Une nouvelle enquête d'Herlock Sholmes.
Quelle est l’épaisseur du trait qui sépare un 9a+ d’un 9B ?
Récit d’une enquête d’Herlock Sholmes assisté du docteur Watkins et relaté par ce dernier.
(Avec l’aide de Ludwig Wittgenstein, Patrick Cordier, Emile Durkheim, John Maynard Keynes, Sigmund Freud et quelques autres)
Au paradis, l’éternité déroulait lentement le long fil que Woody Allen a si bien théorisé : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin. »
Sur certains nuages des êtres s’agitaient.
Watkins confortablement assis dans un fauteuil club soliloquait à haute voix une plume à la main. Une aventure peu connue du grand maitre de la logique, alors qu’il était déjà au ciel, lui était revenue en mémoire, il trempa sa plume dans l’encrier et se mit à rédiger.
« J’étais sans nouvelles de Sholmes depuis un moment. En véritable esprit cartésien il s’était pris le bec avec Saint-Pierre au sujet d’une sombre histoire de logique et de religion, l’un excluant l’autre, et s’était trouvé relégué dans le coin des fortes têtes sur un nuage éloigné.
Un bruit de pas résonna dans l’escalier qui menait à mon nuage, avant qu’il n’ouvre la porte je pressais Sholmes d’entrer.
- Sholmes, quelle bonne surprise, qu’est-ce qui vous amène ?
- Watkins quoi de neuf sur terre ? Depuis que vous possédez cet ordinateur portable on ne vous voit plus au cercle.
- Je surveille un peu l’actualité, je m’informe, je suis le cours des choses, ce paradis est d’un ennui !
Pendant qu’ils devisaient un carillon se fit entendre dans le ventre de l’ordinateur.
- Un message ! Voyons.
Watkins manœuvra sa souris et lut son écran.
- C’est Sylvère Apothéose, mon contact sur terre, un philosophe « Germano-pratin », ascète oisif et sportif. Il nous envoie une énigme à résoudre. Ce Sylvère Apothéose est une sommité dans son genre, c’est un spécialiste mondialement connu de l’escalade. Il en connaît un rayon, comme vous sur le violon et la cocaïne.
- La cocaïne a eu raison de moi c’est bien fini tout ça. Donc c’est un spécialiste de l’escalade, cocasse ce sport est né dans nos îles il me semble.
- Il sait que nous partageons l’éternité ensemble, peut-être son message a-t-il un rapport avec nos modestes occupations, il connaît votre goût pour les affaires embrouillées et m’a dit apprécier votre esprit perspicace, lisons. Ah, c’est une sorte de charade, je vous la livre : « Quelle est l’épaisseur du trait qui sépare un 9a+ d’un 9B », curieux énoncé pour une devinette, je n’y comprends goutte. Ce Sylvère Apothéose est un sphinx, il parle par énigme. Il y a quelques liens à suivre. Le premier nous reroute sur un forum « 9a.nul ». Hum voyons. Il y est question d’exploits, de difficultés en escalade, de cotations, de limites humaines mais aussi de mensonges et d’exagération. Le second lien nous mène à un site collaboratif. Vous savez ce que c’est Sholmes j’imagine ?
- Watkins vous me prenez pour un demeuré, j’ai suivi l’actualité moi aussi. Wikileaks n’a plus de secret pour moi. Par contre, le sport c’est assez ennuyeux vous ne trouvez pas Watkins ?
- Mon cher Sholmes, ici où nous sommes nous manquons d’amusement, cette modeste énigme nous fera passer un bon moment. Un peu de distraction sera la bienvenue, il faudra exposer ce problème à nos amis. Qui vient au cercle ce jeudi ?
- Nous aurons, Messieurs Durkheim et Keynes ainsi qu’une jeune recrue, un esprit très vif et très déroutant, justement il pourra nous éclairer sur l’escalade, il se nomme Cordier, Patrick Cordier je crois. Une fin tragique, une personnalité étonnante, grimpeur, alpiniste, musicien, un esprit vif et pénétrant.
- Parfait, j’exposerai à ces messieurs cet énoncé obscur et nous verrons bien ce qu’il en sortira. Rendez-vous jeudi.
Plus tard, au Cercle des penseurs du Paradis, des personnalités entourent Sholmes et Watkins sur un nuage.
- Watkins, c’est à vous, dit Sholmes.
- Messieurs, mon contact sur la terre, monsieur L’Anguille, un esprit brillant et caustique...
- Aux faits, Watkins, aux faits.
- Monsieur L’Anguille nous livre les éléments d’une énigme dont nous devons trouver la solution. Nous ne serons pas de trop pour y faire face et fort heureusement nos esprits ont survécu à notre montée aux cieux. Voici l’énigme. « Quelle est l’épaisseur du trait qui sépare un 9a+ d’un 9B ». Le mot trait est bien entendu une métaphore, c'est-à-dire qu’il s’agit à la fois d’un concept mais aussi et c’est là que les choses se compliquent d’une cotation, donc d’une unité de mesure de la difficulté en escalade.
Un silence glacial s’imposa, on aurait entendu voler une mouche.
- Controverse sidérante, dit l’un.
- Question sans fond, dit l’autre.
- Je rends les armes, dit un autre, c’est stupéfiant de profondeur, un abîme insondable.
Watkins surenchérit :
- Je reconnais que la question est ardue et que l’éternité qui nous attend ne sera peut-être pas de trop pour y répondre.
Wittgenstein qui s’était caché mais avait tout entendu se leva d’un bond.
