Solidarnösc
SOLIDARNÖSC
Lundi 1er Août 1994, 6h30 au C III du Korzhenevskaïa, 6370 m.
Depuis le "réveil", j'avais mal à la tête et pas faim. J'avais pris une aspirine et un verre de thé. Redescendre ? Les autres s'équipaient pour monter.
Le vent n'était pas trop fort. Alors je suis sorti de la tente, pour partir dans la pente. Vers le haut. Parce que là-haut, il n'y a plus de vent, plus de pensée, plus de douleur. Parce que là-haut, au bout des forces du corps, il y a la paix de l'esprit.
Annie n'a pas de bâton. J'en ai deux. Je lui en donne un. Elle part. Elle ne m'attendra pas, pas plus que les jours précédents. En fait, c'est le troisième jour que je monte seul. Enfin, là, je monte en même temps que trois Suisses à qui je tire le portrait de temps en temps. Ils ont assisté depuis le début à la désagrégation de notre "équipe". Ils m'encouragent et je monte. Merci à eux.
Sous le sommet, je croise mes "compagnons" qui redescendent sans m'attendre :
"- Ben dis donc, t'y es pas encore ! Ça monte raide, puis un long plat, ensuite les rochers, enfin l'arête. À ton rythme, t'en as bien pour une heure et demie !"
Tiens, rien que pour te faire mentir, je mets la gomme. Au sommet, je vois Alexis qui m'attend. Lui, il fait son métier.
Et trois quarts d'heure plus tard, ça y est, je ne peux plus monter. Passer du souffle brisé par l'effort au souffle coupé par la beauté. C'est ça, le bonheur ? Alexis aussi est heureux. C'est magique, nous sommes au-dessus des nuages. Alexis me prend en photo et nous partageons le thé chaud qui coule du thermos. Puis nous nous ruons dans la descente. Objectif, le camp de base ce soir.
Nous n'y arriverons pas. La nuit nous arrête au Camp I. Sous la tente avec mes trois "compagnons", exténué, c'est moi qui prépare à manger et qui me tape la corvée d'eau à 10h du soir sous la neige qui tombe. C'est ça, l'esprit montagnard ?
Ça avait commencé au Camp I du Vorobiova, après la descente à skis :
"- Ben alors, je t'ai pas vu godiller ?"
Normal, vu le temps que tu as mis, tu ne m'as pas vu du tout !
"- Retourne-toi et regarde les traces.
- La trace de gauche, c'est pas une trace de godille !"
C'est la tienne ! Devant une telle mauvaise foi, ce n'est même pas la peine de discuter.
Et l'autre qui ramène sa fraise : "C'est pas rentable, vos skis : à pied, j'arrive en même temps que vous !"
Oui, mais toi, tu n'as pas eu le plaisir (rare) de descendre un couloir de 700 m de dénivelée en excellente neige à 5000 m d'altitude.
Jeudi 11 Août, 12h au C I du Pic du Communisme, 5200 m.
J'arrive décomposé. C'est l'hypoglycémie caractérisée. Je m'assieds dans un silence glacial (par +15°C !). Me reprocherait-on d'être arrivé si tard ?
Une heure plus tôt, en sortant de la corde fixe, je vois tout l'horizon ! Heureusement, je suis toujours vaché au jumar. Le glacier Walter est déjà 800 mètres plus bas ! Lentement, je reprends mes esprits. J'essaie d'analyser la situation le plus lucidement possible. Il faut choisir : soit je prends une heure pour manger et récupérer, soit je monte tant bien que mal et je risque d'exploser. Mais mes "compagnons" sont déjà 200 mètres plus haut.
Alors je monte.
Ça ne va pas, l'horizon se rétrécit. Là, à 5 mètres, une pierre où je pourrai m'asseoir sans enlever ce sac trop lourd. L'atteindre. S'asseoir. Souffler. Ça revient. Attendre ? Je repars. Au bout d'un temps interminable, j'aperçois enfin le camp.
Pas un de mes "compagnons" ne bronche. Pas un geste. Même pas un mot. Enfin Alexis me tend un verre de thé. Puis il entre en communication radio avec Vladimir. Il est sous le sommet du Korzhenevskaïa avec Patrick et Sacha. Il est heureux, Vladimir ! Il hurle sa joie dans la radio ! Moi aussi, j'ai envie de hurler : "Vas-y, Patrick, mets le paquet, c'est merveilleux ce que vous faîtes !" De penser qu'ils sont si proches d'un bonheur que je connais, ça me met du baume au cœur.
Je lève la tête. Toujours pas un geste, toujours pas un mot. Alexis me dit : "C'est le mal des montagnes, il faut que tu redescendes". Il ment, il le sait, je le sais, il sait que je le sais. Mais il vaut mieux ça plutôt que de distribuer des claques ici.
Alors, celui qui devait être mon compagnon de tente s'approche : "Il faut vider ton sac." C'est sa première parole depuis mon arrivée. Et il joint le geste à la parole. On dirait un mauvais rêve. Tout à l'heure, à la fin de la traversée sous les séracs, je lui avais demandé de me prendre quelque chose. J'avais dû insister !
