Ruwenzori 2004 - partie 2/2
03/01/04, Deuxième nuit à Elena Hut (4540m)
Pointe Margarita (5109m) – Expédition franco-suisse (7 personnes) : 1 – 0
On y a quand même brièvement cru, la nuit était vaguement dégagée et le ciel vaguement bleu au petit matin. Le temps de crapahuter sur les dalles jusqu’au pied du glacier et tout est couvert. Evidemment, à 8000 km de chez soi, on insiste. Il faut 45mn pour établir les cordées : on n’a que 2 cordes pour nous 6 (Jérôme a sagement préféré décliner), plus Chris, plus 2 des guides locaux qui tiennent à nous accompagner. : Joël, qui a un baudrier mais n’a qu’un crampon qui fonctionne... et Daniel, qui a des crampons mais pas de baudrier ! La raison prend le pied sur la pitié : décordés de force, ils sont libres de nous suivre seuls s’ils le veulent. Joël part avec nous, l’air tranquille, c’est vrai qu’il a déjà du faire le sommet 50 fois, « no problem »...
Au moins aurons-nous marché 1 heure sur ce légendaire glacier des sources du Nil, pas si petit que ça d’ailleurs, pour un glacier africain. 1 heure plus tard nous sommes en plein blizzard, le neige souffle à l’horizontale dans la figure, la visibilité est quasi nulle, du blanc de tous les cotés, l’ambiance n’a plus rien d’africaine. Nous sommes peut-être à 1 h du col et à 1h30 du sommet, mais dans ces conditions l’ascension devient aléatoire et surtout sans aucun intérêt. Les 5109m de Margarita dans la tourmente ressemblent sans doute à n’importe quel sommet alpin anonyme dans les mêmes conditions. Et puis nous avons un jour de réserve...
tour stratégique, arrivée au bout du glacier, décordement... et le même feuilleton que la veille, les dalles rocheuses sèches du matin sont couvertes de neige mouillée ultra-glissante…au moins n’est on pas en bottes. Les crampons restent au pied, ça racle et ça fait des étincelles, les petits pas d’escalade sont bien plus pimentés qu’à l’aller, Joël se rachète en coinçant son piolet dans les fissures pour nous rajouter des prises artificielles, Bertrand filme consciencieusement tout ça…mais finalement on arrive sans encombre à Elena Hut pour un déjeuner qui n’aura jamais lieu. Eh oui, comme nous l’explique Chris, « j’avais étiqueté une caisse de nourriture pour Elena mais les porteurs se sont gourrés et l’ont directement expédiée à Kitandara », le refuge suivant… « Enfin ne vous inquiétez pas, j’ai encore de quoi faire un dîner ! ».
Les Anglais sont revenus de Margarita, ils ont forcé le sommet dans le mauvais temps comme au Speke l’avant-veille, mais ne sont pas encore lassés et choisissent de passer une 2ème nuit pour se mettre aussi Alexandra, le 2ème sommet du massif, dans la poche. On s’apprête donc à passer notre 2ème nuit à 11 dans 16 mètres carrés dans l’espoir du sommet le lendemain. A 11 ? Non, le pire est toujours possible, je l’ai déjà dit…En milieu d’après-midi, alors que la neige n’a pas cessé, ce sont 5 Autrichiens supplémentaires qui débarquent, trempés et hagards, comme nous la veille. L’un d’eux a la tête bandée. Il a testé le dévissage sur les dalles, vite enrayé heureusement, avec juste de petits dégâts. On passerait donc à 16 sur 16 mètres carrés, nouveau record...
