C'est au sujet de la mort d'Aurore
Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel
Avec toi pour des promenades éternelles
René-Guy Cadou (17 juin 1943)
Les lignes qui suivent sont purement subjectives. Je ne vise pas à dresser un portrait fidèle ou complet, voire pseudo-objectif, mais d'abord à étancher mon besoin de m'exprimer à propos de la mort d'Aurore. Car sa disparition m'a secoué au-delà de ce que je peux m'en expliquer rationnellement. Je m'offre ainsi une manière d'être en sa compagnie encore un moment. Cairn-oc a rédigé puis lu un très beau texte (#185) pour les obsèques d'Aurore. On le trouvera dans les messages du sujet Avis de décès d'Aurore et de François.
Et puis, le samedi suivant sa mort du 5 avril, un lundi de Pâques, j'assistais au concert du poète et chanteur Philippe Forcioli à Sauterre (63). La chanson qui clôturait son spectacle – "le mystère demeure" - a fortement fait écho en moi. En voici quelques extraits :
Et la terre la lune
étoiles firmament
et la roue des fortunes
et les trous du néant
comètes astéroïdes
toute la voie lactée
les planètes le vide
et le ciel constelléC'est beau c'est grand c'est fou
c'est incompréhensible
on est planté là sans savoir pourquoi
et puis toc ! un jour on meurt
le mystère demeure… / …
Le malheur ou la chance
de prolonger debout
l'humanité la danse
floues dans ce monde flou
et jamais de réponses
aux pourquoi de ce jeu
des roses et des ronces
le diable et le Bon DieuC'est beau c'est grand c'est fou
c'est incompréhensible
on est planté là sans savoir pourquoi
et puis toc ! un jour on pleure
le mystère nous effleure… / …
Alors, après avoir pleuré, et pour continuer à être "effleuré par le mystère", j'aligne quelques mots, quelques souvenirs, quelques explorations, dans le désordre qui est le mien, un peu comme une prière balbutiante pour toi, Aurore.
Comme pour beaucoup d'entre nous, les conditions de ton départ me marquent par leur charge symbolique forte : c'est d'abord sur "ta" montagne, le Canigou, que cela se passe. C'est dans la face E de ce Canigou qu'a lieu le drame ; la face E, celle qui est la première au soleil, celle où justement on devrait voir poindre l'aurore. C'est encordé avec François ton mari que cela arrive, alors que paradoxalement il vous était difficile de vous réunir au quotidien, toi étant enracinée à Perpignan, et François ancré vers Bordeaux. Et c'est au milieu de cette mosaïque d'éléments symboliques que vous êtes allés vers la mort. Que cela pourrait-il vouloir dire ? Sûrement des tas de choses que l'on ne devinera jamais.
L'émotion sur le site C2C est forte. Les plus de 200 postages pour te rendre hommage – venant de quasiment 200 forumeurs différents – ont même eu la grande qualité de ne pas partir en polémique, alors que les dérapages sont si fréquents sur ce site. Est-ce une première ? Les campistes historiens pourraient le dire. Pour moi, cela témoigne d'un respect que tu as su imposer, y compris lorsque tu répondais à des polémiqueurs. Par exemple ici, au #31, lorsque tu souhaites de "Joyeuses Pâques de la part de la bourgeoise". C'est d'ailleurs ton dernier message ... j'aime bien ce clin d’œil de départ !
Il me semble que tu t'es d'abord fait remarquer par ta capacité à faire vivre ta montagne Canigou, comme dans le sujet "Ben moi je suis super contente". Ou bien quand tu partageais tes enthousiasmes musico-montagnards, "Concerto pour le Vignemale". Ton humour n'est pas en reste, en témoigne ta traversée de Perpignan par grande neige ! Des traits qui ressortent également pour moi, ce sont ta disponibilité et ta générosité. Pour tout un chacun sur le forum, tu étais prête à répondre aux demandes par MP, par mél, ou par tél., que ce soit à partir de ta connaissance des Pyrénées, ou apporter des réponses de médecin à nos petits soucis de santé.
