Le Prince du ciel
LE PRINCE DU CIEL
Prologue : Samedi 28 Juillet, Moscou.
Il pleut sur la capitale des tsars. La place Rouge a mauvaise mine. Devant le garde, j'ai dû me séparer de mes appareils photo: on n'immortalise pas le "Petit père des peuples", il est immortel. En silence, les marches mènent sous la place. Il est là, l'homme de bois, presque souriant.
Vladimir Illitch, pour réaliser ton rêve, tu avais soulevé un peuple entier. Là-bas, dans les hautes cimes du Pamir, un pic porte ton nom. Moi aussi, je rêve, et je l'ai vu. Demain, je pars pour une autre destination. Mais un jour, j'irai.
Jeudi 2 Août, Ak-kol, no-man's-land entre le Kirghistan et le Kazakhstan.
Cela fait trois jours que nous nous acclimatons. Enfin, ça, c'est la version officielle. En fait, ça fait trois jours que l'autorisation de vol se fait attendre. L'hélico est là, cloué au sol, les pales aussi basses que notre moral. D'ailleurs Gérard se demande s'il n'est pas en carton.
Chacun a vaqué à ses occupations. Pierre et Brigitte ont fait du cheval (ce n'est pas ça qui manque), Lionel et Annie ont fait leur footing, Chantal et Gérard ont partagé le repas des bergers dans leur yourte, j'ai chassé les marmottes au 400mm, et Pierre est revenu, un soir, rayonnant : "J'ai vu le Khan Tengri! C'est magnifique." A force de monter sur les collines avoisinantes (dans les 3000-3500m tout de même), il a fini par l'apercevoir, le Prince du Ciel.
Enfin, ce matin, c'est l'effervescence. "Il faut se préparer" a dit Nikolaï. Sergueï, le pilote, est comme un fauve en cage. Et le miracle a lieu. Une averse de dernière minute ne nous empêchera pas de décoller. Il est fort, ce Sergueï ! Et une demi-heure plus tard, il nous pose au milieu du glacier Inylchek Nord, au pied du géant de ces lieux.
Le soir, nous essuyons un orage monumental. Le Ciel semble s'acharner sur son Prince. En attendant, il nous tombe sur la tête: 50cm de neige dans la nuit!
Nous voilà prévenus : le climat des Tien-Shan est rude !
Dimanche 5 Août, 15h, sur l'éperon N du Khan Tengri/Galop d'essai.
J'ai le souffle court. Avec Lionel, on monte à toute allure. Comme ça, pour le plaisir de se tirer la bourre, parce que ça fait du bien de pousser la machine pour voir si ça fonctionne encore. La neige est bonne (où sont mes skis ?), le soleil donne, l'ambiance est extraordinaire: 1000m de pente à 50° d'une seule traite jusqu'au glacier Inylchek Nord! La corde fixe est la bienvenue.
C'est le mauvais temps qui arrête notre course folle à 5200m. Lionel n'a pas de gants ! Vite, redescendre au camp 1. Là, à 4500m, les Russes nous attendent avec du thé chaud. Quand nous arrivons, ils sont hilares : "Qui était le plus haut ?"
A l'abri de la grotte de neige que nous avions creusée le matin, nous préparons le premier repas en altitude. Ce soir, c'est l'orgie : soupe, purée au thon, pain, babybel, crème de marrons (de l'Ardèche !), gâteau au chocolat ! Il paraît qu'un bon appétit est un signe de bonne acclimatation.
Au coucher du soleil, le beau temps est revenu. Le spectacle est féerique. La pellicule défile dans l'appareil.
Mardi 7 Août, sur le glacier Inylchek Nord, 3900m.
Réveil glacial à 8h. Coup d'œil dehors : il neige ! Le temps de tout refermer et je me blottis au fond du duvet, les Floyds dans les oreilles.
Hier, l'hélico devait venir nous transférer à Inylchek Sud, notre camp de base initialement prévu. La visibilité était bonne. Il n'est pas venu. Pourtant, Nikolaï passe des heures au camp de base, le vrai, sur la moraine. Nous, pour des raisons qui nous échappent, nous sommes à même le glacier : plutôt frisquet ! Enfin presque, parce que avant-hier, avec une belle journée, des bédières se sont formées un peu partout, dont une sous notre tente, trempant à peu près tout et nous obligeant à déménager, Lionel et moi. Du coup, nous avons investi, terrassé et dépierré un petit bout de moraine de 3m sur 4m qui dépassait du glacier : c'est pas vraiment torride, mais c'est déjà mieux.