La coupe est pleine. Philippe veut bien serrer les dents dans le blizzard mais la promiscuité a ses limites. 3 heures plus bas, c’est le refuge de Kitandara, en principe désert, un cadre paraît-il superbe, de l’herbe à la place du rocher…la tentation est trop forte. Accompagné de Jérôme et Thibaud, la petite caravane des dissidents hédonistes abandonne les plus enragés à leur triste sort ; RV demain après-midi, les 4 puristes sont chargés de mater Margarita pour le compte de tout le groupe. Le ciel se dégage complètement pour la 1ère fois depuis 3 jours, une extraordinaire lumière baigne maintenant toute la montagne et la lointaine savane. La confiance revient au galop. Le réveil est mis à 5h30. « Dans la poche ce sommet » sont-ils nombreux à penser. Même entassés à 12 dans des duvets humides, la nuit est quasiment euphorique…
04/01/04, Kitandara Hut (4027m)
Plus dure est la frustration au réveil. De façon totalement inexplicable, le ciel s’est recouvert avant l’aube. Ceux qui pensaient résumer le climat des montagnes équatoriales par « beau la nuit et à l’aube, couvert à midi, pluvieux jusqu’au soir » ne sont jamais venus ici. Ca marche sur le Kili et au Kenya, mais le Ruwenzori fait sa propre météo et se fout bien des alpinistes. Sans trop y croire, nous remontons jusqu’au pied du glacier, on commence à bien connaître le coin... ce coup-ci Joël a même des crampons et Daniel a même un baudrier. Mais ce n’est même pas la peine de s’encorder : il recommence à neiger, et les Anglais, partis avant nous, reviennent eux aussi du plateau glaciaire déjà pris dans la tourmente. Tiens, ils ramollissent, nos amis ! En attendant c’est la course sur les dalles pour arriver au refuge avant qu’elles ne se recouvrent de neige suivant un scénario bien rodé. Les Autrichiens n’ont pas renoncé, nous ne les reverrons jamais.
La déception est immense. On noie d’abord notre cafard dans un copieux brunch préparé gentiment par Chris. Puis les préoccupations immédiates nous rappellent à la réalité : les porteurs sont revenus et les sacs sont vite bouclés mais la neige tombe dru et les dalles sous le refuge nous rejouent la même pièce que l’avant-veille. En chaussures de montagne, ça va mieux qu’en bottes mais l’ensemble reste assez scabreux et Jim, le guide écossais, encorde même ses 3 clients. Même avec sa carrure de déménageur, je doute fort qu’il les retienne tous ensemble si une glissade de l’un met les autres sur les fesses, mais c’est son problème…Sous le col Scott Eliott, le rocher se retransforme en herbe, puis c’est la neige qui se retransforme en pluie, les séneçons reviennent, les bourbiers aussi, la haute montagne a disparu comme si elle n’avait jamais existé…Le Lac Kitandara apparaît au loin, noir comme l’ébène, la cabane homonyme est nichée au bord dans un cadre somptueux, sans doute un des plus beaux du circuit. Les porteurs jouent aux cartes dans l’herbe sous le soleil revenu. Nous cassons la croûte dehors en papotant avec nos amis redescendus la veille. Non, nous n’avons pas réussi à sauver l’honneur du groupe, Margarita 2 / Expé franco-suisse 0, score final, il n’y aura ni prolongations ni penaltys ; évidemment à cette heure-ci il fait sûrement beau là haut, Margarita scintille dans le ciel bleu et se fout bien de nous, mais qui a envie d’y retourner ?
Le soleil décline, la lumière est de plus ne plus belle, et l’orgie de photos et de film dans un environnement d’une beauté végétale et minérale exceptionnelle, commence déjà à adoucir la frustration. Kitandara, c’était aussi la place forte des guérilleros du Ruwenzori il y a seulement 5 ans, l’armée ougandaise les a paraît-il délogés à coup de bombes aériennes dont les résidus ont sans doute rapidement été digérés par les bourbiers…en tous cas on imagine mal des gens se battre ici. Même pour dormir, on ne se bat plus : 15 vraies places pour nous 11, ce soir, le luxe ! Et nos duvets qui ont commencé à sécher avec le soleil, c’est le bonheur ! Pour un peu on deviendrait presque copains avec les Anglais. Qui ne doutent de rien et entendent bien venger dès le lendemain l’affront que leur a fait Alexandra : en gravissant le Mont Baker, 4880m, 4ème sommet du massif...
