemand, mais heureusement il m’en restait encore un) . Ceux qui ont toujours connu les sous-vêtements thermiques ne peuvent imaginer la gymnastique à laquelle nous étions obligés pour changer de maillot en plein vent !
Nous avons enfilé tous nos pulls, et mis nos doudounes.
Ma doudoune bleue Lionel Terray en pur duvet, cloisonnée, j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux ! Je l’avais eue en cadeau d’anniversaire, et je faisais très attention à ne pas la salir, ne pas la mouiller, et ne pas lui faire d’accrocs. Elle était confortable, chaude, rassurante.

Nos chaussures en cuir étaient trempées, l’humidité avait traversé le cuir, il fallait absolument les retirer si on ne voulait pas avoir les pieds gelés, et mettre des chaussettes sèches. J’avais des knickers élégants mais assez fins, et pour cette course j’avais mis dessous des collants en laine rouge. J’ai sorti mon opinel et j’ai découpé le tissu tout autour des chevilles pour retirer la partie « pied » qui était mouillée, et j’ai mis mes chaussettes de réserve. J’ai gardé quelques années encore ces collants, ils me permettaient de frimer dans les refuges quand j’expliquais pourquoi ils étaient un peu déchiquetés vers le bas.
Puis on a mis les pieds dans les sacs à dos, on y a mis nos chaussures aussi.
On était assez fiers de nous, finalement, mais pas très rassurés quand même, et pas du tout confortablement installés : on était à deux sur un seul caillou pas assez large pour y poser nos deux postérieurs, ce qui fait que nous étions chacun en appui sur une demi-fesse !

On avait tout ce qu’il fallait pour faire fondre de la neige et boire quelque chose de chaud, mais la tâche nous a semblé impossible avec ce vent, on n’a même pas essayé.
On n’avait plus faim ni soif, mais seulement envie d’être en bas !
On a aperçu des lumières dans les Grandes Jorasses : d’autres bivouaquaient, mais eux devaient avoir tout le matériel adéquat !
Vite, j’ai sorti ma lampe de poche, et je leur ai envoyé des signaux de S.O.S. tititi ta ta ta tititi.
C’était débile, j’en ai honte maintenant, et heureusement il semble qu’ils n’aient pas perçu les messages ! Mais j’avais tellement peur du froid de la nuit !

On a décidé qu’il ne fallait pas s’endormir, qu’il fallait bouger, et que chacun serait responsable de l’autre pour l’empêcher de dormir.
Bernard a pris son rôle avec beaucoup de sérieux, il me secouait, me rabrouait pendant que je sombrais de temps à autre dans le sommeil, en rêvant à voix haute, et sans doute en le traitant pas très gentiment…

Nous regardions l’heure qui avançait désespérément lentement, il nous tardait de descendre !
Nous avions évalué que le mieux serait de repartir vers les trois heures du matin, mais il nous semblait que le temps s’étirait à l’infini et que nous ne devions jamais atteindre ce moment !
Soudain, il nous a semblé que la nuit était moins noire, qu’une vague lueur commençait à éclairer les montagnes, mais il était encore trop tôt pour commencer à s’équiper car on n’y voyait pas grand-chose, et on risquait de perdre un objet dans la pente, par exemple d’y laisser glisser une chaussure…

Non, je vous rassure tout de suite, on avait eu notre lot de bêtises, on a fait très attention !
Finalement, je n’en pouvais plus d’attendre, j’ai allumé ma frontale, et je me suis mise à tenter un enfilage de chaussures. Bernard a fait de même.
L’exercice s’est révélé difficile et douloureux car nos Super Guides bien trempées avaient tout simplement gelé ! Le cuir était complètement rigide et froid, on avait l’impression d’enfiler des boîtes de conserve en métal, et il nous était impossible de rabattre les languettes qui baillaient vers l’avant.
Les doigts gourds, j’ai eu un mal fou à faire un vague laçage, et je me suis demandé si je ne risquais pas de perdre mes chaussures en marchant.
Finalement, en serrant les lanières des crampons, on arrivait à empêcher le pied de sortir complètement des chaussures !