Lionel se lève et va à la tente mess. Moi, j'ai trop la flemme, j'irai manger froid mais plus tard. Lionel ne tarde pas à revenir.
"-C'est du kacha aux flocons d'avoine! Même avec de la confiture de cerises, ça ne passe pas.
-T'as qu'à mettre du chocolat en poudre et de la moutarde!
-Et zut pour le temps !
-Et zut pour l'hélico !
-Et zut pour l'avalanche" que l'on entend tomber sans la voir, entraînant notre moral encore un peu plus bas.
Lionel se recouche.
"-Ça te dit, les échecs ?
-J'en ai marre, des échecs.
-…
-…
-…
-T'écoutes quoi?
-Les Floyds. Tiens." Je lui passe un écouteur.
"-…
-…
-Et zut!
-T'aime pas?
-Si, mais zut quand même. Tiens.
-.…
-…
-Ça te dit, un tarot ?
-Ouaip, faut bouger tout le monde…
-…
-Laisse béton.
-…
-…
-Faudrait faire un piège à hélico: un grand H avec des billets de un dollar sur le glacier.
-Avec le temps qu'il fait, il ne risque pas de le voir, ton piège, bouffon va.
-Quand on est poli, on dit Monsieur.
-Monsieur Bouffon, va.
-Zut.
-…
-…
-Et zut, ce temps."
Des pas sur le glacier. Il est 11h.
"-Lionel, Jean!" C'est la voix de Nikolaï.
"-Il faut se préparer, l'hélico arrive dans une demi-heure!
-Arrête de boire!
-Qu'est-ce que tu dis?
-Rien.
-…
-T'avais dis quoi, au juste?
-Le guilicoptère arrive ! Il nous emmène à Inylchek Sud !"
Là, si c'est une plaisanterie, il abuse. Je bondis hors de la tente. Bon sang, il ne neige plus, et on voit le camp 1: le plafond est remonté à 4500m!
"-On doit passer un col, non ?
-Oui.
-Quelle altitude ?
-4600m".
Si le plafond ne remonte pas, ça va chauffer !
Vous avez déjà imaginé le bazar qu'il peut y avoir dans une tente en expé? Là, nous avons une demi-heure pour tout transformer en 4 sacs portables, et donner un coup de main aux Russes pour la tente mess serait apprécié.
Mais le miracle est arrivé, et l'hélico aussi.
Cela fait un petit moment que nous sommes en vol stationnaire. Pourtant, le col ne doit pas être loin. Je rentre la tête à l'intérieur. Chantal se met les mains sur les yeux. C'est normal, elle est assise juste en face du cockpit. Brigitte me demande :
"-Ça mesure combien, un rotor ?
-Bah, 4 ou 5 mètres."
Elle regarde dehors.
"Alors le bout des pales doit être à 2 mètres de la paroi !"
Les nuages dansent autour de nous. 4600m, il avait dit. Un coup d'œil à l'altimètre : 4550m. Un Mi-8, ce n'est pas aussi maniable qu'une Alouette III. Le silence se fait. Enfin, autant que possible dans un hélico. Disons plutôt que personne ne parle. Le pilote joue avec les nuages, avec le vent. Moments d'incertitude… Enfin, une pente de neige en dessous de nous. On est passés !
Mon estomac remonte : l'hélico pique sur le glacier. Maintenant, je sais que dans une heure, d'autres travaux de terrassement nous attendent.
Jeudi 9 Août, 1h du matin, camp 1 du Khan Tengri, 4200m.
Dieu que c'est beau ! C'est la pleine lune, partir dans cette ambiance, c'est incroyable !
C'est aussi un peu tôt, mais c'est un impératif de sécurité: passer sous les corniches du Chappaev avant qu'elles ne prennent le soleil, à 6h du matin: elles sont orientées à l'Est.
