Expériences en partage...

Activités :
Catégories : environnement montagne, récits
Type d'article : individuel (CC by-nc-nd)
Contributeur : Albero Pierre

La réalité de terrain et son vécu au quotidien nous révèle les contours d'un cœur de métier et d'un savoir faire. La profession de Montagnard est un sacerdoce se nourrissant de rencontres et de confrontations.

Philosophie de l’instant…

Au mois de Janvier 2009 le Pôle Espoir du Tennis Français par l’entremise d’un collègue, m’engage pour faire la Traversée Sud-Nord du sommet de l’Escalette en raquettes avec 6 jeunes athlètes « plein de globules » âgés de 13 et 14 ans, et 2 entraîneurs.

La météo est tempétueuse et les chutes de neiges abondantes, la journée promettant d’être aventureuse. Après un réveil musculaire jusqu’à la cabane d’Escalette, une mise au point sur la réalité des conditions s’impose. Le discours des deux cadres est radical et sans appel, les jeunes sont là pour en découdre et ma fonction sera dédiée à seulement apprécier le terrain et tenir le cap.

Nous nous engageons sur la voie normale hivernale versant Sud-Est. Le groupe progresse dans les pentes qui se chargent régulièrement. La visibilité se réduit au fil de la montée à quelques mètres. L’équation vent, neige et nébulosités annule tous points de repère.

Aux environs d’un replat vers 1650m, que j’estime être celui des ruines de la cabane pastorale, je tire un cap vers la crête sommitale, seul garant de la bonne direction vers le sommet. La neige et le ciel uniformisent le terrain et en gomment toutes les irrégularités et détails susceptibles de me donner une idée plus précise de la zone où nous sommes. En gagnant de l’altitude les cumuls de neiges sont plus conséquents et la trace plus pénible à faire. La pente se redresse et la progression sur les griffes avant des raquettes est une épreuve supplémentaire pour l’équipe.
Les jeunes semblent secouer par les éléments et l’entraide se met immanquablement en place au sein du groupe, toujours sous influence de la « Panzer-Pédagogie » des encadrants.

Ayant dévié volontairement du cap initial pour éviter la ligne de crête marquant la séparation des deux versants, mon altimètre m’indique 1850m et les inflexions de pentes semblent indiquer la proximité du sommet. Une providentielle bourrasque ouvre le champ visuel quelques secondes sur les blocs sommitaux qui émergent et laisse entrevoir « l’Escalette » cette cheminée-escalier à qui le pic doit son toponyme.

Le moral des troupes qui était en berne remonte en flèche. La perspective de la descente dans Coumes Aygues versant Nord, vers la cabane de Larreix et son abri réparateur, remobilise mon groupe qui va se libérer de la pression supportée durant l’ascension et exulter, sentant la fin proche de l’épreuve endurée.

Quand Nietzche nous rappelle que « Ce qui ne tue pas rend plus fort… », la restitution de ces jeunes rompus aux surcharges de rendement physique, stimulés en permanence par une autorité institutionnelle, fut révélatrice en ce sens, une fois de retour vers les abords de la civilisation.
Mon rôle de passeur-initiatique-référent allait s’arrêter quand la piste enneigée rejoindrait le bitume. La capacité d’empathie et de reconnaissance de la part du groupe à mon égard va se limiter et se réduire au mode relationnel minimal. Ils n’avaient maintenant plus besoin de moi, retrouvant leur condition sociale initiale d’élite, « plus fort » dorénavant.

Ce principe de réalité professionnel, confirme la juste perception de notre tendance à l’inaptitude relationnelle. L’élite affiche haut et fort ce privilège qu’est l’exemption de toute altérité. Elle ne s’encombre pas d’humanité, autrui se doit d’être instrumentalisé. Seul prévaut le résultat.

