Retour à Ailefroide

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : CHARPENTIE

Missive reçu par un pigeon voyageur.

RETOUR SUR AILEFROIDE

Tout a commencé, ce beau jour de juin.
J’ai reçu une lettre de la fédération m’autorisant une sortie exceptionnelle pour une expédition de mon choix. Quand je dis de mon choix, il me fallait choisir parmi une liste de falaises rééquipées suivant les nouvelles normes en vigueurs. Je devais choisir dans la liste que le commissaire de la fédération avait mise en ligne.
Mon choix devait se porter sur Ailefroide. Les souvenirs des virés avec mon club me revenaient comme un boomerang. Le grain du granit sous mes doigts, la brise coulant autour de mon corps pour m’inciter à franchir ce passage difficile, la vue de ce point à seulement un mètre, le soleil sur mes bras pour donner l’énergie de résoudre ce dernier mouvement. Sans parler de ces soirées, comme des gaulois, autour du feu, avec les blagues hilarantes de notre président. Ah cette époque !
Il me restait à trouver un partenaire disponible et surtout autorisé comme moi. L’application derogationgouv me donnait la réponse. Eva avait les mêmes aires de circulation.
Un seul message sur son téléphone l’a décidé à m’accompagner. Il ne fallait pas laisser passer notre chance.
J’ai pris toutes les victuailles qui traînaient dans mon appartement et j’ai filé à son cabanon de Figuière. Elle m’attendait comme le messie.
Nous sommes arrivés au village d’Ailefroide entre chien et loup. Au sens propre et au figuré. Depuis peu, les loups avaient fait leur camp de base sur le pourtour du camping désaffecté. Seuls les coups de fusil du gardien les éloignaient provisoirement. Nous avons posé notre tente sur un rocher suffisamment haut pour se préserver d’une visite funeste. Eva était enchantée, elle allait pouvoir enchaîner des longueurs sur du terrain d’aventure. Je n’avais pas le passeport pour mener à bien cette sortie. Le mot aventure me donnait le droit moral de faire un écart aux règles de sécurité. J’avais respecté à la lettre les arrêtés du gouvernement régional, je pouvais m’autoriser une avance sur mes échelons de grimpeur. Le tout était de prendre toutes les distances que la commission scientifique avait conseillées.
Bien que, la beauté d’Eva damnerait le plus sage des enfants de chœur, j’ai dormi, cette nuit-là, sagement dans mon duvet.
J’ai choisi pour notre première voie, Palavar les flots. Le dernier topo guide édité à la mémoire de Jean Michel Cambon précise que cet itinéraire est « safe », en français dans le texte : tous les relais comportent deux chaînes distantes de deux mètres. Ce standard permet de se passer le matériel sans contact.
Point de file de grimpeur au pied de la voie. Je mesure notre privilège. Cette autorisation dérogatoire est exceptionnelle. Seul un chamois effronté nous barre le chemin. Ce beau cervidé s’est installé sur les premiers mètres pour se tenir à distance des dents de loups. Je dois faire un écart sur du 6b pour éviter ses sabots et ses déjections. Eva me rejoint. Je ne l’ai vu grimpé qu’en vidéo. Elle s’entraîne sur un home-trainer dans sa chambre. Un tapis roulant lui délivre les prises du programme choisi. Son parcours préféré est ULA. Le tapis se plie pour former une belle fissure tantôt étroite puis suffisamment large pour y entrer tout le corps. Je préfère voir Eva , comme aujourd’hui, en body, ses petits muscles saillants, plutôt qu’aux prises avec son tapis, en tenu de combat. Elle se joue des difficultés. Elle s’offre le luxe de passer à hauteur du chamois avec une seule main sur le rocher. L’autre étant occupée à se pincer le nez.
La suite du parcours est un festival. Le soleil de printemps nous chauffe comme des lézards sortis aux premières chaleurs de cet hiver humide. Eva prend la tête de la cordée comme une pro.
Je me réjouis par avance. Ce soir nous ferons des grillades. J’ai réussi à me procurer des saucisses de vraie viande de porc. Avec le mouvement « Vegan ton porc » cette denrée ne s’achète qu’au marché noir dans les établissements Halal. Le nom de ces produits est Saucisses aux herbes sans THC. Bien fumée, le goût de javel disparaît. Je retrouve la saveur des grillades de mon grand-père. Avant qu’il ait sifflé trois pastis bien laiteux, elles étaient cuites à point.
Pour redescendre de notre promontoire, une belle via ferrate est en place. Un panneau indique que la dernière désinfection date d’un mois. Nous ne prenons pas de risque. Notre retraite se fait en rappel en suivant scrupuleusement notre code de couleur. Eva ne touche que la corde rose et moi la bleue.
À midi nous sommes de retour à notre campement rocheux. Nous n’avons pas vu de gardien. Cette bonne nouvelle nous pousse à faire un brin de toilette sur le torrent de Saint-Pierre. En fait de brin, Eva se met nue comme un vers. Je profite de ce spectacle. Les vidéos ne me faisaient plus aucun effet. Le confinement m’a mis en déconfiture. Le bonhomme à triste mine. Là aujourd’hui, un nouveau sang coule en moi. Elle le remarque bien. Nous échangeons quelques sourires puis des rires. Ce doit être nerveux. Je jette un voile pudique sur cette scène d’Adam et Ève. Les courbes de son corps, le creux des reins, les douces collines de ses fesses, la vallée de ce cou, les monts de ses seins affermies d’eau froide, le sillon de gorge humide, tout est en harmonie avec la nature de cette vallée déserte.
