Une nouvelle enquête d'Herlock Sholmes. Episode 2

Activités :
Catégories : récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Verdonboy

(voir l'épisode 1 ici)

Durkheim avait entendu et analysé avec une froideur lucide les arguments de ses camarades. Il prit la parole avec toute l’autorité que confère le statut de « fondateur » d’une nouvelle science, la sociologie.
- L’escalade est un tout, mais l’escalade est formée de parties, chacun de vous a à la fois tort et raison car l’escalade est un fait social, il reflète toute la complexité de l’espèce humaine, son ambigüité et parfois sa vacuité aussi. L’analyse de tels faits sociaux est une gageure et doit mobiliser toute notre sagesse ainsi que tous les outils disponibles. La sociologie est peut-être la seule science qui peut défier les catégories et tout embrasser sans craindre d’étendre son regard sur autant de phénomènes complexes, sur autant de faits, sur autant d’hommes qui les font.
La cotation est donc le reflet de cette complexité et cette séparation entre deux cotations, ce trait parfois infime parfois immense, on ne sait exactement avec quel microscope le scruter. En effet, cette différence, cette séparation, ce « trait » que certains d’entre vous jugent avec sévérité ou mépris, ce petit trait qui sépare une demi-cotation d’une autre, c’est insignifiant pour un néophyte, c’est TOUT pour un spécialiste et la question de votre informateur prend alors tout son sens. Le trait représente la différence entre le bord et la limite du bord après quoi c’est le vide. On est là en pleine topologie (pensez à Alexandre Grotenhdieck aussi) et ce qui est proche de la limite prend toujours une valeur plus forte que ce qui en est éloigné. Vous me suivez ?
A ces mots quelques mâchoires s’allongèrent, un peu de fumée sortie de certains cerveaux, même le grand Wittgenstein resta coi devant tant de pénétrantes pensées.
Le bord, le vide, la limite étaient autant de notions complexes qui avaient jeté le trouble dans les esprits.
Cordier reprit la parole :
- Pierre Alain, l’éminent grimpeur, le grand alpiniste, le grand philosophe vous aurait prosaïquement contredit. « Alpinisme et compétition » son livre qui défie le temps, ce sont les tables de la loi en matière d’escalade, tout y est décrit ! L’homme aime les comparaisons, il a ce vice chevillé au corps, la cotation ne sert à rien d’autres, se mesurer et se comparer, tout est là ! Peu importe la taille du trait, ou son épaisseur. Plus on se rapproche des possibilités humaines et plus la limite est à la fois infime et énorme et dans ce cas la comparaison n’a plus de sens car elle se perd dans l’infiniment petit. A ce jeu, l’homme perd sa grandeur et sa raison ! Il est comme un épicier qui veut ajouter ou soustraire un gramme, que dis-je un mico-gramme.
Infime et énorme à la fois, l’idée était complexe, l’oxymore difficile à interpréter.
Une voix s’éleva : « Et la valeur de ce « + » symbolique? Quelle est la valeur ajoutée à ce « plus » qui distinguerait le 9a+ du 9b ? Les grimpeurs ont choisi un ajout et non un retrait comme le « moins » on ne dit pas 9a- ! C’est donc un signe d’accroissement, c’est ainsi, c’est la preuve du progrès, de la domination des jeunes générations sur les anciennes.
Durkheim reprit et répondit à Cordier :
-Vous avez en partie raison car tout fait social est le produit de son histoire, les hommes aiment se comparer, les cotations augmentent mais que reste-t-il des discussions enflammées sur le 6ém degré, l’apparition du 7ém, du 8ém, les controverses entre mademoiselle Ciavaldini et Monsieur Tribout, ce combat éternel pour la préséance, rappelez-vous le concept de « Virtuoses Vieillissants » développé par Olivier Aubel. On se plait toujours à oublier l’histoire et la tentation est forte de voir du neuf là ou l’histoire bégaie.
- Je ne vous donne pas tort, c’était Darwin qui parlait, les grimpeurs forment une société, dans cette société il faut vivre et survivre en prenant des risques car la concurrence est rude, en gravissant les échelons de la difficulté les meilleurs s’assurent les meilleures places surtout auprès des femmes ! Sur Terre la concurrence est exacerbée c’est la jungle, la loi du plus fort, les mâles dominants veulent assoir leur hégémonie, la cotation n’est que le reflet d’une compétition pour survivre et que l’on peut résumer avec les phrases « que le meilleur gagne » mais aussi « Vae victis » .
Darwin conclut : Les grimpeuses ne doivent pas être insensibles à ces grimpeurs éminents et quand les femmes prennent la tête de la cordée, les hommes doivent aimer suivre ces amazones du mouvement.
Durkheim reprit.
- Comme Messieurs Cordier et Keynes l’ont montré, l’escalade comme toute activité humaine possède plusieurs logiques et celles-ci s’expriment chacune dans un champ particulier imaginaire et réel. Cordier le physicien nous parle d’énergie nécessaire et toujours croissante pour produire une différence notable entre deux cotations qui tentent de la quantifier, l’argumentation est recevable. Le grimpeur produit de l’énergie pour se battre avec la pesanteur, c’est un fait et Newton ne nous donnerait pas tort, par contre quand il est opposé aux autres il redevient un homme dans le champ de la concurrence. Mais ailleurs, dans l’espace irréel de la difficulté pure, certains ont en eux la volonté farouche de repousser les limites, pensez au jeune Ondra, ce sont les créateurs, ces derniers s’inscrivent dans une lignée de découvreurs de « Terra Incognita », mais quand on s’approche de la limite on finit toujours par buter dessus. Le champion pour mener à bien cette sainte mission doit comme tout un chacun vivre, se nourrir, il devient alors un « Homo Economicus » et rentre dans le champ prosaïque de l’économie, Keynes prend donc le relais en s’appuyant sur Marx et son analyse est pertinente. Les conditions de productions de ces exploits nous interpellent et nous posent des questions sur le fonctionnement même de la société. Comment devient-on grimpeur ? Et aussi pourquoi ? Il subsiste un « MAIS », pourquoi grimper ? Pourquoi repousser les limites ? N’y aurait-il pas chez ces grimpeurs un carburant caché ou une substance rare que l’on ne trouverait que chez eux ?
Les auditeurs commencèrent à s’agiter, une remarque fusa.
- Comme vous y allez mon cher, alors ces grimpeurs seraient des êtres exceptionnels complètement différents de vous et moi ?
- Non bien entendu, l’homme est homme et sur toute la planète il partage 99, 99 % de son génome, mais ces grimpeurs semblent se chamailler pour des fractions infimes et cela pour mettre à jour des différences, penser et classer sont à l’œuvre dans cette histoire et les femmes elles-mêmes d’habitude plus sages semblent elles aussi prisent par cette folie de la cotation.
On entendit sur un nuage voisin un raclement de gorge et peu à peu Freud apparut le cigare au bord des lèvres.
- Le débat est intéressant mais il s’égare, peut-être faudrait-il revenir au cœur du sujet « la taille du trait ». Ce trait, ne serait-ce pas autre chose ? Freud termina sa phrase avec une légère ironie.
Cette assemblée peuplée d’hommes commença à prendre conscience du sous-entendu que Freud voulait faire remonter à la surface.
L’un d’eux se lança :
- Vous voulez parler de ….libido ?
Un autre prit le relais :
- En somme vous voulez parler de sexe et la controverse ne porterait que sur la taille du pénis ?
- Si ce n’était que cela, l’affaire serait entendu mais ne concernerait pas les femmes, or ces demoiselles semblent très bien tirer leur épingle du jeu et faire parfois mieux que les hommes, pensez à mademoiselle Lynn Hill sur El capitan.
Cordier brusquement intervint.
- Là franchement je tire mon bandeau à son exploit hors norme, le Nose sur El Capitan et tout en libre…
Freud reprit : le désir ! Tout est là, et si on l’associe au principe essentiel de la vitalité, alors « ite missa est » ! J’ai entendu une question dans l’espace tout à l’heure : pourquoi grimper ? Grimper est comme une métaphore de la vie, une expression de celle-ci, on grimpe pour se prouver à soi-même et avant toute chose que l’on existe, que l’on est « présent » au monde. La cotation n’est qu’une faribole infantile ou mercantile. L’homme, mais toute les autres espèces vivantes aussi, manifeste un désir impérieux de vivre et survivre, c’est le grand principe de la vie qui nous entoure et cela depuis le Big Crunch et non depuis que Dieu créa le monde en sept jours !
L’escalade n’est que l’une des nombreuses expressions de ce désir. La cotation n’est rien, l’escalade c’est tout !
- Donc si je vous suis bien, reprit Sholmes, le trait qui sépare deux cotations est une limite arbitraire sans intérêt et la question de ce qu’il représente est nulle et non avenue.
- Si la sagesse de l’homme était plus grande c’est effectivement ainsi qu’il faudrait analyser les choses, que vaut cette controverse quand on interroge les profondeurs insondables de l’être et du néant qui nous entoure ? De notre perchoir, nous sommes bien placés pour savoir que l’homme n’est pas un sage et qu’il reste au fond de lui-même cet animal toujours en évolution, butant contre tous les obstacles, fonçant comme un taureau vers n’importe quel chiffon rouge qui s’agite dans son champ visuel.
Watkins interrompit le grand maître des profondeurs inconscientes.
- J’ai compris où vous voulez en venir, l’homme est comme un singe avide de vivre, le singe grimpe aux arbres, l’homme est donc un grimpeur, rien de plus et rien de moins, la cotation est une foutaise pour petite b…