Mon estomac se noue. C'est plus fort que moi. Le paysage est fantastique, mais à chaque fois que je lève la tête, je vois les séracs qui nous menacent. Alors j'y pense. En 1991, c'est là que le grand Krischaty est mort, avec 3 clients. Cette désagréable impression de jouer à la roulette… russe.
A la pause, ça ne va pas très fort. Rien ne passe. Apparemment, les autres, ce n'est pas mieux. Mais ce n'est pas l'altitude, je le sais bien. C'est la peur.
Il faut monter le plus vite possible. Facile à dire, quand on n'est pas bien acclimaté avec un sac de 20 kilos ! La tension monte. Nous aussi, à force de persévérance. Et finalement, nous en sortons.
Mais pas question de décompresser ! C'est le lever du jour, le froid est polaire (-30°C?) avec du vent, et il s'agit de creuser une plate-forme pour notre camp 2 à 5200m. Là, nous allons passer la journée à nous acclimater, c'est-à-dire à ne rien faire sauf jouer au tarot et bouquiner.
Samedi 11 Août, sur l'arête W du Khan Tengri.
Ah ce que l'on est bien, dans cette grotte ! Aujourd'hui, je me suis offert une grasse matinée à 5800m. Le rêve ! Hier, nous avons creusé d'arrache-pied un véritable palace de neige, notre base avancée pour les tentatives vers le sommet. Et dans une grotte de neige, quelles que soient les conditions météo du dehors, il n'y a pas de vent et il y fait chaud (0°C).
Aujourd'hui, le programme, c'est acclimatation libre. Du coup, rien ne presse. Pierre et Lionel sont partis vers le Chappaev. Les autres partent sur l'arête W du Khan Tengri pour voir à quoi ça ressemble. C'est vers 9h que je démarre à mon tour, histoire de prendre quelques photos du col W. La journée est exceptionnelle : pas de vent, presque chaud. Voilà le Vladimir de l'an passé. Devisant, nous grimpons ensemble. Vers 6000m, nous croisons les autres. Nikolaï me dit:
"-Il ne faut pas se fatiguer aujourd'hui.
-Dans une heure, je fais demi-tour."
Et une photo par-ci, une corde fixe par-là, 3 heures après je monte toujours ! Vladimir a fait demi-tour depuis longtemps. Une pause s'impose. Le thé chaud coule du thermos.
C'est dur de réfléchir à cette altitude ! Je fais le point : 600m me séparent du sommet. Il est 3h, la journée est fantastique. J'ai assez à boire et à manger, assez de vêtements, assez de pellicules. Alors tenter le sommet, seul, là, maintenant ? Vu la forme que j'ai, je devrais y être pour 7h du soir. Le temps de faire des photos, je suis sûr de rentrer de nuit. Mais je n'ai pas de frontale. Alors, bivouaquer sur l'arête ou attendre la pleine lune? Je ne suis pas Hermann Bühl. Et puis, ça serait tellement plus sympa d'y être avec les autres.
Des Autrichiens descendent. Ce sont ceux qui sont arrivés au camp de base en même temps que nous. Ils sont hagards, décomposés. Sur quatre, un seul a fait le sommet, et il est dans le même état que ses copains. Ils arrivent en titubant, ça fait peur à voir. J'ai compris ! Non, je ne veux pas ressembler à ça, surtout seul et de nuit! Or, ils ont sensiblement la même acclimatation. La seule solution, c'est le demi-tour, et avant eux, parce qu'au rythme où ils vont, ça va bouchonner sur les cordes fixes !
Ça ne fait pas une demi-heure que je redescends que voilà Nikolaï qui monte !
"-Jean, tu redescends déjà ?
-Oui, je rentre à la grotte. Et toi ?
-Je montais te chercher ! En bas, on croyait tous que tu allais au sommet. Alors j'ai pris une frontale, du thé dans un thermos, et je suis parti pour t'aider à descendre.
-Merci Nikolaï. Mais aujourd'hui, je ne dois pas me fatiguer.
-…
-Dis, Nikolaï, le thé chaud, donne-le aux Autrichiens qui arrivent. Ils sont très fatigués."