Tu avais une forte présence sur les forums, spécialement au bistrot, où tu occupais une place particulière, par ton style, par ton hyper-présence certains soirs. Dans un mél d'octobre 2009, tu me disais "En "vrai", je suis plutôt timide, réservée. J'ai du mal à m'exprimer. Et voilà pourquoi écrire m'aide. Je conceptualise pas mal de trucs par l'écriture." Tu avais d'ailleurs intitulé un sujet "écrire pour guérir" où tu disais à la fois tes difficultés à vivre pleinement … et ton envie de dépasser ce mal de vivre.
Il y a une de tes spécificités dont il faut qu'on parle, celle du multipostage : des segments de phrase postés un par un. Par exemple dans ce "sujet". Comme un pas à pas de la marche vers l'expression de ce qui t'habite, que tu nous offrais en te l'offrant à toi-même ? Tu nous partageais ton effort d'expression, t'appuyant sur ce que tu venais de dire pour accéder à la marche suivante, permettant au bout du compte de t'élever à la hauteur de ce que tu voulais dire, ... t'auto-encourageant avec des "ouiouiouioui" ! La même démarche qu'on retrouve en montagne, le pas à pas qui permet, un effort après l'autre, d'arriver au sommet relativisant alors le fait d'avoir peiné à certains passages ?
Avec aussi parfois dans les derniers temps, une impression inquiétante que tu as pu laisser transparaître. Par exemple avec les sujets "noir c'est noir", "tout ça me fatigue", ou encore "mon ami". En fait, cherchais-tu du réconfort ? Pas vraiment, tu ne parais y dialoguer qu'avec toi-même. Les irruptions touchantes de K'ascade, d'opossuM, puis de lOr ne semble pas atteindre leur but, tu ne leur fais pas écho. Comme si tu tournais à ce moment-là en circuit fermé. À la messe pour tes obsèques, le prêtre a signalé dans son homélie ton côté solitaire. Même mariée, il y avait ce côté solitaire. Et en même temps, j'ai été impressionné par le nombre de personnes qui ont témoigné avoir fait un bout de marche, d'alpinisme, d'escalade ou de cascade de glace avec toi. … Tu n'hésitais pas aussi, je crois, à partir seule en randonnée en montagne.
Par moments, il nous manquait quelques clés pour bien comprendre les sujets que tu lançais. Les forums C2C t'étaient un peu devenus comme une annexe de chez toi, on pourrait presque parler de "blog externalisé". Avec certains sujets, tu espérais que tel ou tel proche entende le message. Pour d'autres interlocuteurs, pas forcément assidus à C2C, tu m'as dit que tu leur envoyais explicitement le lien avec le sujet que tu avais lancé. Camptocamp était devenu pour toi un lieu permettant d'ouvrir au dialogue en quelque sorte ; mais le dialogue reste à vivre ensuite, le forum C2C ne peut pas tout faire !
"Feu de braise" ! C'était le login que tu avais choisi pour ton adresse mél. Francois y avait d'ailleurs fait honneur dans "l'aventure de mme Doiderose", qui t'était spécialement dédiée, si je comprends bien. Feu de braise, cela voulait probablement aussi dire le feu qui t'habitait, ton extrême sensibilité à ce qui se passe autour de toi. Et tu étais vite heurtée par tout ce qui fonctionne mal autour de toi que tu ne pouvais que voir, bâtie comme tu étais bâtie. Cela te mangeait du dedans. En octobre dernier, tu me disais : "Actuellement, je traverse une phase un peu difficile c'est vrai. Mais je ne perds pas espoir, même quand l'atmosphère est tellement noire qu'elle en devient insupportablement étouffante." C'était difficile d'imaginer à travers la toile à quel point cette braise rouge pouvait devenir noire. Comment aurait-il fallu te tendre la main pour t'aider à mieux vivre ta sensibilité si prégnante ?
Tu me parais maintenant avoir été porteure d'une équation difficile à gérer. Mon impression, notamment à travers ce que j'ai lu de toi : Intégrant plein pot et tous azimuts ton environnement, centrée sur ce qu'il faudrait faire pour que cela aille mieux, sans beaucoup de moyens pour l'exprimer, prudente dans tes engagements tout en ayant au fond envie de secouer tes interlocuteurs … tes marges de manœuvre n'étaient pas très grandes, et avec ta dynamique finalement solitaire pas si faciles à aborder, car tu pouvais souvent fonctionner sur un mono-rail. Du moins c'est un essai d'interprétation que je me fais pour rendre compte de ce qui m'a paru être ton enfoncement dans le désarroi de ces derniers mois.