"- OK, donne-moi les pâtes, ça fait 500 grammes."
Je plonge la main dans le sac, attrape le réchaud et le lui tends.
"- Non, pas le réchaud, ça fait 700 grammes."
Et en avant la mesquinerie ! Je pose le réchaud, ferme le sac et me lève. Toi, si tu me re-parles de solidarité, tu prends des coups de boule !
…
J'éclate, sous mes lunettes de soleil, je me mets à pleurer. De rage. Larmes sèches. "Pour avoir une idée de l'infini, il faut s'intéresser à la bêtise humaine" disait un prof de maths. Je regrette d'être monté ici. J'aurais dû faire demi-tour à la corde fixe, avec le réchaud, l'essence et la bouffe.
Alexis entre en communication radio avec le camp de base. Nikolaï "Turbo" va venir à ma rencontre. Mon sac est monstrueux : je redescends tout ce qui est devenu inutile, entre autres une tente et une corde. Je n'arrive pas à le charger. Annie m'aide. Ça y est. Elle m'embrasse. Son air est étrange. En silence, Alexis me serre la main. Il est comme gêné. Sans se lever, les autres me disent au revoir. Je voudrais parler, mais les mots qui sont dans mon cœur n'arrivent pas à trouver le chemin de mes lèvres.
Je me détourne. J'empoigne les bâtons et j'attaque. Sous les séracs, je cours. J'arrive en avance au rendez-vous. Je bois, je mange, Nikolaï arrive : "Give me your bag". Il est en baskets. Je lui mets 25 kg bon poids sur le dos. On prend le glacier, il me suit. On va de plus en plus vite. Ça tombe bien, j'ai besoin de me passer les nerfs. On court. On fonce. Et toujours du bruit derrière moi. Et trois quarts d'heure plus tard, nous sommes à table au camp de base.
J'ai toujours les nerfs, et lui n'a pas compris pourquoi il est monté chercher quelqu'un qui court comme un lapin.
Vendredi 12 Août, 23h au bar du Camp de base, 4200 m.
J'ai mal dans ma tête, je doute de moi-même, de mes capacités. Anatoly remplit mon verre de vodka sans discontinuer. Ça fait du bien. Après le sauna pour nettoyer l'extérieur, la vodka pour l'intérieur. La méthode locale de récupération.
Dis, Anatoly, raconte-moi ton Everest sans oxygène. Fais-moi rêver. Remplis mon verre. Remplis mon cœur. Aujourd'hui, Fernando et Javier sont descendus du Khorzenevskaïa. Ils arrosent leur réussite. Avec Fernando, on se raconte nos plus belles descentes à skis. Lui, c'est 55° en neige glacée. J'y vais de mon Davin en 7 minutes avec 1m de fraîche. Une descente à skis ! Oui, c'est ça qu'il me faut ! Anatoly remplit mon verre.
Le Chetirek, notre deuxième sommet ! Alexis m'avait dit : "Si tu veux, on va le faire en un jour avec les skis". Génial ! J'irai le faire, mais seul. Un solo à 6000m ? Ce sera le premier, mais pourquoi pas. Une rasade de vodka.
Je regarde Anatoly et lui fais part de mon projet. Comment va-t-il le prendre ? Il me sourit : "If you need it, try it". Lui, il a tout compris. Entre les mots, il me laisse faire. Merci.
Avec Javier et Fernando, nous faisons la fermeture du bar. Bras dessus, bras dessous, il nous faut 20 minutes pour traverser le camp de base en braillant. Dans le ruisseau, nous nous mouillons les pieds.
…
Lendemain de fête. Gueule de bois. Irina m'aborde :
"-Ce n'est pas prudent de partir seul.
-Dans les Alpes, je fais beaucoup de solo.
-Dans les Alpes, tu es à la maison. Ici, tu seras à 6000 m".
Tu as raison, Irina. Mais la passion commence là où s'arrête la raison. Je doute encore. Mais demain je partirai.
Et puis demain, mes "compagnons" devraient faire le Pic du Communisme. Et l'autre groupe de Français, la bande de copains, le Korzhenevskaïa. Avec Bill, le caméraman, pour qui ce sera tout simplement la troisième ascension de sa carrière d'alpiniste ! Exploit personnel, certes, mais surtout collectif. Belle leçon.
Alors demain, ce sera ma façon d'être de la fête. Descendre à skis du Chetirek, entre les deux géants.
Le soir, le temps s'est installé au beau. Avant les autres, je vais me coucher. "Buen viaje !" me souhaite Lisa. Oui, mais demain le voyage sera intérieur.
Dimanche 14 Août, vers le Pic Chetiriov, 6236 m.
Ce matin, je me suis levé avec le jour. Sur le sac, j'ai mis les skis et le Pulsar. Au cas où.