05/01/04, Guy Yeoman Hut (3500m)
Toujours pas de lait, plus de café et plus de chocolat ce matin. En fait il reste du thé, du thé et du thé. Bizarre, l’avant veille à Elena, en pleine crise de pénurie, Chris nous avait parlé d’une caisse de vivres dirigée par erreur directement sur Kitandara…Mystère. Comme un malheur n’arrive jamais seul, une autre caisse de vivres – supposée, elle, arriver depuis le bas jusqu’ici en venant à notre rencontre sur le dos d’un porteur – est également portée disparue. A 2 jours du retour dans la luxure des Lodges, rien de trop grave. Il reste toujours du riz et des patates, et les étapes sont en descente (bien qu’une descente dans un marais ruwenzorien soit parfois plus éprouvante qu’une montée abrupte sur un sentier alpin, mais cela est une autre histoire…).
La descente du jour commence d’ailleurs par une montée prodigieusement raide, souvent à 4 pattes dans la boue et les racines, jusqu’au col Freshfield à 4270m. Le ciel est un peu couvert, nos Anglais de plus en plus ramollis, cette fois-ci ils ont renoncé au Baker sans même essayer…enfin c’est ce qu’on croit, la réalité est bien plus terrible que ça, mais chaque chose en son temps…Le temps : et bien sitôt arrivés au col il se dégage totalement. Les Anglais ont molli à tort. Nous avions sans doute molli à raison lors des 2 tentatives des jours passés, mais c’est quand même un regain de frustration de contempler Margarita étincelante au loin dans le ciel bleu. Cela dit, avec une merveilleuse plaine de mousse orange presque fluorescente et piquetée de séneçons au 1er plan, ce sont peut-être les plus belles images du voyage que chacun mitraille compulsivement depuis sa petite caméra. On se console comme on peut.
La suite est plus classique, une raide descente sur des dalles rocheuses (encore !) sèches (pour une fois !) mais quand même glissantes (ah bon ?) me voit jurer une paire de fois après les semelles de caoutchouc de mes bottes ; 3 fois sur les fesses en 1/2h, même sans conséquence, ça ne peut être que de leur faute. Saleté de bottes belges. Les autres qui ont tous des « Aigle » restent bien debout, eux, hein ! Le refuge ne semble plus très loin mais la dernière vaste plaine qui nous en sépare, d’allure inoffensive vu du haut, s’avère être un des marais les plus « ruwenzoriens » du circuit (ou alors c’est la pluie des derniers jours) et la progression y est particulièrement laborieuse. Malgré toute la pratique acquise dans ce style de terrain depuis une semaine. Enfin tout est relatif, les porteurs nous doublent quand même régulièrement en courant…
Arrivée au refuge vers 15hs. Le bonheur ! La corrélation altitude / confort des cabanes (plus c’est haut, plus c’est pourri et vice-versa) est maintenant orientée dans le bon sens : celui de la descente. Chaque abri est plus confortable que le précédent, sans parler de l’herbe plus moelleuse et de l’air plus oxygéné. A propos d’oxygène, revenons en à nos Anglais. Ils sont arrivés avant nous comme toujours, car ils étaient partis à l’aube pour tenter le Baker. Nous avons bien sympathisé depuis quelques jours avec leur guide anglo-chamoniard Jim, qui nous expliquait la veille encore, avec une sincérité désarmante, son dilemme permanent entre sa petite famille à Servoz et l’appel inextinguible des montagnes lointaines…C’est lui qui nous raconte leur vilaine mésaventure : l’un des trois clients a déclenché un rapide œdème cérébral en quittant Kitandara le matin. A peine croyable, un œdème à 4000m après 2 nuits à 4500 et 2 sommets à 5000m. Au pire endroit possible : on ne peut quitter Kitandara qu’en franchissant des cols escarpés à 4300m (sauf à forcer un passage à la machette vers le Congo, mais c’est une autre histoire). Diamox à haute dose, injection de cortisone, aide massive des collègues et des porteurs... il a quand même pu se traîner jusqu’au col et la descente jusqu’au refuge suivant a fini par le requinquer.
