Compte à rebours

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Patrick Prele

Compte à rebours

Cela fait des années que j’ai ces couloirs sous les yeux depuis la maison à Bessans.

À loisir au printemps je me régale des levers de soleil, du brouillard du Mont Cenis qui encapuchonne ce modeste mais massif sommet.

La semaine dernière en passant à son pied lors de ma balade au pas de la Beccia, encore une fois je me résignais. Les couloirs sont in-skiables ce début Mai, ravagés par des avalanches.

Mais c’est sans compter sur une météo favorable qui, ces deux dernières semaines, a replâtré la montagne !

Alors il faut saisir l’occasion, un compte à rebours se met en place.

23 Mai, il neige à Bessans, 30 à 50cm au-dessus de 2500m sur la chaîne frontalière.

24 Mai, retour du beau temps mais frais, ça transforme peu, la montagne est étincelante.

25 Mai, il fait chaud, ça pète de partout, de monstrueuses coulées partent dans les versants Sud du Châtelard au-dessus de la maison.

26 Mai, 5h45 je suis à la Ramasse, il fait déjà clair, mais doux.

J’active le pas, il faut que j’arrive à 9h au plus tard au sommet pour que les couloirs ne soient pas trop "mou".

6h30, pont Lapouge, je chausse et dépasse les ruines du Suiffet.

J’ai 500m à remonter au mieux dans les grandes pentes déjà au soleil.

Ça chauffe, rapidement les pentes "décaillent" et sont "limite" portantes.

8h30 sur la croupe arrondie j’atteins les "oreilles de Mickey", en versant Nord c’est encore gelé.

Je tire droit vers l’arête. Un gros rocher, et puis une longue crête ourlée, superbement cornichée domine les deux premiers couloirs Est.

Elle est impraticable, la neige est déjà molle. Alors je décide d’en rester là, dans ma petite brèche au soleil où je m’équipe.

9h, quelques photos, je bloque les chaussures, vérifie les fix’, ça tient, le casque, et zou !

Quelques agréables virages en pente douce m’amènent dans l’entonnoir du 3ème couloir.

Une gueule ouverte, béante sur la combe de Cléry 500m plus bas.

Premier virage. Prudence. Je sonde avec le bâton, assure mes appuis.

Le regard dans la pente fuyante, j’enchaîne, la contre-pente est excellente, en neige dure avec un super grip.

La confiance est là, le plaisir extrême.

La pente s’accentue, le couloir se rétrécit, je suis dans l’étroiture.

Les rochers sont apparents, méfiance, la neige est molle, difficile à skier.

Je dois faire attention, c’est instable, ça peut partir, moment d’angoisse. "Mais qu’est-ce que je fous là ?", je m’en veux.

Virages sautés je dégage sur l’autre rive. C’est encore plus mou, la contre-pente est encore plus raide... Mauvais plan...

Virage, ça part. C’est lourd, lent, ça malaxe, mes skis s’enfoncent dans la mélasse.

Je plante mes avant-bras dans la neige pour faire ancrage. Je sors de la coulée par une traversée rapide.

J’ai juste descendu quelques mètres... Mais la coulée balaye les 100m restant du couloir.

Dans son sillage maintenant je skie, j’enchaîne, le plaisir est à nouveau là, l’angoisse oubliée.

Un quart d’heure, il n’aura pas fallu plus de temps pour skier le couloir.

Mais un quart d’heure de bonheur, d’émotion, de questionnement... Ce fut intense.

Il ne reste plus alors qu’à retrouver les marmottes au creux de la combe, se laisser glisser au gré des mes envies, le cœur léger, avec la satisfaction d’avoir skié cette pente..