« Elève Troussier ! ». Le professeur de philosophie me tira de mes songes d’une voix tonitruante, vous baillez aux corneilles une fois de plus ! Faites-nous part de vos réflexions pénétrantes et ensuite vous plancherez sur le sujet de votre devoir.
Je bredouillai une excuse et je fis rapidement disparaître le hors-série de Grimper étalé sur mes genoux et ayant pour titre : Le dossier vérité de l’été, « Grimpeurs et philosophes : les nouveaux venus ».
Cette manchette alléchante était barrée par des bandeaux outrageusement racoleurs :
« Nicolas Meyer aime Carla Dibona ».
« L’idylle scandaleuse : Aliette Venturie quitte son champion pour son masseur »
« Á 45ans, Antonine Zoolch l’inconnue alsacienne atomise le championnat de France féminin, on soupçonne un changement de sexe ».
Je me plongeai à nouveau dans les énoncés obscurs de ce devoir de philosophie digne d’un grand oral de normale sup.
Sujet1 : Ludwig Wittgenstein : « Pourquoi dire la vérité quand le mensonge est plus acceptable ». Ardue, très ardue, je n’avais aucune idée sur cette vérité première étant moi-même un grand affabulateur.
Sujet 2 : Pierre Bourdieu « La théorie doit nombre de ses qualités les plus essentielles au fait que les conditions de sa production ne sont pas celles de sa pratique ». Pierre le Divin, une fois de plus semblait me narguer avec sa pénétrante observation du monde et des ressorts cachés qui l’anime.
Je choisi le premier pensa pouvoir broder sur la vérité et le mensonge et me mis à plancher gardant en mémoire la fiction qui m’ouvrirait une place de pigiste pour l’été prochain à Grimper.
Mal payé assurément mais célèbre peut-être.