On a pris notre petit déjeuner, à savoir un comprimé de Coramine-Glucose, c’est tout ce qu’il nous restait.

10 – Le Jardin de Talèfre

Nous sommes descendus en prenant mille précautions car la neige n’avait pas bien regelé en profondeur, parfois la croute de surface cassait et nous nous enfoncions profondément.
Pour plus de sécurité, nous sommes allés d'îlot rocheux en îlot rocheux, chacun à tour de rôle assurant l’autre.

C’est ainsi que nous sommes arrivés à la rimaye…
C’était à moi de sauter en premier, et là j’ai flanché. Je ne me sentais plus capable de sauter, j’étais sans force, sans volonté, épuisée nerveusement.
Bernard qui avait plus d’un tour dans son sac, en fin psychologue m’a dit : « ce n’est pas grave, repose toi, je vais sauter d’abord. »
Il a sauté, a avalé la corde et m’a fait m’allonger dans le sens de la pente, et avant que j’ai eu le temps de dire ouf, il avait tiré la corde, ce qui fait que j’ai glissé comme sur un toboggan, et atterri à côté de lui toute étonnée : j’avais passé la rimaye !

Nous avons rejoint le glacier, nous étions sauvés, et là j’ai imploré mon coéquipier : je voulais absolument voir le Jardin de Talèfre.
Nous y sommes allés comme en pèlerinage, le jour éclairait ce jardin extraordinaire parsemé de fleurs multicolores à grandes coroles, la plupart poussant au ras du sol. C’était d’une beauté fabuleuse, ces couleurs vives dans cet univers de roc et de glace en noir et blanc.
Là, dans cet îlot botanique au milieu des glaciers, nous avons eu un sentiment intense de communion avec la nature, nous étions apaisés, après toutes ces angoisses.
Je ne suis jamais retournée dans ce jardin, j’ai trop peur qu’il ne soit plus aussi beau, qu’il n’y ait plus toute cette magie.

Puis Philippe et Jean-François sont arrivés à notre rencontre, avec des victuailles et du thé bien chaud. Ils nous ont fêtés avec embrassades, accolades, ils s’étaient fait tellement de soucis ! Le petit avion avait prévenu le PGHM qui avait transmis l’info aux deux refuges, donc ils savaient que nous bivouaquions, mais que nous n’avions pas d’équipement pour ça, et rien pour nous alimenter !

Après une petite pause au refuge du couvercle où le gardien nous a gentiment chambrés « alors, c’est vous qui faites des économies de nuitées !» et a prévenu les secours que tout allait bien pour nous, nous avons enchainé la descente vers le petit train du Montenvers.
Les gens me regardaient de travers car je ne portais pas mon sac à dos, c’est Philippe qui l’avait pris, mais j’étais fière comme tout en pensant qu’ils ne savaient pas que j’avais bivouaqué tout là-haut !

En fait le plus dur de ces deux derniers jours ça a été ensuite, non pas de conduire dans la foulée ma 2CV jusqu’à Megève pour raccompagner Philippe et Jean-François, non, le pire, tenez-vous bien :
Ça a été d’arriver à tenir une conversation au dîner, sans trop bailler, dans le chalet où les parents de Philippe nous avaient très gentiment invités, après nous avoir fait passer par un bon bain bien chaud, et revêtir des pyjamas tout propres !
Et pourtant Dieu sait que je suis d’un naturel « causant » !

FIN.

J’espère que ce récit vous a plu.
Je n’ai rien inventé, cette aventure m’avait beaucoup marquée à l’époque.
Merci de m’avoir donné l’occasion de la raconter.

Sur le forum

1 - La montée au refuge d’Argentière
2 - Le sauvetage en crevasse
3 - La rimaye du Glacier du Milieu
4 - SOS crampons
5 - Le couloir en Y
6 - L’ascension ultime
7 - La grande pente
8 - L'avalanche
9 - Le bivouac
10 - Le Jardin de Talèfre

Commentaires

Avatar
Rupicapra_rupicapra 14 years ago

Excellent récit, très vivant.
Merci pour ces moments d’émotion.