J’ai donné une vie au diable de Bessans.

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Patrick Prele

Et pourtant tout avait bien commencé !

Quoique, en y repensant, ce matin là... Un doute, comme une motivation "molle"...

Je n’y prêtais plus attention, tant j’étais enivré de la magnificence de ce petit matin limpide, pur, cristallin où s’offrait à nous dans sa plus pure beauté la Haute Maurienne, ses pics et ses glaciers.

L’or doux coulait avec le lever de l’astre du jour, une bienfaisante douceur nous faisait sortir de notre torpeur, naissance d’un jour nouveau.

J’en étais à ces considérations contemplatives quand nous arrivâmes au milieu d’un sympathique troupeau de moutons. J’attendis que Jérôme me rejoignis, et nous nous préparâmes à la rencontre du Patou !

En rang serré le bâton à la main, on ne sait jamais, mais rien finalement !

S’offrit enfin à notre vue le grand, vaste et complexe versant sud-est des Arses que nous allions remonter.

L’absence de neige nous obligea à un parcours complexe entre lacs, névés et barres rocheuses aériennes.

Mais tout allait bien ! Même les brumes muées en cumulus léchant langoureusement et bien trop longtemps à notre goût, les pentes que nous remontions n’entamèrent pas notre détermination.

Même mieux, cela donna un peu de mystère, un peu de rudesse à notre montée dans ces lieux sauvages.

À peine furtivement la tête d’un chamois nous observant, sinon pas âme qui vive... Si ce n’est ce drôle de Diable de Bessans, trafiquant d’âmes pour le moins !

L’arrivée sous le col au milieu des tours détritiques, ocres et noires, fantasques, entre les nuées qui remontent les pentes, fut un enchantement.

Oui vraiment, tout allait bien, que du beau, que du bonheur dans ce coin de paradis perdu.

L’arrivée au col fut un peu scabreuse dans le mauvais rocher, mais bon... C’est bien ce que nous étions venus chercher.

La pointe n’est plus loin, l’enthousiasme n’est plus partagé, Jérôme lâche l’affaire, "trop péteux" comme il dit !.

Bon, ce n’est l’affaire que d’une heure aller-retour, le temps tient, la forme est là, l’envie aussi.

De gendarmes en petits couloirs, me voilà rendu au sommet d’où je me régale de la vue plongeante sur Bessans en contrebas, avec ses comptes et légendes et son Diable que je trouve rigolo.

Mais pourquoi ai-je ce Diable dans la tête depuis ce matin ? Je le saurai bientôt...

Toujours dans mon bonheur, je retourne au col, où je vois Jérôme qui paresse en m’attendant.

Pas de désescalade faciles, puis un pas, juste à enjamber une vire. Juste à traverser ce couloir.

Bigre, il ne faut pas tomber.

Il est là, en face de moi sur ce gros bloc jaunâtre gros comme, gros comme... gros quoi !

Et puis un doute, il est facile ce pas, tu enjambes et hop c’est fini. J’hésite, je ne le sens pas. Il insiste, "vas-y, c’est tout simple, tu l’as fait des centaines de fois..."

Je me lance sans conviction, et quand je me rattrape sur le bloc, je pars en arrière dans le couloir...

Bruit et vacarme autour de moi, poussière, je tombe sur le dos, choc violent, réflexe de se mettre en boule, bloquer la tête...

Quand je comprends ce qu’il vient d’arriver, tout de suite je bouge pour savoir ce qui va ou ne va pas, énorme choc au dos, pied coincé sous un bloc, je crie de douleur.

Comment je ne sais pas, je m’extirpe de ce chaos, me relève, récupère ma casquette et trouve Jérôme au col, à moitié conscient mais très concentré à chaque pas... Et je m’écroule !

Longtemps dans ma tête j’entends le gros bloc qui dévale le couloir, qui résonne comme le rire de ce diable de rocher...

Sonné, meurtri, j’atteindrai péniblement le col de l’Iseran, puis le monde des hommes, l’hôpital et les examens...

Aujourd’hui j’ai donné une vie au diable, ce fut le prix pour traverser.

Mais le diable comme chacun sait n’est pas honnête, il n’a pas tenu son engagement.

La morale veut que toujours on s’en sorte, que le Bien triomphe.

Ma victoire, c’est d’être encore là, de ne pas avoir suivi ce diable de rocher ricochant des centaines de mètres contre les rives du couloir.