Tout est bien qui finit bien…et bien hélas non. Le dîner est avalé, les estomacs repus, les notres aussi... il est vrai que Chris nous a quitté comme prévu pour rejoindre son groupe suivant, nous confiant aux bon services d’Eddy, le cuisinier…des Anglais, aussi serviable que productif ! Donc tout le monde est heureux, la soirée est douce, le soleil de l’après-midi a continué à sécher nos duvets, les porteurs jouent aux cartes dans la lumière du crépuscule…quand Jim fait irruption sur la terrasse du refuge. « We have got bad news...»; Raphaël – le malade œdémateux du matin – remet ça, tête gonflée, maux de crâne insupportables, vertiges... Il lui faut fuir, continuer à descendre, foutre le camp sans attendre. Plus facile à dire qu’à faire, de nuit, à travers une série de bourbiers entrecoupées de passages parait-il exposés sur des rochers gluants dominant des cascades. Le début de la dernière étape est décrite par le topo comme une des plus délicates du circuit (« infranchissable si le torrent est en crue » « dangereux si c’est mouillé » « une glissade pourrait vous emmener très loin », etc...).
Chimie lourde médicamenteuse, armée de porteurs devant et derrière pour éclairer le chemin et aider le patient, Jim organise tout ça avec une impressionnante efficacité. On leur souhaite bonne chance avec quand même beaucoup d’inquiétude. J’espère qu’on ne croisera pas un macchabée le lendemain sur le sentier…Qu’on est bien en bonne santé dans un bon refuge !
06/01/04, Margarita Lodge, Kasese
- Les chevaux sentent l’écurie…nos guides et porteurs aussi. L’écurie ce sont pour eux leurs villages, leurs familles et des conditions de vie précaires. Pour nous une vie de luxure de lodge en lodge avec confort croissant. Deux poids deux mesures...
- Eddy, le cuisinier des Anglais a déserté lui aussi, pour la bonne cause certes, le sauvetage d’un malade, mais le fait est que pour ce qui est de la pitance de ce dernier jour, nous nous retrouvons directement face aux guides et porteurs.
Quel est le lien entre les 2, me direz-vous ? Il est simple : guides et porteurs sont désormais les seuls à connaître nos stocks de vivres. Ils savent aussi que le soir même nous pourrons nous empiffrer à l’hôtel. Et ils savent enfin que les restes desdits vivres ramenés à Ibanda atterriront directement dans leur village et sur la table familiale. Faut-il donc s’étonner de voir Joël poser le matin à l’entrée de la cabane 2 misérables tas de chapatis et quelques vieilles saucisses avant d’affirmer avec aplomb : « c’est tout ce qui reste. Le tas de gauche c’est le petit déjeuner, le tas de droite c’est le repas de midi à emporter ». Hum…Il y a des moments ou la morale s’efface devant l’estomac. Corinne, en baroudeuse expérimentée, sonne la révolte. «Ca ne suffit pas ! Amenez le reste. On ne marchera jamais 8 heures comme ça ». Quelques minutes plus tard un bon stock de fruits de la passion a fait une miraculeuse apparition depuis le fond des sacs vides. La gueulante suivante a encore même plus d’effet : c’est carrément un déjeuner chaud qui nous est promis à mi-chemin à Nyabitaba... avec riz, haricots et même ketchup ! Nous en resterons là et les stocks d’ « immangés » finiront charitablement dans les villages alentours.
Mais il faut encore les marcher, ces 8 heures, même en descente. Le démarrage est classique à travers un marais, mais les coins scabreux promis par les topos sont vite là. Le cheminement se fait pendant près d’une heure sur le bord d’un torrent escarpé interrompu de fréquentes cascades, avec plusieurs traversées sur des dalles rocheuses bien gluantes positionnées stratégiquement au dessus des cascades. Effectivement les conséquences d’une glissade seraient des plus fâcheuses, on ne nous avait pas menti. Chacun frémit d’abord (un peu, n’exagérons rien…) pour sa petite personne avant de frémir ensuite pour de bon en imaginant ici l’Anglais moribond, en pleine nuit, soutenu tant bien que mal par Jim et les porteurs. Pas de cadavre oedémisé, pas même une trace de sang sur les rochers, on en déduit donc qu’ils sont arrivés à bon port. La partie exposée s’achève au voisinage d’une immense grotte qui a servi paraît-il de camp de base à Luigi Amadeo di Savoia, Duc des Abruzzes, le légendaire explorateur italien qui a ratissé tous les sommets du Ruwenzori…en 1906 !
