Des stigmates en tout genre (par Jean-Pierre Banville)

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : J.Marc

Je ne vois pas où est le problème!
Deux 45 gallons de peroxyde au mois, surtout du 3%, il n’y a rien pour écrire à chez nous! Et ce, du printemps à l’automne. La saison d’escalade, quoi!
Comment imaginer que je puisse me garder en santé sans quelques ablutions sous une douche de peroxyde?

Dès que je mets les pieds sur une falaise, je suis certain de revenir écorché, ouvert, lacéré, abîmé. Toutes les saintes fois…il y a toujours quelque chose qui arrive. Non, non… pas de problèmes de poulies, de cartilage, de tendons. Pas de problèmes d’étirements, d’élongations, de luxations.
Moi, je fais dans les lacérations. Il faut du sang, de la lymphe, des abrasions et des lacérations.
Et, non, je ne traîne pas de trousse de secours. Je me suis déjà fait un bandage à la tête avec un vieux bas. J’ai déjà utilisé des tampons hygiéniques empruntés ( et jamais remis ) pour couvrir une plaie. Au diable les fantaisies!

Et tout le monde sait que je ne fréquente pas les sites les plus propres de la création. Très peu pour moi les petits sites de calcaire vierge. Il me faut de la mousse bien humide, du lichen bien cassant, un nuage d’insectes piqueurs et un humus riche de déjections animales. Un filet d’eau croupissante coulant dans une crevasse verte d’algues séculaires.
Là, je me lacère! Là, je m’entaille!

Et en arrivant à la maison, je cours vers la salle de bain et je noie les plaies sous des gallons de peroxyde. Quand l’infection fait jour, je troque le peroxyde pour de l’eau de javel. Ça aussi, j’en fais grand usage… et en prime, on peut nettoyer les falaises avec ! La France devrait être remerciée à genoux pour l’invention de l’eau de javel (1777) … et celle du peroxyde d’hydrogène ( Louis Jacques Thénart en 1818 ).

Dimanche de Pâques. Belle journée, Première sortie de la saison. Pas loin : le Crapaud de Mer, un infect petit rocher surplombant le fleuve St Laurent dont la réputation de propreté n’est plus à faire.
Il y a de la neige sur les rochers que je compte équiper. Mais le Crapaud de Mer est sec et la marée est basse.
Le Crapaud de Mer, ma création, c’est 21 micro-voies sur un conglomérat subissant les rigueurs du froid et des marées. C’est aussi un site en passe de devenir une réserve biologique de l’Unesco.
En effet, on y retrouve une faune bactérienne et virale digne de l’imagination des plus grands créateurs de films de science fiction. De centaines de bactéries, microbes, virus, unicellulaires et autres petits monstres y sont encore à être répertoriés. C’est un bouillon de culture à ciel ouvert. Et je ne parle même pas des polluants… entrer dans l’eau du fleuve à cet endroit et il vous pousse un troisième bras dans le nombril.

Contre mauvaise fortune, bon cœur et il fait soleil.

Illustration chronique "Des stigmates en tous genres"
Illustration chronique "Des stigmates en tous genres"

Je me lance dans une 5.11 possédant un petit surplomb. Deux pieds, pas plus.
Le gars qui m’assure vient de la réussir mais lui, c’est le genre de type qu’on doit attacher par jour de grand vent. Il se tourne de coté et ne fait pas d’ombre!
Donc je me lance et j’atteins le pas difficile pour sortir sur la dalle. Ce qu’il faut sortir de sous la dalle, c’est mon cul qui a tendance à être particulièrement attiré par le centre de la terre. Je le soupçonne de posséder sa propre force gravitationnelle…

Je connais les mouvements. Je connais aussi ma chance proverbiale.
J’attrape la bonne prise main droite, Je place deux doigts main gauche sur une petite écaille latérale. Je monte le pied droit sur une petit bloc qui existe on ne sait comment sous le surplomb. Et je remonte gaillardement la jambe gauche assez haut sur une prise acceptable tout en poussant sur mon pied droit.
Le petit bloc s’est décidé à ce moment à quitter son assise et à se suicider en se jetant dans le fleuve mais, auparavant, il vient frapper de plein fouet le devant de mon tibia.
Ma main gauche lâche l’écaille et mon coude frappe le conglomérat avec l’ardeur du karateka voulant casser une brique. Sauf que la brique est partie intégrante du Bouclier Canadien.
Lacérations, estafilades et une série impressionnante de blasphèmes plus tard, je réussis à rejoindre les chaînes. Ma journée était terminée à la deuxième voie.