Ce modus operandi prend l’apparence de notre parabole sociétale, il révèle un autre passe-droit typique de l’omnipotence financière, le « j’achète, donc je suis… ». Cette bassesse se nomme purement et simplement, le consumérisme, réduisant à un outil de service, la compétence.
Cette pathologie occidentale, dépasse dorénavant son cadre géographique. Ce malaise civilisationnel exprime en soit notre pathétique modernité. L’insatisfaction, fruit d’un refus de la frustration, impose sa nouvelle clientèle aux professionnels de la Montagne. Le niveau d’exigence de celle-ci est vertigineux d’incohérences et de superficialité.

Aujourd’hui, mon expérience et mon avancée dans l’âge, m’ont exonéré de nombreux filtres.
J’avoue ne plus concéder à ce genre de dérives comportementales ou commerciales. Je m’insurge face à la défaillance éducative, telle qu’elle soit. L’obligation contractuelle n’est plus un frein à la retenue. Bien au contraire, je deviens impitoyable avec les puissants de tous bords. Mon savoir-faire revêt un caractère d’engagement politique avéré. J’horizontalise inlassablement au nom de la cause égalitaire, toute formes de hiérarchie à la perverse verticalité.

Je déplore souvent que certains de mes collègues dédient leurs diplômes d’Accompagnateur en Montagne, à une apologie de prestations porteuses de ces publics toxiques par essence. Habités par une frénésie commerciale déplacée, ils proposent des formules de produits de confort, qui introduisent « le loup dans la bergerie ».
Sacrifier les valeurs montagnardes et celles de la cordée sur l’autel du mercantilisme reste indécent. Aux vues de notre dérive civilisationnelle, il est impérieux d’en protéger la corporation du montagnard et par résonance, la salubrité sociale. Faire barrage aux désirs et demandes irrecevables devient un axe majeur de notre cœur de métier. L’on se doit de rééduquer aux fondamentaux de l’existence et de la relation.

Un refus sans appel à la caution de ces pratiques, m’a imposé un contre-pied professionnel pour lequel j’ai opté. L’investissement dans l’Education Populaire et ses vertus éducatives fondamentales. Colonies de vacances, centres de loisirs ou sociaux, publics scolaires, redonnent sens à notre mission de transmission. Ainsi pas de conflits de loyauté me concernant, l’intégrité ne peut se négocier et se corrompre.

Appassionata…

Eté 2008, je suis vacataire auprès de l’Office National de Chasse et la Faune Sauvage et l’Equipe Technique de l’Ours. Ma principale mission sera l’expertise des dégâts ursidés, constatés sur les animaux domestiques de nos estives (brebis, vaches essentiellement), afin d’indemniser l’éleveur propriétaire.

La formation au protocole d’expertise est assurée par des professionnels spécialistes Pyrénéens de l’Ours : Etienne Dubarry, Pierre Yves Quenette, Jean Jacques Camara, Daniel Dubreuil…Ces techniciens et biologistes se positionnent comme personnes ressources à mon égard, enrichissant ma connaissance naturaliste de la thématique.

Au cœur de la problématique Pyrénéenne que représente le maintien et de faits la présence de l’Ours dans nos montagnes ;
j’assure une trentaine d’expertises entre la vallée d’Aston, du Biros, de la Pique et de la Garonne.

Plus que jamais, souvent entre « marteau et enclume », j’appréhende mieux la cause pastorale et son désarroi face aux exactions du prédateur, vécue la plupart du temps, comme une prise d’otage politique, malgré ce dispositif compensatoire, dont le bien-fondé est d’acheter une certaine paix civile dans l’estive Pyrénéenne.
A ce titre, comment est-il possible de neutraliser ce réflexe haineux de l’Ours, fruit d’une lente imprégnation transgénérationnelle, émanation de cette cohabitation improbable, depuis 3500 ans, entre l’homme et la bête ?