Nous nous promettons un rapprochement. Plus de virtuel, plus de réglementaire. Elle, comme moi, sommes opposés à la safe-procréation. Pour l’heure nous nous offrons une séance d’amour à distance inspirée de pratique spirituel tantra. Eva est experte dans cet art. Elle me procure des orgasmes multiples. Le septième ciel ! Je me démène pour reprendre pied sur terre. Cette séance vaut une longueur 7a, longue, fine et dure.
Notre deuxième jour d’escalade se transforme en Marathon. Nous sommes conscients. Demain notre quotidien sera morne. Les écrans vont nous abrutir. Les nouvelles seront suffisamment alarmantes pour justifier des mesures despotes. Je ne regarderais pas l’unique chaîne d’information. Elle tourne en boucle pour justifier le prix du pain.
Ce soir nous sommes repus de rocher. Nous avons grimpé avec frénésie à en oublier la vacuité de nos existences loin de ce granit. La dernière longueur était une course éperdue avant la nuit. Nous avons chargé notre matériel, pèle mêle dans le coffre de la voiture. Notre autorisation prend fin à minuit. Mon carrosse doit nous ramener à nos chaumières avant le couvre-feu. Aucune fée ne viendra à notre secours.
Sur les premiers lacets, en sortant du hameau, un barrage de la brigade sanitaire barre la route. Un officiel en tenu NBC nous signale avec un porte-voix.
« La vallée est interdite jusqu’à nouvel ordre. Vous devez rester confinés pendant toute la période du nouveau C31. »
Sur le barrage les mitrailleuses pointées sur nous n’invitent pas au dialogue. Je fais demi-tour.
Dans le grand champ, à l’emplacement préféré du doyen de notre club, j’installe notre camp. Six feux de camp tiennent les loups à distance. Nous sommes seuls au monde. Même le gardien a laissé la nature reprendre ses droits. Eva sort de son sac les sandwiches du soir et une boîte de foie gras achetée avant le moratoire vegan ton oie. Je trouve sous le siège de la voiture une bouteille de pastis. Je ne viens jamais sans ce précieux flacon. Une rupture d’approvisionnement lors d’une sortie du club a failli ternir le moral des membres les plus aguerris.
Entre Eva et moi un grand feu constitue une barrière efficace. Je regarde sa tête à travers les flammes. Finalement, cette soirée improvisée par la force est plutôt réjouissante. Dans deux mois tout sera rentré dans l’ordre. Le temps que le professeur excommunié se fasse pardonner ses prophéties. Une nouvelle molécule relancera l’économie et tout ira bien.
Jour J
Un hélicoptère nous a largué des vivres pour un mois. Nous n’avons pas réussi à enfiler les combinaisons NBC. Les masques 6FP15 sont obstrués.
Nous n’avons plus qu’un réseau.
J+15
Nous avons réalisé les itinéraires classiques, demain nous explorerons les sentiers de traverse.
J+30
J’ai trouvé des paires de crampons dans le dépôt du magasin de sport. Nous nous lançons sur le glacier du Sellé.
Largage de l’hélicoptère pour un mois. La notice du KIT de survie est en chinois. J’ai transformé ce matériel pour puiser l’eau de la source. Elle est fraîche, il n’y manque que du pastis.
J+60
Plus de réseau.
La viande de chamois est abondante. Les loups font la chasse pour nous. Ils ne mangent que les viscères.
J+90
Les premiers frimas se font sentir.
Nous nous installons dans le chalet de mon ami Claude. Il n’y a plus d’électricité. Nous profitons de l’installation solaire.
Les soirées, autour du poêle, sont l’occasion d’expérimenter un tantra rapproché propice à développer une énergie positive à notre santé.
J+180
Des avalanches ont coupées tous les accès.
Plus d’approvisionnement héliporté. Les légumes plantés cet été nous sauvent.
J+271
Naissance de Adam un beau bébé. Eva va bien, je suis ravi.
Une chèvre a élu domicile dans le hameau. Son lait soulage Eva.
J+365
Plus de signal GPS. Plus aucun d’avion au-dessus de nos têtes.
Un lac s’est formé en aval d’Ailefroide. Les rives sont impraticables.
Je fixe ce message sur un pigeon. Il existe peut-être un terrien pour le lire.
Ne venez pas nous sortir de notre paradis. Cette missive, juste pour vous dire qu’il existe sur la terre au moins trois âmes libres.

VINCENT CHARPENTIE ALIAS ESCALIBRE

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Commentaires

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mikael.desharnais 5 years ago

Bonjour et Bravo !
Belle histoire.
Je ne sais pas si tu l’as lu mais ton histoire m’a fait pensé aux enfants de Noé (la tienne est plus adulte).

Je note quand même que tu as choisi de confiner ton héros avec une jolie demoiselle au prénom évocateur et pas avec Maurice 45 ans et des mains comme des poêles à frire : il grimpe du 7b mais pour les exercices spirituels tantra, ça pourrait être différent.
Les montagnards, c’est comme les informaticiens, ils aiment ignorer la réalité de leur population.

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Leam 5 years ago

J’adore ! :stuck_out_tongue:

Vivement la prochaine ^^

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ESCALIB 5 years ago

la prochaine est « La Dame de Haute Savoie »
J’ai lu le déconfinement suivant la FFME, avec "retour sur Ailefroide on est en plein dedans…
Bonne lecture;