Alors commence une drôle d'opération. Le but, c'est de trouver une place aux Autrichiens au camp 3, car ils ne pourront pas rejoindre leur camp sur l'éperon N. Un guide Russe a une radio. Il communique avec le camp de base Inylchek Nord et le camp 3. Je traduis l'allemand en français et Nikolaï le français en russe. Mais ça marche ! Ils peuvent prendre leur temps, une grotte les attendra.
Le problème de l'arête W du Khan Tengri, c'est de faire un camp 4 à 6400m. Mais passer une nuit dans une tente sur une arête battue par les vents avec une météo qui change deux fois par jour, c'est une solution engagée, aléatoire et délicate. En plus, ça demande de porter les gros sacs sur le bas de l'arête : pas facile.
Maintenant, je sais que je peux le faire d'une traite du camp 3. C'est tellement plus simple ! Et puis c'est plus sûr : on s'engage moins. Bon, c'est sûr ça fait 1200m de dénivelée où il faut mettre les mains assez souvent.
Mais je regrette de n'être pas parti plus tôt ce matin.
Dimanche 12 Août, sur le glacier Inylchek Sud.
Au milieu de la nuit, nous sommes partis de la grotte pour descendre au camp de base. C'est toujours la pleine lune, et c'est toujours aussi beau. Et puis, à la descente, les séracs ça fait moins peur. Alors seulement, inconsciemment, je commence à prendre des repères dans le paysage, à repérer les endroits. Le photographe refait surface.
C'est l'aube naissante quand nous quittons le camp 1. Encore deux heures de marche sur le glacier. Ce seront deux heures de rêve. Petit à petit, je me laisse distancer. Arriver au camp de base ne m'importe plus. Je pose le sac pour prendre des photos puis je m'assied dessus. Sans bouger, je regarde autour de moi. De ma vie, je n'ai jamais vu un tel lever de soleil. J'en ai le souffle coupé. C'est peut-être cela que l'on appelle l'émerveillement.
Le froid mordant a du mal à me faire repartir. Plus loin, le manège recommence. Prendre des photos pour tenter de prolonger un peu cet instant, pour tenter de le fixer afin de pouvoir le revivre.
Voici le camp de base. Ça fait une bonne heure que tout le monde est couché, sauf Dimitri qui aide Irina, la cuisinière.
"-Tu as pu prendre des photos sans problème ?
-Oui.
-Et crois-tu que ce serait possible d'en prendre dans la combe à la pleine lune ?"
Bien sûr que c'est possible, Dimitri ! Et ça risque même d'être sympathique. La première fois, disons que des éléments extérieurs m'ont perturbé. Mais après-demain, je sais ce que je dois faire. Le soir, nous mettons au point la tactique : pour l'occasion, Lionel s'encordera avec Pierre et Annie, et je resterai seul avec Dimitri. Lionel n'a pas envie de prendre de risques supplémentaires, ça se comprend. D'ailleurs, a posteriori, il avait raison : il m'a fallu à peu près une heure supplémentaire sous les séracs pour "figer" les paysages. Mais ce soir, ces risques, je suis prêt à les prendre, parce que le jeu en vaut la chandelle.
Jeudi 16 Août, vers le sommet du Khan Tengri, 6995m.
Dans la nuit, le vent a tourné. D'ouest, il est passé à nord-ouest. Infime différence, diriez-vous. Pas du tout ! Les Russes sont inquiets. Ils ne disent rien, mais je le sens. Le matin, en sortant de la grotte, j'ai eu un pressentiment. J'ai demandé à Turbo :
"-Do you think it is a good weather?
-It is the best weather to climb!"
Ce n'est pourtant pas son genre de plaisanter ! Une chose est sûre, jusqu'à 6400m, pas de photos : elles sont déjà faites, et ça me fera gagner du temps et de l'énergie.
En fait, l'appareil sort du sac un peu avant : l'ambiance est féerique ! Des nuages accrochent l'arête, voilant le paysage que l'on devine alors. Mais ils voilent aussi le soleil et du coup, il fait très froid. Le vent assez violent n'arrange rien. Une bonne pause à l'endroit du camp 4 permet de se refaire un peu et surtout de se regrouper. Jusque-là, tout va bien.
Je repars derrière Lionel et Dimitri. C'est alors que, entre deux petits nuages, je vois une barre sombre à l'horizon. J'ai compris : maintenant, il va falloir être rapide, les petits nuages, ce sont des amuse-gueules. Dans quelques heures, ça va être l'enfer.