Avant le verrou du glacier, je me suis arrêté. L'avalanche a pitié de moi. C'est maintenant qu'elle tombe ; là, à 500 mètres, là où je devrais être si je n'avais pas fait ma pause, sous mes yeux, tout est balayé par le souffle, mitraillé par les pierres.
Fataliste, je mets le baudrier, 2 broches à portée de main, et je repars. Zigzag sur les ponts de neige. Ça tient. Pas un bruit. Au-dessus aussi ça a tenu. Le plat du glacier, l'emplacement du Camp I. Je m'offre une heure de pause. Pour manger. Pour récupérer. Pour m'abreuver de ce paysage extraordinaire. Pour, enfin, profiter égoïstement de ma solitude.
La confiance est là. J'attaque la pente. Ca va bien: 400 m/heure, la forme aussi est là. Un corbeau s'amuse à faire passer son ombre sur ma trace. Je m'arrête et lève la tête. Alors, il exécute toute une série d'acrobaties, là-haut à 6000m ! Tout y est, loopings, plongeons désespérés, ressources étourdissantes. Comme çà, juste pour le plaisir ! Merci pour le spectacle.
A nouveau, une zone crevassée. Décidément, ce matin, les ponts de neige ont l'habitude de tenir. C'est l'harmonie. J'arrive à la vire du Camp II en état de grâce.
Mais la perturbation qu'on voyait au loin ce matin est déjà sur le Korzhenevskaïa. Bill ne verra rien du sommet. Le Pic du Communisme est menacé. Ca se gâte sérieusement. Je saute la pause prévue. Sus au sommet. Au-dessus de la rimaye, c'est de la glace vive. Inskiable ! Et zut ! Je redescends poser les skis et sors le Pulsar. La grande pente est avalée. Prudemment, je m'approche de l'arête sommitale. Pas de corniche. Je l'enjambe et m'offre pour finir en extase un numéro d'équilibriste sur le fil que le vent n'arrivera pas à perturber.
Un gros nuage est là. Il fait froid. Vent. Premiers flocons. Vite, redescendre, skier tant que l'on y voit encore à peu près.
Je m'engage dans la grande pente en dix-pointes. 30 m. Un crampon ripe. "Eh, fais gaffe ! Tu es à 6000m dans du 45° en glace vive ! Et ce n'est pas parce que Patrick te surveille à la jumelle qu'il faut faire des conneries. " Alors, prudemment, je redescends en pointes avant.
J'arrive aux skis avec le soleil. Je chausse. Le début est scabreux. Trouver la neige entre les plaques de glace. La neige n'a pas dégelé. A chaque prise de carres, les skis font un de ces raffuts ! Et bonjour les cuisses, et bonjour la trouille !
Un gros nuage se rapproche. Une nouvelle avalanche balaye le verrou du glacier. Enfin, la neige est molle. J'enchaîne les virages sans m'arrêter. Pour contourner la zone crevassée, je vais finalement me mettre dans une autre. Mais les ponts de neige tiennent toujours.
J'arrive sur le plat du glacier avec la neige qui tombe épaisse comme du coton. Là-haut, dans les deux Camps III, çà doit être l'enfer ! Sur les deux géants, on se prépare pour une nuit d'incertitude.
Au verrou du glacier, il y a des blocs de glace et des pierres de partout. Foncer. Ne pas lever la tête mais tendre l'oreille. Ca tient, ça passe.
Encore une demi-heure et je sors de la zone à risques. Décompresser.
Douze heures après mon départ, revoilà le camp de base. Il neige toujours aussi fort. J'exulte de joie. Le mouton que nous mangerons demain s'en fout et broute paisiblement. Patrick est là qui m'attend. Il me prend et photo. Il se lève et vient vers moi. Me tape sur l'épaule, hilare :
"-Espèce de gros taré !
-Un rêve de moins…"
Anatoly sort de la tente mess avec un grand sourire. Il me tend la main :
"-Nice to meet you !
-Same for me"
Et un sourire qui voudrait en dire plus…
Commentaires
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beau récit…ça me rappelle « j’ai vécu l’Everest », la face cachée des expés
Y a -t-il une suite?!

[quote=« chirvette, id: 1429309, post:3, topic:126375 »]beau récit…ça me rappelle « j’ai vécu l’Everest », la face cachée des expés
Y a -t-il une suite?![/quote]
Oui.
Après avoir sympathisé avec l’autre expé française, ça a donné ça l’année suivante:
/articles/320800/fr/le-prince-du-ciel
Nettement mieux !
merci, je vais découvrir ça!
[quote=« John D l’aventurier, id: 1429544, post:4, topic:126375 »]
[quote=« chirvette, id: 1429309, post:3, topic:126375 »]beau récit…ça me rappelle « j’ai vécu l’Everest », la face cachée des expés
Y a -t-il une suite?![/quote]
Oui.
Après avoir sympathisé avec l’autre expé française, ça a donné ça l’année suivante:
/articles/320800/fr/le-prince-du-ciel
Nettement mieux ![/quote]