Dans ces conditions, j'ai tendance à rapprocher sur le fond ta disparition avec celle de Patrick Berhault (sur le fond seulement, car ok, la forme est quand même parfois bien éloignée). Du moins ce qu'en disent Michel Bricola et Dominique Potard dans leur très beau livre "Berhault" paru aux éditions Guérin (dans le prologue, et à partir de la page 235). J'en retiens deux éléments qui me semblent communs avec toi Aurore, tout au moins ce que je crois en comprendre : "Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Patrick est un homme seul. Seul face à ses décisions, seul avec ses problèmes existentiels, affectifs, sentimentaux …". Et ses derniers engagements en montagne ont pu donner l'impression que s'il était si bien en montagne, c'est aussi parce que cela lui permettait de ne pas aborder les difficultés (sentimentales pour lui, PB) qui se présentaient à lui lors de son retour dans la vallée.
Je crois retrouver un peu de cette dynamique en toi Aurore : si bien en montagne avec les compagnons de cordée et la beauté de la nature, loin des soucis, … et si tourmentée en vallée, comme dans une impasse dont l'issue ne se laisse pas entrevoir. Au bout d'un moment, cela peut rendre aveugle devant les dangers auxquels on s'expose, et qu'on serait le premier à analyser si la conscience n'était pas oblitérée par ce qui nous est douloureux dans la vallée. Parce que quand même, avec votre grande expérience de la montagne, Aurore et François, pouviez-vous consciemment vous retrouver si tard dans cette face enneigée ce jour-là ? (vr le #18 relatant les circonstances de l'accident). Il a probablement fallu une force interne et sous-consciente qui vous aveugle pour que vous persistiez dans ce projet.
Curieusement, le dimanche qui suit tes obsèques nous a proposé un évangile (Jn : 21, 1-19) qui nous parle d'un feu de braise. Il s'agit d'une pêche miraculeuse, après la résurrection du Christ. Jésus est là à attendre ses disciples sur le rivage du lac de Tibériade – comme tu as la chance, Aurore, d'être attendue par Lui également ? "En débarquant sur le rivage, les disciples voient par terre un feu de braise avec du poisson posé dessus, et du pain. (…) Jésus dit alors : "Venez déjeuner". (…) Jésus s'approche, prend le pain et le leur donne, ainsi que le poisson." Voilà l'accueil qu'Il t'a réservé ? Je te le souhaite, je nous le souhaite ! Car tu disais dans un des derniers sujets que tu avais lancé : "Le Jeudi Saint c'est le moment du dernier repas. Un repas partagé entre amis n'est-ce pas un moment merveilleux? Du pain, du vin et une bonne compagnie, que demander de plus?". Oui, vraiment je te souhaite dans cette bonne compagnie. Et plus loin, tu ajoutais (#97) : "Aujourd'hui c'est Vendredi Saint et une certaine Aurore est morte. Dimanche, jour de Pâques, une Aurore ressuscitera." Espérance partageable avec qui le veut bien.
Arrivant en fin de cet article, je me remémore ce proverbe que Julos Beaucarne rappelle dans une de ses chansons : "Ce qu'on garde pourrit, ce qu'on offre fleurit". Alors oui, merci Aurore de nous avoir partagé et offert le pas à pas de ta quête, quitte à faire un détour vers tes misères : cela devient possiblement un trésor ! Et maintenant, là où tu es, en compagnie de qui tu es, je te souhaite de belles escapades, … et si tu trouves un moyen de nous parler de leur goût d'éternité, n'hésite pas !
Et voilà ! … … …
Cet article correspond à une approche, la mienne, et il appelle – si certains le souhaitent – d'autres approches … le serveur de C2C a de la place pour les héberger, ne vous gênez pas !