Monter. Les cordes fixes se succèdent. Mettre le jumar. Tirer. Monter. Se vacher. Enlever le jumar pour le mettre plus haut. Se dévacher. Et ainsi de suite… Pour gagner du temps, je laisse mon appareil photo en bandoulière. Pourvu qu'il continue à fonctionner malgré le froid !
Vers 6600m, l'itinéraire quitte l'arête pour traverser vers la droite, afin de gagner un couloir après avoir franchi une barre rocheuse de 20m. Puis une autre traversée amène à une arête secondaire que l'on suit jusqu'au sommet. Au milieu de la première traversée, je me retourne. Au-dessus, Lionel et Dimitri ont presque franchi la barre. Mais en dessous, ça ne va pas. Déjà, Annie a fait demi-tour : je la vois descendre. Turbo crie dans ma direction :
"-Jean, come back, the weather is bad!"
La réponse fuse, fulgurante, sans appel:
"You told me it is the best weather! So I CLIMB !"
Ce sommet, je le veux. Et j'ai bien l'impression que des occasions, il n'y en aura plus beaucoup. J'en ai déjà gâché une, alors c'est maintenant. J'ai bien conscience que cela risque d'être cher. Mais ma détermination fait exactement 6995m. Une rage froide s'empare de moi. Calmement, méthodiquement, je continue à faire ces gestes qui me permettent de monter, en cherchant à m'économiser au maximum. Parce que cette foi-ci, il va falloir durer longtemps.
Chantal et Gérard ont fait demi-tour avec Nikolaï. Motif : le froid. Gérard ne sent plus ses pieds. Pierre aussi renonce. Manque de motivation ou crainte du mauvais temps ? Turbo est parti vers le haut. Inéluctablement, il va me rattraper. Derrière lui, l'autre Pierre et Brigitte lui emboîtent le pas.
C'est à la fin du couloir que Turbo me rattrape. Clic-clac! Superbe, la vue plongeante dans le brouillard. Turbo est pressé. Il n'aime pas trop que je prenne des photos. Mais c'est ainsi. Il faut que je témoigne.
A la sortie de la traversée, le vent se renforce. J'attaque l'arête pendant que Turbo attend Pierre et Brigitte. Nous nous retrouvons tous à la fin des cordes fixes. Là, il faut s'encorder. J'ai un coup de barre: je tombe à genoux sur les pointes avant. Le soleil fait une apparition, je lève la tête. C'est magnifique, là, sur cette arête. Clic-clac. Vite, un nougat. Je me relève péniblement, et, encordés tous les quatre, nous repartons. Nous croisons bientôt Lionel et Dimitri qui redescendent : "Encore 150 mètres linéaires !" Effectivement, ça ne monte plus très raide. Mais chacun à notre tour, nous avons un passage à vide.
Enfin, le tripode. Faire des photos. Le retardateur fonctionne ! La neige tombe épaisse maintenant, et elle passe à l'horizontale. Le temps de se congratuler et nous repartons.
Dans les pentes de neige, Brigitte tombe. Sans piolet, j'arrive pourtant à enrayer sa chute avec un bâton. On a eu chaud! En fait, elle est épuisée et la plus grande prudence s'impose. Voilà les cordes fixes. Turbo m'envoie devant. Effectivement, je suis le plus rapide. Et à la faveur d'une éclaircie qui nous permet d'apercevoir le glacier, je prends encore quelques photos. Pierre me rejoint alors. Nous décidons de nous attendre. C'est plus sympa et c'est plus sûr. Plus haut, Turbo aide Brigitte à descendre.
Le mauvais temps n'est pas encore franchement installé. Nous avons encore une heure ou deux de répit, de sursis. Tant que l'on peut voir le col W, le moral se maintient.
Vers 6100m, à la fin des difficultés, j'attends Pierre. Il tarde à venir. Maintenant, c'est clair, c'est le gros mauvais. A partir de là, l'arête est moins raide et avec la neige qui tombe, il va falloir refaire le trace jusqu'à la grotte. Enfin, Pierre arrive. Il s'encourage à voix haute ! J'ai compris : la trace, c'est pour moi. J'attaque donc sans tarder : bientôt il va faire nuit. Mais c'est tellement harassant que Brigitte et Turbo nous ont quasiment rattrapés. Enfin, le piquet et la corde fixe au-dessus de la grotte. Un dernier plongeon et je me jette à l'intérieur.