Première chose à faire à la maison : nettoyer les dégâts. Un bouillonnement magistral accompagnât les litres de liquide versés sur les plaies. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ces plaies mais ça avait la vie dure… ce matin encore, une autre douche de H2O2 et je compte bien me traiter à l’eau de javel ce soir.
Je connais deux grimpeurs français qui se sont blessés au Crapaud et les services sanitaires de l’Hexagone étudient encore leurs cas.

Mon corps? Je ris de voir ces jeunes grimpeurs avec leurs tatouages tendant à prouver leur individualité, leur différence. Quelle perte d’argent… un petit dessin choisi dans un catalogue et exécuté par un gars qui se lave les mains. Pitié, les moumounes… tout le body art du monde n’est rien face à une cicatrice venant du Crapaud de Mer! Votre dragon/lion/loup se fait manger tout rond par les unicellulaires de mon site fluvial. Et la douleur… durant des jours on croit que quelqu’un vous dévore le pourtour des plaies… ce qui est strictement le cas!!!

Pour tout dire, en cette première journée d’escalade, j’ai une pensée spéciale pour tous les grimpeurs qui vont se blesser cette année. Et je ne parle pas d’un étirement fait lors d’un entraînement à la SAE de Tire-Bouchon! Une vraie blessure… le genre qui fait de vous des sexe-symboles au bistrot.
Ne regrettez rien!
Vous trouverez bien quelqu’un pour embrasser vos bobos.

Ce qui me fait penser que Eroscalade 2010 est encore en cours et qu’il ne reste qu’un mois pour nous faire parvenir vos histoires. Si vous être blessés, vous avez le temps d’écrire. Si vous n’êtes pas blessés, prenez quelques minutes et imaginez tout le potentiel de l’image du concours.

Une blessure physique fait moins mal que le sentiment de rejet qu’on ressent quelquefois. La semaine dernière, j’étais prêt à jeter l’éponge et à prendre une retraite bien méritée. Le rejet, ce n’est rien comparé à la négation de l’identité et du travail accompli. Faire comme si quelque chose ou quelqu’un n’existait pas, n’est-ce pas là l’ultime soufflet ?

J’ai encore une fois tenté de faire publier les histoires de ‘’La Conquête des Plateaux’’. C’est un échec. Le quatrième.
J’aurais tout laissé tomber Jeudi Saint. Je voulais tout laisser tomber.
Et voilà que, Lundi de Pâques, je me dis que c’est accorder trop d’importance et faire trop d’honneur à mes détracteurs.
Et puis j’aime écrire. Si je le pouvais, j’aimerais écrire et en vivre. Hélas, dans mon bled, c’est une impossibilité.
Mais je n’ai pas dit mon dernier mot : j’ai encore quelques idées pour les prochaines semaines. Encore du nouveau, de l’inédit. De la fiction. Et je ne délaisserai pas les chroniques pour autant.

Et je ne suis pas uniquement qu’un grimpeur maladif.
J’ai quelques autres cordes à mon arc et il est temps que je me diversifie.

Soignez vos plaies et bosses et ne laissez pas la marée vous emporter.
Et n’oubliez pas Eroscalade 2010 , le seul concours littéraire érotico grimpistique de langue française!…

Commentaires

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alexduchablais 14 years ago

A noter que la Conquête des Plateaux va sortir en avril 2011 chez les éditions Ibex Books :
La Conquête des Plateaux