Voyage au bout de soi-même
Au-delà des sombres forêts, des verts pâturages, la provocante flèche de pierre unit indissolublement sa magnificence à la somptuosité du ciel qu’elle transperce. Des lambeaux de brume, écume de l’alpestre symphonie nocturne, s’étirent, se déploient, s’accrochent à ses reliefs, se nichent dans ses creux. Ni chien, ni loup, c’est l’heure des clartés indécises, des obscurités défaillantes. Intimidé, le geste lent, respectueux envers l’œuvre magistrale que constitua la première ascension de cette monumentale muraille haute de plus de cinq cents mètres par des hommes audacieux à l’exceptionnelle habileté, précautionneusement, je m’élève le long de l’abrupte paroi. A la force de mes doigts de chair et de sang rivés à la roche insensible et froide, me coulant entre les ombres de la nuit qui s’effiloche et la lumière du jour qui point, je gagne centimètre par centimètre.
Alors que mon corps s’échauffe, s’assouplit, mon esprit se libère, se met en harmonie avec l’immensité de ce surplombement.
Et les longueurs de corde s’enchaînent.
Tout se passe bien.
Plus bas, sur le sentier presque à pic et meilleur pour les caprins que pour les créatures humaines, un inconnu, un passant solitaire lance un joyeux appel.
Le cheminement monte à main gauche et s’incurve sous la saillie de bombements jaunâtres qui se succèdent à l’infini. Quarante mètres en dessous de moi, mon compagnon semble perdu dans la concavité du rocher. Les obstacles succèdent aux obstacles. Progressant avec régularité, nous prenons de l’altitude. La majeure partie de l’itinéraire se gravit avec pour seule aide les protubérances naturelles de la muraille. La vigueur physique diminue alors que la soif naît, puis grandit. Parvenus à la moitié de la hauteur de la voie, nous faisons une courte halte sur un petit balcon qui, alangui sous des renflements monstrueux, offre à nos corps affaiblis, à nos cœurs serrés par le doute, l’obscène tentation d’un renoncement mortifère. Peu après, nous reprenons notre route pavée de roches rouges comme des feuilles de vigne un matin de novembre, nous inventons une ligne immatérielle qui sillonne la voûte granitée nous dominant de toute sa masse. Passant d’une prise à une autre, d'une broche de fer tordue à un piton mangé de rouille à demi enfoncé, continuellement rejetés au-delà de la verticale, nous nous élevons de près de quatre-vingts mètres encore, action des corps transposée dans un espace qui s’écarte de l’aplomb et se précipite ver le néant bleu sombre. Nous sommes maintenant à une distance de trois cents mètres du pied de la paroi dans l’axe qui suit la direction de la pesanteur et de quarante mètres dans le plan horizontal. Voilà un long moment que tombe une pluie battante, nappe de cristal entraînant quelques pierres avec elle. Un peu d’abîme ressuscite l’ordinaire, nous souffrons de la soif depuis des heures. Cette eau qui descend des cieux est inaccessible, elle passe à plusieurs mètres de là, dans notre dos. Le mur en surplomb qui nous domine nous protège de l’ondée tout en nous interdisant l’accès à ce fluide vital qui ruisselle dans l’ombre. Nos gourdes sont vides. La nuit est proche. Après un bref temps de repos sur une étroite banquette, nous reprenons le chemin éthéré qui nous enlève à la Terre. Point de place pour les âmes faibles sur le flanc sauvage de ce monstrueux monolithe minéral tiré du néant par l’élan originel, bâti là, en porte-à-faux au-dessus du gouffre, défi à la fois matériel et incorporel lancé aux humains, à leur bon sens, à leur audace, à leur adresse. Dansant sur le vide, nous nous hissons de fissures en cheminées, de dévers en murets. Le déclin du jour s’accompagne d’un froid mordant qui engourdit les membres et gèle le sang. Les ruisselets d’eau qui parcouraient la roche se transforment en filets de glace. La nuit est tombée, et nous grimpons toujours, et nous grimpons encore, jusqu’à ce que le faisceau lumineux de nos lampes frontales nous révèle qu’il n’y plus que l’infini des cieux au-delà de nos regards. Nous avons atteint le sommet, rude aspérité, éminence déserte d’une aridité dont rien ne peut donner l’idée, berceau du vertige échoué sur les rives désolées de précipices démesurés. Muette est notre joie qu’estompent les ténèbres s’épaississant autour de nous. Brièvement relayée par la neige, la pluie a cessé depuis longtemps. Il est minuit passé. Plongeant dans l’aveugle obscurité, empruntant le versant sud de la montagne qu’en d’autres temps j’ai déjà parcouru, nous entreprenons sans plus attendre la descente. Varappe à l’envers, courts rappels, petits murs, vires, couloirs. Par cette sombre nuit sans lune, nos faibles loupiottes aux pâles lueurs constituent les seules sources de lumière. Harassés de fatigue, minés par le manque de liquide, enveloppés de noir nous perdons lentement de l’altitude. La température se fait plus clémente. Tout à coup perceptible, le faible chant d’un filet d’eau nous galvanise.
« De l'eau ! » En moi jaillit ce cri silencieux. De l'eau dans le minéral macrocosme qui depuis plus de vingt heures est notre réalité.
Nous poursuivons notre chemin. Quelques mètres encore. Là, au pied d’une ultime cheminée, une cavité dans le rocher. A l’intérieur, sur une pyramide de pierres, se dresse une bouteille. Une concrétion s’est formée au plafond de la grotte. Des gouttes d’eau en tombent d’aplomb dans le récipient. Prodige issu de l’union de la nature bienveillante, de l’intelligence et de la solidarité entre les alpinistes, le flacon déborde d'une onde fraîche et limpide. Reconnaissants, nous partageons le breuvage qui en s’écoulant chante un hymne à la joie, à l’amitié, à la vie.
La lune, soudain, perce les nuages. La bouteille vide est replacée avec grand soin à la verticale de la stalactite. Une goutte après l’autre, elle commence à se remplir. Et notre descente, notre retour vers le monde des hommes reprend. L’astre des nuits inonde la montagne. Près du grand pierrier, un abri de toile nous attend, et la délivrance.
Vingt-deux heures sur la montagne. Invités aux noces sanctifiant l’union entre des simples humains et la roche cristalline, entre leur chair fragile et l’eau, la glace, le ciel, le vide, le froid, il nous aura fallu vingt-deux longues heures sur la montagne pour réaliser ce voyage au bout de nous-mêmes.
© 2014 Marcel Maurice Demont
Ce texte a obtenu une mention d’honneur du Jury de professionnels du 11ème Concours littéraire du Scribe d’Or et Prix Littéraire de la Ville de Moudon 2013.