Ouf, c'est fini ! Enfin, pas tout à fait : il faut encore descendre au camp de base, demain matin avant l'aube si le temps le permet. Avant l'aube, c'est-à-dire tout à l'heure, une fois que le repas sera avalé et le sac bouclé. Brigitte et Pierre sont très fatigués : ils préfèrent donc attendre une journée de plus et redescendre avec les autres qui veulent refaire une tentative. Nous descendrons donc à trois, avec Lionel et Dimitri, pour retrouver plus tôt le sourire d'Irina.
La "nuit" a duré trois heures. Impossible de décompresser, le sommeil n'est pas venu. Le petit déj' ne passe pas plus. Finalement, à la faveur d'une accalmie, nous nous échappons et rejoignons le camp de base quelque 6 heures plus tard: il a fallu refaire la trace dans la neige fraîche.
Mais maintenant, seulement, nous pouvons nous détendre.
Dimanche 19 août, au camp de base, 4000m.
Depuis le retour, il neige. Jusqu'à 50cm par jour ! De temps en temps, on voit le sommet. Ça dure une heure puis le Ciel se referme. Mais il est clair que depuis 3 jours, personne n'a dû bouger à la grotte.
Il est tard : déjà 11h et pas de nouvelles. Il est de moins en moins probable qu'ils arrivent aujourd'hui. Pourtant, il faudra bien descendre, la nourriture va s'épuiser, là-haut. Et les pentes qui continuent de se charger en neige…
Machinalement, je promène le téléobjectif sur le glacier. Un, puis deux, puis trois… Ça y est, ils arrivent ! Si tard. Je hurle la nouvelle. Dans une heure, ils seront là, il faut tout préparer.
C'est clair, c'était la bagarre dans la combe. Pas besoin de paroles. Ce qu'ils ont vécu est écrit sur les visages. Avec Lionel, nous nous félicitons d'avoir pu et su profiter de l'accalmie.
Nikolaï me raconte : "Il y a deux façons de chasser le tigre. Soit on repère ses passages et on l'attend, soit on le suit à la trace, aux aguets, mais c'est plus dangereux. Ici, dans ces montagnes, il ne faut pas attendre : le tigre est plus malin." Et je rajouterais qu'il faut savoir profiter des plus infimes occasions parce qu'elles ne se reproduiront peut-être pas.
Epilogue.
Lionel, Gérard, Chantal, Dimitri et moi avions quitté le camp de base. Les autres tentaient le Pic Pobieda (7439m). L'aventure s'est terminée vers 7000m dans la tempête et a failli tourner au drame avec une descente délicate sur deux jours. De retour au camp de base, Pierre avait donc raté les deux sommets : impensable ! Comme une boutade, il lance : "Il reste deux jours. Demain je dors, et après-demain je fais le Khan Tengri en un jour." Sourires amusés.
Nikolaï l'a accompagné jusqu'au camp 2, à la fin de la zone crevassée. Puis Pierre a sorti les turbos. Et il a atteint le sommet du Prince du Ciel 12h30 après son départ du camp de base. S'est ensuivi un retour épique, de nuit, dans le brouillard sur le glacier.
Merci de nous avoir encore fait rêver. S'il te plaît, Pierrot, dessine-moi une montagne.
Commentaires
Très joli récit.
Dis, tu nous mettra l’une ou l’autre photo maintenant qu’on en a l’eau à la bouche ???

[quote=« personne®, id: 1300828, post:2, topic:118294 »]Très joli récit.
Dis, tu nous mettra l’une ou l’autre photo maintenant qu’on en a l’eau à la bouche ???[/quote]
Merci.
Mes diapos dorment sagement en attendant un scanner …

Super récit! Tout y est, j’ai bien ressenti ce mélange d’excitation, de peur, de frustration et de joie qui doit procurer un tel projet. Merci de l’avoir partagé
ne manque qu’une kyrielle de photos pour illustrer cette belle aventure…
merci