Une tranche de Beaufort.

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Patrick Prele

Une tranche de Beaufort.

C’est alors qu’ils arrivèrent sous le refuge de la Balme que le soleil les rattrapa. La longue montée à l’ombre dans le profond vallon de l’Ormente, accompagnée des clarines des grands troupeaux les avait frigorifié.

Ce premier jour de l’automne s’annonçait beau. La clarté du jour, la limpidité du ciel, la douceur ambiante...Tout concourrait à faire de cette journée une belle et grande journée en montagne, comme ils les aimaient.

L’envie de se réchauffer au soleil les poussa sur la terrasse du refuge. Les sacs tombèrent lourdement sur l’herbe encore mouillée, et c’est tout "fumant" qu’ils s’attablèrent sur une des tables encore libres.

Envie du grand bol de café noir avant de repartir pour la face Sud-Est de la Tête de la Balme !

Alors sortis de l’antre de la cabane rénovée, "une foule" de randonneurs et grimpeurs de tous poils bruyants et turbulents.

Ils échangèrent un furtif regard qui ne traduisait que trop bien l’envie de ne pas rester et de fuir ce brouhaha... Tant pis pour le café noir.

D’un bon pas ils remontèrent le GR5, traversèrent le torrent de l’Ormente puis au milieu de bruyères odorantes ils visèrent le bas de la paroi. Une raide montée, puis un cairn, les voilà allongés dans l’herbe sur la terrasse au pied de leur voie. Douce sieste réparatrice, dans un silence profond, à regarder les vols acrobatiques des choucas qui les accagneront pendant leur escalade.

Leurs longues années de montagne communes les dispensaient de parler. Un regard, juste un mot... ils savent ce que leur compagnon pense.

---"On y va ?"

Les deux compères, presque à regret, se levèrent. Le rituel de l’équipement commence, baudrier, chaussons, l’encordement, vérifier les nœuds d’attache, les dégaines...

— -"T’en prends combien ?"

— -"Dans l’topo y disent douze"

— -"Ok, tu gardes les sangles"

— -"T’y vas ou j’y vais ?"

— -"Oh vas-y, tu sais bien moi..."

Tout était dit !

Le premier contact avec le rocher est toujours étrange. Il faut s’y habituer, le lire, le comprendre. A la tête de la Balme, il est sain, franc, solide, adhérent, presque sensuel. D’abord malhabile, les pieds cherchent les grattons, les mains, les béquets. Puis rapidement, il comprit l’escalade, les mouvements devinrent plus sûres, plus simples, plus évidents, le plaisir de la grimpe est là.

Le soleil est chaud. Les longueurs s’enchaînent, dalles faciles au début, un régal. Leur sourire ne traduit que trop bien leur plaisir.

Puis un premier ressaut, plus dur, le style change, l’escalade est plus athlétique, la recherche des prises plus minutieuse, l’œil guette le prochain spit... Et puis le relai.

— -"Relai, vaché !"

— -"Avale la rouge,...Parti"

Pendant de longues minutes le premier de cordée avale la corde à la vitesse de montée de son compagnon, descellant ainsi sa position, sa progression, comment il aborde les difficultés...

— -"Sec !"

Ce mot éclate dans le silence de la paroi. Visiblement le ressaut pose problème.

Un long moment après, son compagnon apparait sur la vire.

— -"T’as rien oublié ?"

— -"Quoi ?"

— -"Ben...ton sac !"

Dans le feu de l’action, le sac à dos est resté au relai précédent. Il faut alors redescendre, en moulinette et refaire le passage !

L’ambiance a changé, un peu d’énervement, d’impatience. La voie est longue et ils se seraient bien passés de refaire le pas le plus difficile.

Le temps apparaît long, les choucas font leurs acrobaties, la course immuable du soleil indique que l’après-midi est déjà avancé. La journée sera belle, ils ne sont pas pressés.

— -"Relai, c’est bon je l’ai"

— -"Ok, tu pars ?"

— -"Oui, avale la rouge"

Et il en est ainsi pendant 12 longueurs. La fatigue apparaît au fur et à mesure de leur progression.

La beauté du Beaufortain, avec en toile de fond les géants de la Vanoise déjà plâtrés, l’écrasante omniprésence de la Pierra Menta au-dessus, les aiguilles acérées de Presset et de la Nova...tel est l’environnement dans lequel ils évoluent, à leur aise dans une verticalité de plus en plus marquée au-dessus d’un vide de plus en plus profond.

Et puis, comme s’il ne s’y attendaient pas ! L’arête sommitale. Encore une traversée et ils pourront s’abandonner à un repos réparateur sur une bonne terrasse.

— -"T’as aimé ?"

— -"Oui, super"

— -"Bon faut y aller, t’as vu le couloir ?"

— -"Là en dessous, c’est enneigé au début..."

La raide descente dans des éboulis, blocs instables, et pentes d’herbes glissantes les ramène au refuge.

Cette fois-ci il n’y a plus personne. Le soleil va disparaître derrière le Mont Rosset, ils laissent tomber leur sac par terre, s’attablent, et commandent deux bières.

La fraîcheur leur commande de partir. Dans le profond vallon de l’Ormente, ils s’en retournent au milieu des Tarines et Abondances qui descendent pour la traite. Des volutes bleutées s’élèvent des cheminées des chalets d’alpages. La fabrication du Beaufort est en route.

Rencontre avec un alpagiste, ils échangent quelques mots, entrent dans le chalet. Une belle tranche de Beaufort est sur la table, qui ne demande qu’à être dégustée...

— "Il est bon hein ?"

— "Ouais, t’as pas envie d’une fondue ce soir ?"...