La suite de la journée est une série d’adieux successifs. Le dernier bourbier d’abord. On peut ranger définitivement les bottes de caoutchouc. Sniff, on s’y était presque habitués…Les derniers séneçons, la dernière forêt de bambous... Puis le dernier repas sur la montagne : le fameux riz-haricots-ketchup négocié au forceps le matin. On a faim et on mange, mais on ne sera pas fâchés de manger autre chose les jours suivants. On est loin des treks au Népal. Par contre ceux qui souhaitaient maigrir durant ces 8 jours n’ont pas trop au à se forcer pour résister aux tentations. Arrivés en cours d’après-midi à Ibanda, les derniers mètres à pied. Chez nous on dirait « tiens, c’est la fête au village... » : il y a de la musique, tout le monde est dehors à chanter (quelques uns), à papoter (nombreux), ou à rester assis sans rien faire (la plupart). Mais comme c’est partout pareil à peu près à n’importe quel moment (bon, j’exagère à peine...), on finit par se dire que non, ce n’est pas la fête, c’est la vie quotidienne en Afrique Noire. Ou alors qu’il font tout le temps la fête, c’est comme on veut.
Le dernier adieu (dans les locaux du Parc National) est plus musclé : bien sûr qu’on a aucune chance de récupérer les dollars supplémentaires qu’ils nous ont soutirés pour des porteurs en partie fantômes (fictifs, au sens Corse). Mais on passe quand même nos nerfs sur eux pour le principe ; et par solidarité avec les groupes de blancs suivants qui se feront peut-être (un peu) moins entuber. Philippe, en ex-businessman averti, manage avec efficacité la toujours délicate séance des pourboires (combien pour les guides, le cuisinier, l’aide de cuisine, les porteurs, à qui remettre le tout en expliquant qui touche quoi…sans froisser personne mais en s’assurant quand même que chacun recevra bien ce que nous avons budgété pour lui…). Paul, l’adjoint ougandais de Chris, est bien au RV avec 2 matatu (les taxi-brousse version minibus), un pour nous un pour les bagages ; comme la confiance règne nous exigeons de faire rouler le minibus des bagages DEVANT nous et pas derrière…
Réinstallation au Margarita Lodge : les femmes de chambre, gentilles mais habituellement timides, ne peuvent cette fois-ci contenir leur curiosité : « So you climbed the mountain ? » « Hum, yes, more or less...» « ooohhh... it was surely very cold up there ! ». Plus que dans les chambres, c’est sûr. En fait, celle avec la clim en panne du début du séjour était la seule équipée ainsi. Inutile d’insister, les autres ont juste de gros ventilateurs. Mais on est suffisamment crevés pour dormir quand même, la panse bien plombée d’un vrai dîner. Celui qui a dû passer une sale nuit, par contre, c’est Paul. Le pauvre bougre sait à peine compter et nous l’avons lesté de près de 1000 $ à nous tous, qui plus est pour plein de choses différentes : les porteurs de trop (c’est Chris qui avait été forcé d’avancer la somme au départ, sous peine d’emprisonnement ou presque), les extras du Safari-Lodge à venir, une nuit de plus à Kampala que Philippe et François devaient encore à Chris, etc…La séance dure bien ½ h, de grosses gouttes commencent à perler sur son front à chaque fois qu’il recompte, il a beau essayer de faire des petits tas de billets avec des petits papiers gribouillés, il roule des yeux effarés et, sans doute au bord de l’infarctus, finit par murmurer en nous disant bonsoir un inquiétant « Now we will see how far we will go...».