Au-delà de mon empathie, je relativise aussi, l’impact des prélèvements de l’ordre de 170 dégâts indemnisés par saison entre 208 et 2010, sur un million de brebis de notre versant Nord. De fait confrontant mes sensibilités pro et anti Ours, une certaine prudence dans mon positionnement, m’autorisa à adopter une certaine attitude de médiation, pour mener à bien mes missions délicates d’expertises.

Aujourd’hui, en 2025 la population d’Ours Pyrénéen avoisine les 130 animaux, concentrée sur la chaîne centrale, plus précisément au sein d’une interface territoriale entre Ariège, Haute Garonne et val d’Aran. A ce niveau d’effectif, la démographie va tendre vers une croissance exponentielle. Les dégâts seront de faits plus conséquents.
L’été 2024, les estives de Larreix et de l’Escalette subirent une hécatombe, frôlant les 75 bêtes perdues. Ces zones n’avaient pas connu la présence de l’Ours depuis une trentaine d’années. Il se peut que la paix pastorale soit dès lors menacée. La culture autochtone, risque de raviver ses réflexes d’autodétermination en imposant des moyens radicaux à l’encontre du « sauvageon ».

Dans un tout autre registre, le recensement des populations d’Isards ou de cervidés, pour le compte de la Fédération de Chasse, sont aussi complémentaires enrichissant la maîtrise de la thématique naturaliste.

Les Pyrénées Garonnaises et la vallée de la Barousse détiennent la densité nationale la plus élevée de population de cervidés. L’indice d’abondance kilométrique dépasse in-situ les 7,5, contre 2,3 d’indice national. Sur le cheptel de 170 000 individus dans l’hexagone, les Hautes Pyrénées affichent 3500 animaux, le Haut Comminges 1800. La Barousse abrite 1250 bêtes répandus sur 17 113 hectares, dont 40% de couvert forestier soit 6845 hectares.

Le cerf élaphe en provenance des forêts de Chambord, est introduit entre 1956 et 1958 par les sociétés de chasse locales. Conjointement à ce surpeuplement, les cervidés véhiculent un surnombre de tiques sur zone dépassant largement les taux moyens français. Ce triste record, expose les professions de la ruralité, de l’environnement et des sports de plein air, à une contamination potentielle plus importante à la borréliose ou maladie de Lyme.

Les missions Lagopèdes commanditées, par l’Observatoire des Galliformes de Montagne, sous la houlette du brillant Emmanuel Ménoni, révélèrent cette bienveillance naturaliste, de la part de ces hommes passionnés et passionnants, à l’égard de ces espèces emblématiques des Pyrénées.

A cette occasion, comment oublier cette expérience au combien anxiogène, d’évacuation d’urgence de notre bivouac au Col de la Montagnette, en hélicoptère. Ce jour-là, sous des rafales de Foehn à plus de 100 km/h, le pilote se joua de l’aérologie et de l’orographie locale, pour nous offrir un vol anthologique, dont l’intensité émotionnelle dans le cockpit, fut à son comble.

Le naturalisme de terrain assure une vision objective de la réalité environnementale. Le prisme technocratique altère celle-ci et impose un angle d’attaque psychorigide hors-sol. Certaines injonctions écologiques aux caractères prohibitifs, ne sont pas recevables. Emanant d’une pensée scientifique dénuée de pragmatisme, elles semblent extraites d’un catalogue. L’exemple des réserves Natura 2000 s’avère préoccupant. Mises en place pour freiner la dégradation de certains écosystèmes, on constate que l’intensification agricole ou l’urbanisation ne reculent pas d’un iota. Bien au contraire, l’anthropisation est la plupart du temps, légitimée par un déni politique vertigineux. Fidèles à leur savoir-faire, ces instances omettent intentionnellement la parole des acteurs locaux éclairés, personnes ressources par excellence.
Seule alternative, pour ce microcosme négligé par cet aéropage d’experts et d’énarques, la désobéissance et le contournement.