- Un peu de courage, cessez d’être pusillanime, de la méthode et de l’imagination, je propose un nouveau système logique pour expliquer cette énigme.
Sholmes le coupa.
- Ah non Ludwig ! Laissez nous trouver, un peu d’amusement que diable, la question semble épineuse, la controverse est profonde comme une paroi sans fin. Dans un premier temps établissons la généalogie de toute cette histoire de cotation et de barre de séparation.
- Justement c’est ce que je propose de faire. Rétablir la vérité des faits, vous savez que je suis autrichien, les autrichiens sont actuellement les meilleures grimpeurs du Monde, Votre Sylvère Apothéose ne tarit pas d’éloge à leur égard.
Un jeune homme barbu à l’allure d’un Méphisto coupa Wittgenstein.
- Vous semblez oublier la victoire de Bobinard le français sur Fischuber l’autrichien à Innsbruck au championnat d’Europe de bloc. Les français ne sont pas manchots non plus je vous le rappel.
L’homme qui parlait était vêtu d’une tunique indienne blanche et d’un pantalon de lin, il avait aux coins des lèvres un vestige de bedee éteint. Ces yeux étroits pétillaient et un sourire narquois renforçait sa ressemblance avec Méphisto.
- Je crois que vous êtes néophytes dans cette matière qu’est l’escalade, laissez-moi vous faire un résumé. On grimpe depuis la nuit de temps mais ce dont je parle c’est bien d’escalade libre avec ses règles et le plus grand philosophe de l’escalade est français.
- C’est vous sans doute, le coupa Wittgenstein, narquois.
- Pas du tout, il se nomme Pierre Alain et dans un traité philosophique de haute volée il a explicité des notions essentielles comme « Escalade » et « Compétition » et surtout, et c’est là son génie, il a prouvé que ces liens étaient insécables, un peu comme l’alpha et l’oméga, le vice et la vertu, la folie et le génie, le fromage et le vin. La cotation en escalade est là pour rendre compte de ces évolutions, sans cotations pas de notion de progrès tangible, sans progrès la cotation stagne elle est bloquée.
- Littérature que tout cela, lui rétorqua Wittgenstein, erreur de débutant, la méthode pèche, on ne peut expliciter par une échelle de cotation arithmétique et dont chaque degré devrait posséder des écarts égaux, ce qui relève des sensations finalement non quantifiables, autant tenter de trouver le lien entre une brebis qui possède quatre pieds et un fauteuil qui lui aussi en possède autant.
La remarque de Wittgenstein fit l’effet d’un lustre tombant en pleine cathédrale.
On entendit des remarques.
- Ce n’est pas faux.
- C’est à prendre en considération.
- la logique de ce raisonnement semble effectivement imparable, dit un autre.
Cordier reprit la parole.
- Plus on approche de l’extrême et plus les degrés sont fins mais en vérité ils prennent du poids, de la substance, de l’épaisseur et dans les faits il faut considérer qu’ils « pèsent plus lourds », et il appuya sur cette dernier assertion. Mais la différence entre un 9a+ et un 9b est plus grande que celle qui sépare un 6c+ d’un 7a, la densité est tout simplement différente ! Il faut tenter de la mesurer. J’ai pu démontrer cela avec ma thèse qui étudie l’intensité d’un signal lumineux fixé dans le dos d’un grimpeur qui s’élève. Plus la voie est difficile plus le signal est fort ce qui prouve qu’il faut dépenser plus d’énergie, l’énergie tout est là et c’est la seule chose que ce trait veut mesurer ! L’énergie dépensée, quand on veut gravir les degrés de cette échelle qui en compte 9.
Keynes, le brillant économiste, prit la parole.
- Pendant que vous développiez votre thèse monsieur Cordier, j’ai pianoté à mon tour sur le web et je puis vous assurez que vous n’y êtes pas du tout. La différence entre l’une ou l’autre de ces cotations se mesurent avec les règles de l’économie, avec les lois du marché, on est purement et simplement dans un système de valeurs et vous le savez comme moi « le marché a toujours raison » sauf quand il faut reconstruire un pays dévasté, mais c’est une autre question et c’est là que j’interviens d’habitude.
Il y eut dans l’assemblée des « Oh ! » interrogatifs.
- J’ai enquêté à partir de ce site fort intéressant 9a.nul, je vous livre le fruit de ma recherche. Ce site réalise des classements, comme on classe à la bourse les valeurs, et c’est bien de cela qu’il s’agit, de valeurs. Une première remarque s’impose, peu de grimpeurs et moins encore de grimpeuses gravissent ce type de voies extrêmes, il faudra réfléchir à cette question des sexes ultérieurement. Deuxième remarque ce sont tous plus ou moins des professionnels de l’escalade. Troisième remarque, c’est par leur « force de travail » qu’ils atteignent ce niveau, j’emprunte cette notion de « force de travail » à monsieur Marx et donc ces grimpeurs sont en compétition entre eux et chaque nouveau degré franchit leur procure un avantage qu’ils monnaient sur le marché ouvert des cotations en escalade. Ainsi, la valeur d’un 8a est de « X », celle d’un 8c de « XxX » et finalement celle d’un 9b se trouve au sommet de cette échelle. Les grimpeurs les meilleurs sont donc les plus riches et vice versa.
Durkheim, le père de la sociologie moderne tirait sur sa bouffarde et envoyait des ronds vers le ciel. Il prit la parole.
« Vous avez tous à la fois raison et tort », dit-il d’un ton péremptoire qui fit sursauter l’assistance.
Fin du premier épisode. Á suivre.