07/01/04, Mweya Lodge, Queen Elizabeth National Park
L’austérité budgétaire est au RV ce matin : ce n’est plus le grand bus de 20 places qui nous avait accueilli à Entebbe il y a 10 jours, ce ne sont même plus les 2 matatus de la veille, mais un seul pour entasser hommes et bagages. Nous quittons tranquillement le Margarita Lodge en milieu de matinée pour mettre le cap sur le safari-lodge de Mweya, décrit par la littérature bien-pensante style LP comme un des « nec plus ultra » de la région, accueil de classe dans un site somptueux et bien sûr tout le confort exigible par une clientèle exigeante comme nous. Dans l’état de saleté où nous étions encore la veille, sûr qu’on nous refuserait. Mais l’eau a coulé suffisamment noire et suffisamment longtemps dans les douches du Margarita pour nous rendre presque présentables.
Première escale à la poste de Kasese pour acheter des timbres. Chic, pas de queue, on va être vite servis ! J’entame les hostilités : « 35 timbres pour l’Europe » « … 35 ? You mean THIRTY FIVE !!! ». Ben ouais, et ce n’est que pour nous deux, derrière y’en a encore 5 autres ! Le guichetier blanchit (enfin presque…) et part chercher son collègue de la comptabilité. Car pour un tel montant, il faut ouvrir la caisse…et puis c’est compliqué, il n’y a pas de timbre à 900 Schillings, il en faut à 500 et à 400…et en mettre un de chaque…Enfin 10 minutes plus tard je ressors soulagé avec mon trésor philatélique (c’est vrai qu’ils sont très beaux) et ½ heure plus tard le reste du groupe est également servi.
C’est reparti. Le goudron s’arrête avant même l’entré officielle du Parc National. Signalé par un gros panneau en forme d’hippopotame, le symbole du Parc. Il se met à pleuvoir de plus en plus fort alors que Paul passe 20 minutes dans la guérite en discutant énergiquement avec le planton. Tout se passe en dialecte Lukonjo, mais il est manifestement question d’argent. Plus exactement d’argent imprévu réclamé pour l’entrée. Chacun s’attend à voir ressortir Paul, dépité. Qui viendrait ensuite nous expliquer que « ces voleurs » réclament « plus que prévu » et que « le budget que lui a laissé Chris ne suffit plus » et qu’il faut « partager le surcoût ». Quelle bande de mauvaises langues ! En fait tout se finit bien et 30 minutes de tape-cul plus loin nous entrons dans le « Mweya Safari Lodge ».
Lâchons les superlatifs dès le départ et une fois pour toutes : l’endroit est exceptionnel à tous points de vue. Le site est posé sur une péninsule entourée d’eau et surplombe l’immense Lac Edwards. Les bords du lac et les alentours grouillent de gros animaux sauvages, de même que l’intérieur du lodge (moins gros et moins sauvages, heureusement : oiseaux multicolores, phaccochères, mangoustes et lézards…). Bungalows, restaurant, bars, terrasses, salles communes, bord de piscine : tout est en magnifique bois de bambou verni décoré de tissus africains, tout est spacieux, confortable et fonctionnel, le personnel est pléthorique, serviable et parfois même efficace... il faut aller chercher les corbeilles à papier en plastique pour trouver une faute de goût. Le jardin, une oasis d’arbres aux fleurs odorantes, voit son herbe tondue à l’anglaise par une armée de phaccochères en liberté. Fermons la parenthèse.
Ah oui rouvrons la brièvement pour le restaurant : ça tombe bien, nous somme juste arrivés à 13h00 après un jeûne prolongé de plus de 3h30 depuis la sortie du petit-déjeuner à Margarita. Nous sommes en pension complète et le buffet est à la hauteur du Lodge. Les globe-trotters caviar diront que ça ne vaut pas le Carnivore de Nairobi ou le Porcão de Rio... mais il y a de quoi se défouler. Et faire une longue sieste digestive derrière. Le reste du groupe charte un 4*4 dans l’après-midi pour une première sortie-bestioles, Agnès et moi nous contentons de lecture-courrier-piscine. Pas chaude, quand même, la piscine, 25° au max. Les lacs alentours seraient sûrement plus chauds mais infestés de parasites (sans parler des hippos). Enfin ça permet au moins de se rouvrir l’appétit. Pour le buffet du soir, plantureux. Une fois de plus c’est la même triste constatation : une semaine d’effort annihilée en 2 jours de confort...