Ajout :
En écho à ma façon à la pose de la plaque commémorative au Canigou, notamment en repensant à quelques uns des derniers messages d'Aurore, je tombe sur ces quelques vers de Francis Jammes (extraits de "Clairières dans le ciel")dans le poème dont Georges Brassens a tiré sa chanson "la prière".
N.B Brassens a utilisé la même mélodie pour cette "prière" que pour "il n'y a pas d'amour heureux".
Avec une première strophe qui je trouve peut nous parler d'Aurore, et une seconde de François. Spécialement dans les circonstances de leur départ.
Par la nuit qui s'en va et nous fait voir encore
l'églantine qui rit sur le cœur de l'aurore ;
par la cloche pascale à la voix en allée
et qui, le Samedi-Saint, à toute volée,
couvre d'alléluias la bouche des vallées :
Je vous salue, Marie.
Par le gravissement escarpé de l'ermite
vers les sommets que les perdrix blanches habitent,
par les troupeaux escaladant l'aube du ciel
pour ne se nourrir plus que de neige de miel,
et par l'Ascension du glorieux soleil.
Je vous salue, Marie.
Commentaires

Joli texte, qui va au fond des choses
Beaucoup on été touchés par la disparition d’Aurore et François.
Tu nous permets d’essayer de comprendre pourquoi ça nous a interrogés, alors que les disparitions en montagne ne sont malheureusement pas rares. Mais celles-ci semblaient différentes…

Merci dhb. Ton texte est très profond et très émouvant. J’ai une fois de plus eu la gorge nouée. Tu as mis des mots sur des sentiments que j’arrivais pas forcément à exprimer. Tu avances une tentative d’explication qui m’a effleuré, et le rapprochement avec Berhault tel qu’il est raconté par Potard et Bricola est intéressant - je ne l’avais pas fait. Enfin, ces liens vers des textes choisis d’Aurore que nous avons lus (et aimés ou qui au contraire nous ont agacés) ancrent Aurore dans le présent et la réalité, tandis que ces références à des textes religieux la projettent dans l’éternité et l’universalité. Merci encore.
[quote=« dhb, id: 1015298, post:215, topic:98127 »]Le départ d’Aurore m’a secoué. J’essaie ci-dessous d’en exprimer quelque chose qui parlera peut-être à quelques lecteurs.
http://www.camptocamp.org/articles/216415/fr/c-est-au-sujet-de-la-mort-d-aurore[/quote]
bravo pour cet article !!

Merci dhb.
Par ce texte, tu dis ce que certains d’entre nous ressentons imperceptiblement ; et surtout, tu fais revivre Aurore.

merci, dhb, pour savoir mettre des mots aussi justes sur notre tristesse…

La chanson que tu cites fait beaucoup penser aux Quatrains d’Omar Khayyam. Celui-là en particulier :
Ma naissance n’apporta rien à l’univers.
Ma mort n’ôtera rien à sa grandeur ni à sa splendeur.
Personne n’a jamais pu m’expliquer
Pourquoi je suis venu, pourquoi je partirai.
Pour ma part, la montagne me suggère souvent de semblables questions, sans doute parce que sa démesure et son apparence immuable sont à l’image de l’univers, des astres, de l’immensité sidérale.
Aurore avait peut-être moins de doutes sur le sens de notre séjour sur terre et sur le fait que si petits que nous soyons, nous avons chacun une place inscrite dans la matière et l’esprit de cet univers.
merci meze de ton message,
C’est sûr que si on se place face à une montagne, avec sa démesure ou son apparence immuable, on est vraiment peu de choses dans cet univers minéral. De là à dire « rien », j’ai un peu du mal, ne serait-ce qu’en pensant à la pierre qui aura bougé lors de mon passage.
Ensuite, chaque personne, et peu importe si elle a des convictions religieuses ou non, a pour moi de l’importance dans l’univers, parfois très discrète, voire incompréhensible, parfois plus manifestement visible. Mais ce n’est pas parce que cela reste mystérieux - mis à part les effleurements qu’on peut vivre - que c’est absurde !
Aurore m’a apporté, et en partant, elle laisse un vide. C’est aussi la démarche du Créateur qui demande à sa création de co-créer avec lui. Comme la mer en se retirant qui laisse la plage exister.