08/01/04, Mweya Lodge, Queen Elizabeth National Park
En apparence la journée est vite résumée : 3 heures à zyeuter les animaux depuis le 4*4 le matin, 3 heures à zyeuter les animaux (pas les mêmes !) depuis le bateau l’après-midi. Activité physique : 10 minutes pour remonter du débarcadère au lodge, suivi de 10 minutes à barboter dans la piscine. L’essentiel de l’énergie dépensée l’est en fait à manier en alternance le déclencheur de l’appareil photo et celui du caméscope. Les espaces vacants sont occupés par les buffets. Sauf le soir où il faut commander (le lodge s’est curieusement vidé, du coup plus de buffet !). Sûr qu’on n’arriverait pas à passer toutes nos vacances comme ça ; sûr qu’on apprécie ce style de vie au décuple de retour de la rude épopée du Ruwenzori. Mais force est de constater que toute la journée nous fait passer d’un émerveillement naturel à l’autre et qu’il faudrait être bien étroit d’esprit pour gravir Margarita sans contempler l’extraordinaire sanctuaire naturel de ce Parc National.
Reprenons dans l’ordre : lever à 5h30 (quand même), plus facile qu’à Elena Hut. Café – muffins – départ : c’est bien sûr à l’aube que certains animaux bougent le plus. Vu le soleil vertical écrasant de midi, on les comprend. Ceux qui ont tout compris, ce sont les hippos : ils se goinfrent d’herbe à la fraîche toute la nuit et filent dormir dans l’eau tiède pendant que la chaleur cogne. Par contre un peu trop tôt pour filmer ceux qu’on voit passer dans la pénombre de l’aube. Du mieux avec les antilopes, gazelles & co : bel éclairage du matin, et puis elles ne fuient pas. Mais au bout de la 500ème, on se lasse un peu. Pareil pour les buffles. Le chauffeur quitte alors la piste (ce qui est pourtant formellement interdit sur tous les panneaux !), une courte approche discrète et hop : 2 familles de lions à 30 mètres. Enfin les lionnes et leurs petits, plus précisément : les mâles eux passent leur journée à dormir planqués entre les buissons, se font amener à manger et ne sortent que pour ***er de temps à autre. Qui a dit « la belle vie » ?
Le meilleur est pour la fin : un groupe d’éléphants, tous les ages. Pacifiques au premier abord. Qui finissent quand même par se répartir plus ou moins autour de la voiture. Jusqu’au moment où le Schtroumpf grognon du groupe se met en tête de traverser la piste précisément là où nous nous trouvons. Non, pas 5 mètres devant ou derrière, là exactement. Et manifestement ça l’énerve de voir le passage encombré, les signaux sont sans équivoque…Notre chauffeur, expérimenté, entame une stratégique et lente marche arrière… « ah oui, si ils s’énervent ils renversent facilement le 4*4 ». Le grognon traverse et nous fiche la paix. L’attention se reporte alors sur un curieux éléphant à 5 pattes…5 ? Non, sans compter la trompe. La 5ème c’est tout simplement son impressionnante virilité en rut, qui traîne largement par terre... « Look at that happy man » nous lance notre chauffeur dans un grand éclat de rire. Difficile de savoir laquelle du groupe va y passer, mais elle s’en souviendra ! Et chacun de nous se souviendra de ce qu’est un « happy man » pour un Africain…
L’après-midi en bateau est un peu moins aventureuse, mais pas moins belle : nous longeons lentement les rives du Lake Edwards. Pour ce qui est des hippos, le symbole du Parc, pas de publicité mensongère : même si on n’en voit souvent qu’une grosse bosse noire flottant paresseusement dans l’eau, ils se comptent bien par centaines. Mais l’essentiel est ailleurs : la guide de l’excursion, un véritable puits de science ornithologique, nous affirme en préambule que le Parc compte plus de 600 espèces d’oiseaux (!), soit plus encore que le légendaire Pantanal brésilien. Avant de passer les 3 heures de la visite à nous les désigner quasiment tous (j’exagère à peine) par leur nom, l’un après l’autre, dans les arbres au bord de l’eau, sur le dos des buffles ou sur celui des hippopotames. Elle semble avoir muté : de jumelles ont du lui remplacer les yeux... Même avec les notres (de jumelles, pas d’yeux !), on a de la peine à suivre et on en rate sans doute les ¾ (les 9/10 pour moi). Mais ces myriades d’oiseaux tous différents sont une véritable féérie animale. Et pour qu’un montagnard dise ça…
09/01/04, Aéroport d’Entebbe
Les adieux auraient dû être déchirants. En fait pas tant que ça. Quels adieux ? Ah oui, ce sont Jérôme et Thibaud, en globe-trotters avisés, qui avaient bien compris au départ que nos 2 petites semaines ne leur suffiraient pas…et qui continuent leurs périple par un autre Parc national mythique, celui de Bwindi avec ses fameux gorilles de montagne. Les autres, on regrette d’avoir mégoté sur nos vacances et nos deniers (275 $ par personne le permis, quand même, sans aucune certitude de voir vraiment les grosses bestioles qui sont en fait assez peureuses…). On les débarque dans le chaos folklorique de la gare routière de Mbarara ; ils parviennent même à monter dans le bon bus, le premier d’une longue série pour s’enfoncer dans l’Ouganda profond. Alors pourquoi pas déchirants, les adieux ? Simplement parce qu’avant on était entassés à 10 avec les bagages dans un matatu taillé pour des Pygmées, les genoux collés au menton et les fesses ankylosées ; et qu’après leur départ, à 8 pour 10 places, c’est d’un seul coup le bonheur ! Comme quoi il ne suffit parfois pas de grand-chose…
On se console avec une pause déjeuner enfin à la mode locale : un bord de route poussiéreux dans un village anonyme, les mêmes cahutes cradingues que partout ailleurs, des petits stands ambulants qui vendent du mais grillé et des brochettes de chèvre dont il vaut mieux ignorer la provenance…mais on doit maintenant être bien immunisés contre la parasitologie locale car personne ne passera le vol de retour sur la lunettes des WC. Arrivés à Entebbe, il reste 2 heures à tuer avant d’affronter les contrôles à répétition de l’aéroport. Chris nous avait fait miroiter un « beach hôtel » de luxe ou on aurait pu tuer le temps en sirotant des cocktails devant le décor somptueux du Lac Victoria. Et même piquer une tête dans la piscine (l’eau du lac est jolie de loin mais infestée de bilharziose…et le Lac est grand comme la suisse…ça en fait des petites bêtes !). Evidemment c’est raté, ni beach ni hôtel : ce benêt de Paul n’est au courant de rien et nous fait poireauter sur une vague terrasse de bar bétonnée au bord de la route. Le jus d’orange est garanti pressé (et la serveuse le jure !) mais il est sans doute juste pressé de la brique !
Le retour est ensuite sans histoire, j’ai beau chercher, vraiment rien à raconter…juste que l’aéroport de Nairobi où nous transitons est transformé en mosquée par des pèlerins de retour de la Mecque, assis par terre en train de manger ou de psalmodier... et qu’on ne dort pas si mal en classe éco avec du Temesta…c’est vrai qu’avec 30 heures chrono de voyage non-stop (départ du Lodge – arrivée à Berne) il y a de quoi avoir envie de roupiller.
La conclusion : c’est toujours la même, il faudra revenir…déjà pour un tir groupé Mount Elgon (un vieux volcan de seulement 4300m mais perdu de chez perdu entre Kenya et Ouganda) – Mont Kenya (ah, son granite chamoniard...) - Kili (un peu surfréquenté mais Chris propose de fuir la foule en dormant dans le cratère du Kibo à 5700m…). Ca fait déjà une expé de 3 semaines. Ensuite, on pourra envisager un retour sur le Ruwenzori pour régler son compte à Margarita…par le versant congolais ! Avant que les glaciers n’aient tous fondu. Quoique s’il fait toujours le temps qu’on a eu là haut – au cœur de la saison sèche – ils n’ont pas trop de soucis à se faire !
**Texte et photos : Bertrand Semelet **